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Critique de film
Le film

Les Femmes de la nuit

(Yoru no onnatachi)

L'histoire

Cinq femmes autour d’Utamaro : Seinosuke est jeune élève dans l’école de peinture traditionnelle Kano et s’apprête à épouser la fille du maître lorsqu’il fait la connaissance d’Utamaro, graveur d’estampes reconnu pour ses portraits de femmes. Conquis par la sincérité et la technique du graveur, Seinosuke décide de quitter l’école et par là de perdre tout ses privilèges pour le suivre et s’épanouir dans son art.

L’épée Bijomaru : Peu de temps avant le renversement du gouvernement Shogunal des Tokugawa et la restauration du pouvoir impérial, Onoda, garde du corps d’un seigneur reçoit de ce qu’il considère comme son fils adoptif, Kiyone, un sabre forgé de ses propres mains. Empli d’une certaine fierté, il s’arme du sabre pour accompagner un déplacement de son seigneur. Malheureusement, lors d’une embuscade, le sabre de rompt laissant Onoda désarmé et incapable d’assurer la défense de son maître. Déshonneur qui lui vaudra le bannissement.

L’Amour de l’actrice Sumako : Shimamura est professeur dans une école. Sa passion est le théâtre moderne. Alors qu’il rêve de monter une pièce d’Ibsen, il croise la route de Sumako, jeune actrice à la dérive. Très rapidement, il comprend qu’elle est celle qui lui faut, non seulement pour incarner le personnage féminin de La maison de poupée, mais également pour s’épanouir enfin dans la vie et dans son art.

Les femmes de la nuit : Peu après la guerre, Fusako se retrouve dans la misère. Jeune veuve, son fils tuberculeux ne tarde pas à décéder. Alors qu’elle se promène avec Kumiko, une jeune fille dont elle s’occupe, elle rencontre par hasard, sa sœur qui lui apprend le décès de ses parents et lui demande de l’héberger. Celle-ci est danseuse-entraineuse dans un bar. Alors qu’elle croit avoir trouvé le bonheur dans les bras de son patron, en rentrant du travail, un après-midi, elle découvre que ce dernier a noué une relation avec sa sœur Natsuko. Commence alors pour elle une longue descente aux enfers…

Flamme de mon amour : Eiko Hirayama, profondément touchée par le discours que Toshiko Kishida, une militante féministe lui a tenu, pars rejoindre son ami Ryuzo Hayase parti étudier à Tokyo. Là bas, elle fait la connaissance d’Omoi, membre du Parti libéral et rédacteur d’une revue où travaille Ryuzo. Omoi lui propose du travail et, alors que son ami trahit le parti, séduite par le charisme et les promesses du politicien, Eiko entame une relation avec celui-ci et se retrouve impliquée dans le militantisme du Parti libéral…

Analyse et critique

Il ne faut pas chercher loin pour comprendre l’intérêt que porte Mizoguchi pour les petites gens, les saltimbanques et les prostituées… En 1905, au lendemain de la guerre nippo-japonaise, le pays traverse une grave crise économique, Mizoguchi a 7 ans quand la petite entreprise dirigée par son père fait faillite. Plongée dans la misère, la famille déménage dans un taudis d’Asakuza, quartier mal famé de Tokyo où le jeune Mizoguchi passera son enfance, traînant souvent après l’école dans les nombreux théâtres populaires d’un quartier peuplé de prostituées et de marginaux. Les souvenirs de cette époque et de ses déambulations sont le terreau d’une grande partie de son œuvre…

Dès qu’il en a l’âge, son père le met au travail comme apprenti chez un dessinateur sur soie. Mizoguchi attrape très vite le goût du dessin. « Ce que je voulais, c’était devenir peintre, un vrai peintre, et j’allais fréquenter l’école Aoibashi (le pont bleu) à Tameike.(1) » Il commence ainsi des études artistiques dans une académie dont il sortira diplômé en 1915. En 1917, il a quitté Tokyo et rejoint le port de Kobe sur la côte nord du Japon, où il trouve un poste de dessinateur dans une gazette locale. Cette passion pour la peinture ne le quittera plus et débordera sur son cinéma, où il s'attachera à faire de chaque plan une splendeur visuelle, une composition parfaite digne d’une toile. C’est d’ailleurs principalement d’un point de vue pictural que Mizoguchi va s’impliquer dans le cinéma, déléguant à son équipe les autres contingences d’un film (2).

Cinq femmes autour d’Utamaro

En adaptant en 1946 un épisode romancé de la vie du célèbre peintre japonais Utamaro Kitagawa (1753 – 1806), Mizoguchi rend un vibrant et passionné hommage à l’art qui l’a vu commencer (le dessin). Il n’est d'ailleurs pas difficile de voir en Utamaro un alter-ego du réalisateur tant leurs personnalités se rejoignent. Le principal refuge du peintre était Yoshiwara, quartier des plaisirs d’Edo où il fréquentait essentiellement maisons de thé et courtisanes (3). Spécialiste de l’Ukiyo-e (4), Utamaro s'était fait une renommée pour ses portraits de courtisanes (Bijin-ga) admirés dans tout Edo. Mizoguchi dépeint un homme dévoré de passion pour les femmes et pour son art, toujours à l'affût d'une beauté à saisir, toujours prêt à capter la sensualité d'un geste ou d'un corps. Interprété par Minosuke Bando qui lui prête son air malicieux, le peintre est présenté comme un personnage pétillant, facétieux mais non dénué par moments d'une certaine mélancolie. Poète graphique sensible à l'âme qui se cache derrière des traits fins (ou non). Amoureux de la femme sans arriver à réellement s'en faire aimer en retour, Utamaro se présente dans le film comme une sorte de Cyrano nippon; confident (d'Okita ou de Yukie) mais jamais amant, entremetteur malgré lui, trouvant dans son art le sens de sa vie et dans la femme son inspiration la plus pure. Il est d'ailleurs significatif que les rares moments d'amertume ou de déception sentimentale coincideront avec des périodes de stérilité artistique. Pour Mizoguchi, cet abandon total dans l'art est la seule voie vers la réussite et c'est parce qu'il s'abîmera dans les plaisirs faciles, délaissant l'essence de son art que Seinosuke ne touchera jamais à la grâce d'Utamaro. Comme le sera plus tard L'amour de l'actrice Sumako, Cinq femmes autour d'Utamaro est un formidable film sur la passion dévorante d'un homme par rapport à son art, doublé d'une passionnante réflexion sur la création artistique. Comme les protagonistes de L'amour de l'actrice Sumako, le peintre ne peut envisager sa vie qu'au travers de son art et avec son art. Sumako se suicidera après le décès de celui qui la faisait vivre à travers le théâtre, Utamaro ne vit qu'en dessinant et il n'aura de cesse de reprendre le pinceau, comme mû par une nécessité vitale lorsque les liens imposés par la censure seront déliés. Le choix de cet épisode de la vie du peintre où il est contraint, par décision du pouvoir, à vivre les mains liées (et par là, incapable d'exercer) pour avoir réalisé un dessin à caractère politique, ce qui était à l'époque strictement prohibé, permet à Mizoguchi d'aborder le thème de la censure qui le touche particulièrement. En effet, pendant toute la durée de la guerre, le cinéaste vit excessivement mal la censure qu'impose le pouvoir mis en place depuis la fin de l'occupation de l'Indochine par le Japon. "A cette époque, le cinéma devenait pour moi un art extrêmement difficile" (5). Bien que la censure ait été officiellement supprimée, elle s'exerce encore par l'entremise de David Conde chargé de contrôler l'industrie cinématographique par les forces d'occupation américaines. Le film à ce titre peu aisément être vu comme un pamphlet en faveur de toute liberté d'expression.

L’épée Bijomaru - "Si je le venge avec un sabre que tu as forgé, mon père en sera très heureux."

Situé chronologiquement à la toute fin du Shogunat, L'épée Bijomaru est, bien que là ne soit pas tant la préoccupation première du cinéaste, l'occasion pour Mizoguchi de se pencher sur l'histoire de son pays et notamment sur les événements importants que constitue la Restauration, sur les mentalités de l’époque pré-Meiji et en particulier sur les rapports entre les partisans du retour de l’Empereur et les défenseurs du pouvoir shogunal. Il est difficile de dire quelle et la position du cinéaste par rapport à ces événements. Tourné en 1945 alors que le cinéma était toujours sous la coupe du pouvoir militaire, le film se devait d'une certaine façon d'exalter le sentiment national et la loyauté à l'Empereur, c'est donc en toute logique qu'une des toutes dernières paroles du film est "Comme le voulait le maître, ce sabre a finalement servi l'Empereur"… Mais encore une fois, Mizoguchi détourne le discours pour mieux servir son sujet (la création) à l'instar de ce monologue du forgeron au milieu du film qui donne lieu à une des plus belle scène du métrage : " Kiyone, Kiyotsugu, regardez! Kunimura, Kuniyoshi, Kunitoki, Kuniyasu. Les forgerons de Kyushu : les Enju. Les Shoguns Ashikaga n'ont jamais eu de sabres de cette famille. Les Enju, par leur force d'âme témoignaient leur loyauté à l'Empereur. Les Ashikaga avaient ursurpé le pouvoir de l'Empereur. Les Enju forgèrent leurs sabres pour les anéantir. L'âme d'un forgeron est l'âme du sabre. Un sabre japonais doit toujours être forgé dans cet esprit. J'ai souffert d'avoir perdu mon but de forgeron. J'ai passé des journées entières sans rien faire, mais j'ai compris. J'ai enfin compris. (…) Pendant 200 ans, le clan des Shoguns a usurpé le pouvoir, détournant la longue lignée impériale. Et c'est pour ces usurpateurs de Tokugawa que j'ai forgé des sabres! Honte à moi, Kiyohide! Maintenant, je connais l'âme du sabre. Je sais où mène le chemin du forgeron. Je regrette tant de mourir avant que se lève le jour de la restauration impériale. Après ma mort, je vous le demande! Ne fermez pas cet atelier, continuez. Recueillez l'âme de votre maître et désormais, ne forgez de sabre pour nul autre que pour l'Empereur!"

Derrière le prétexte d’une relativement simple histoire de vengeance, c'est une fois de plus de création que Mizoguchi nous parle, suggérant la nécessité d'injecter une âme dans l'œuvre en devenir au risque de voir celle-ci sans valeur, faisant clairement ici la distinction entre le technicien qui s'exécute et l'artiste qui y met son âme et toute sa sincérité… Ceci est d'autant plus vrai pour un Katana qui, au-delà de sa condition de vulgaire arme blanche revêt pour le samouraï un caractère sacré, il est donc important que le forgeron le crée avec son cœur et son âme ("L'âme d'un forgeron est l'âme du sabre. Un sabre japonais doit toujours être forgé dans cet esprit."). Ainsi, lorsque, examinant un sabre tout frais forgé d'apparence parfaite, Kiyone étonné de la colère de son maître, lui demandera : "Quel est le défaut de cette pièce", ce dernier lui répondra : "Tu ne vois pas? (…) Ce sabre n'a pas d'âme!". Cette scène trouve son correspondant dans Cinq femmes autour d'Utamaro lorsque Seinosuke tente de démontrer la supériorité de son art à Utamaro au début du film. Celui-ci lui propose de réaliser un dessin. Seinosuke s'applique dans un portrait et Utamaro lui rétorque : "Il manque quelque chose! Elle n'est pas vivante…" L'oeuvre peut être techniquement parfaite mais manquer de l'essentiel, de ce petit plus qui en fait un chef d'œuvre, qui touche au cœur au-delà du simple ravissement des sens. Mais cette étincelle ne peut venir sans inspiration et, comme souvent chez le cinéaste (Sumako est la muse de Shimamura, les femmes et Okita en particulier pour Utamaro…), celle-ci vient de la femme. Ici encore, c'est son amour pour une femme, Sasae qui permettra à Kiyone de surmonter son incapacité à forger un sabre digne de ce nom. Mizoguchi nous montre littéralement cette inspiration dans une scène dans laquelle il met en pratique toute sa connaissance du langage cinématographique. Scène où cet amour inspirateur, "figuré" par une représentation spectrale de la jeune femme, vient donner l'énergie nécessaire au forgeron pour terminer son Katana. Energie-inspiration que son assistant seul n'aura pas réussi à lui insuffler.

Si ce film relativement court est considéré par certains (dont Kaneto Shindo) comme un Mizoguchi mineur, il n'en reste pas moins très plaisant à regarder. Mizoguchi y fait preuve par moment, comme dans le film précédent d'une fraîcheur et d'un humour inattendu (les rapports du couple Kiyone – Sasae par exemple, sont empreints d'une sincérité vivifiante). Si le scénario peut en effet, d'un premier abord, sembler un peu léger voir inconsistant, les personnages (dont celui de Kyone interprété avec beaucoup de sensibilité par Shotaro Hanayagi (Contes des chrysanthèmes tardifs)) sont suffisamment attachants pour qu'on se préoccupe de leur sort. Le spectateur suit ainsi avec la fébrilité communicative des acteurs la création de ce sabre au devenir peu recommandable. Visuellement, L'épée Bijomaru ne souffre d'aucun reproche. Certains plans sont de toute beauté, Mizoguchi y démontrant toute sa maîtrise du sens du cadre et de la composition de l'image (la rencontre au clair de lune entre Kiyone et Sasae pour ne citer que celui-là par exemple).

L’amour de l’actrice Sumako - « Bâtir un sanctuaire pour le théâtre. Je l’appellerai 'Théâtre de l’art'»

Dans L’amour de l’actrice Sumako, Mizoguchi s’inspire un authentique fait divers(6) pour raconter une passion qui va au-delà de toutes les conventions et règles sociétales en vigueur à l’époque. Celle de deux êtres l’un pour l’autre mais aussi celle de chacun de ces êtres pour le théâtre et les conséquences que cette dernière va avoir sur leur vie. Sumako est pour Shimamura, celle qui va matérialiser ses rêves de metteur en scène. « De toute façon, la vie est destruction. Il vaut mieux suivre son destin. Avec toi, j’ai enfin trouvé la joie. Mon art, mon être ne prennent vie qu’avec toi. » (Shimamura). Elle est celle pour qui Shimamura va tout quitter (travail, famille) afin de réaliser des rêves qu’il osait jusque là à peine faire. En la mettant en scène, Shimamura offrira à Sumako son rêve au travers du triomphe et de la reconnaissance publique et critique de sa performance d’actrice. « Ce n’est pas une erreur, il est tout pour moi ! Pour mon interprétation, ma vie… J’ai besoin de lui pour vivre ! » (Sumako)

Mais ce n’est pas tant la passion amoureuse qui intéresse Mizoguchi ici. Celle-ci sert de toile de fond à l’analyse de cette autre (qui est aussi celle de Mizoguchi après le dessin, réminiscence des errances de son enfance), celle de l’artiste pour son art et les conséquences que peut engendrer sur sa vie l’implication totale qu’il peut avoir dans cet art. Après la peinture, Mizoguchi s’intéresse à une autre de ses passions, le théâtre. Se souvenant de ses errances enfantines dans les bas quartiers de Tokyo où il s’infiltrait dans les salles où se jouait le Shingeki (7), il va s’attacher à dépeindre la vie et les difficultés d’une petite troupe de théâtre d’avant-garde dont la vedette est féminine, chose encore inconcevable avant l’ère Meiji. Ce faisant, il ne se départit pas d’une certaine critique sociale notamment à l’encontre de l’intolérance d’une société japonaise encore engoncée dans des valeurs féodales et pour laquelle la liaison adultérine entre Shimamura et Sumako reste inacceptable et scandaleuse ; raison pour laquelle, tous deux devront faire de douloureux choix pour pouvoir vivre « honnêtement » sa vie. « Honnêteté », non pas par rapport a de quelconques valeurs morales, mais bien en rapport à un plan de vie, à un épanouissement personnel. Dès sa rencontre avec l’actrice et son triomphe, il n’est plus possible pour Shimamura de continuer à se mentir en restant dans une famille qui ne comprend pas ses aspirations artistiques (8). Critique également à l’encontre de l’immobilisme des milieux intellectuels peu enclins à s’ouvrir à de nouvelles formes d’expression (cfr. par exemple la réunion de travail au début du film où certains membres du cercle littéraire freinent des quatre fers à l’idée de monter la pièce d’Ibsen – « C’est prématuré d’attaquer ça, il vaut mieux jouer Shakespeare. C’est trop difficile à faire comprendre au public… »). Mizoguchi stigmatise ici encore l’inertie d’une société japonaise qui a encore bien du mal à évoluer, à se libérer du poids de traditions encore trop lourd à porter pour beaucoup. « La société ne l’acceptera pas ! Renoncez à lui ! »

Les femmes de la nuit

Adapté d’un roman d’Eijiro Hisaita (9), ce mélodrame d’un pessimisme et d’une noirceur extrêmes, même si le dénouement peut laisser une lueur d’espoir, dépeint la descente aux enfers de trois femmes aux destins croisés. Fusako, sa sœur Natsuko et Kumiko, une jeune fille dont s’occupe la première. Filmé presque exclusivement en décors naturels (à l'exception de la dernière scène dans la décharge près de l'église en ruine), dans un Japon détruit et ruiné, le film nous montre des ruelles sordides, de quasi bidonvilles, des bâtiments de béton mornes dans lesquels se débattent des personnages pour la plupart perdus et détruits. Si Mizoguchi et son scénariste Yoshikata Noda (10) ont à cœur de pointer du doigt la situation de la femme dans le Japon de l’immédiat après-guerre, et cela au travers d’une peinture réaliste de la vie et des problèmes rencontrés à l’époque, malheureusement, sous le couvert d’un certain réalisme social, ils pèchent par excès et accablent beaucoup trop leurs héroïnes. Si les malheurs dépeints (tuberculose, décès des proches, misère, syphilis…) devait être monnaie courante à l’époque, l’accumulation ici sur une même personne alourdi franchement le propos car c’est avec un véritable acharnement que les malheurs s’abattent sur Fusako. Sans toit depuis l’incendie de sa maison, espérant chaque jour le retour d’un mari qui ne reviendra pas, Fusako est contrainte à vivre avec son fils tuberculeux chez ses beaux-parents. Son existence tenant plus de la survie que de la vie, elle tente tant bien que mal mais honnêtement, par la vente de quelques vêtements, de trouver l’argent pour soigner son fils et nourrir une belle-famille assez oisive. Ayant trouvé un travail après le décès de l’enfant, elle retrouve sa sœur de retour de Corée qui lui annonce le décès de ses parents. Alors qu’elle pensait pouvoir entretenir une relation amoureuse avec son patron, encouragée en cela par sa sœur, elle se découvre trompée par cette dernière. Blessée par l’existence, la mère modèle du début va se muer en implacable chef des prostituées partie en croisade contre la gente masculine dont elle est bien décidée à se venger. Le sort ne s’abat pas moins sur les deux autres héroïnes. Natsuko survit comme danseuse dans un cabaret, elle a été violée par les hommes sur le bateau qui la ramenait de Corée et, syphilitique, elle finira par perdre l’enfant que son amant emprisonné voulait de toute façon qu’elle se débarrasse. Kumiko, dépouillée à son arrivée à Osaka, n’aura d’autre recours également que la prostitution.

Cet univers impitoyable dans lequel ces femmes se débattent ne leur laisse aucune chance. Pire, là où le soutient mutuel aurait pu les sauver, la nécessité de survie les pousse même à s’opposer sans aucune concession ni pitié. Hormis le patron / amant de Fusako, les seuls hommes du film ne sont pas hostiles. Ils n’exploitent pas les femmes, ils tentent de les aider (médecins, directeur de homes d’accueil…). L’ennemi de la femme semble être la femme elle-même. La sœur de Fusako la trompe, on voit une militante anti-prostitution se railler de leur sort, les prostituées entre elles sont d’une violence inouïe…La violence dirigée contre les femmes est ici essentiellement le fait d’autres femmes, ce qui rend le message du film légèrement ambigu et rend le métrage plus noir encore. Sans solidarité interpersonnelle, pas d’espoir.

Flamme de mon amour

Beaucoup plus subtil, mais nettement plus militant que son prédécesseur dans l’évocation de la condition féminine et des mentalités masculines, Flamme de mon amour est un petit bijou décrivant le parcours d‘une jeune étudiante idéaliste fraîchement débarquée à Tokyo pour y retrouver son ami parti y étudier. Mizoguchi dépeint avec minutie le climat politique et social de cette fin de dix-neuvième siècle au Japon. La Restauration ayant ouvert de nombreuses portes notamment dans le domaine de l’éducation, le pays aspire à plus de modernité et essaye de faire une croix sur son passé en abolissant certaines habitudes encore liées au système féodal. C’est dans ce contexte d’effervescence politique et culturelle que Mizoguchi place son histoire. Sur un carton à l’ouverture du film, il annonce clairement ses intentions: « Ce film montre le douloureux combat d’une femme luttant au nom de la liberté contre le système familial féodal issu d’une longue tradition. C’est un appel aux jeunes générations pour une véritable libération des femmes. ». Et de fait, le métrage s’avère éminemment politique.

« Les femmes ont toujours été élevées dans la soumission aux désirs des hommes. Mais nous ne sommes pas des esclaves. Si les hommes sont des humains, les femmes n’en sont pas moins ! Comme êtres humains, tant dans l’éducation, la profession ou la vie familiale, dans tous les domaines de la vie, femmes et hommes doivent être totalement égaux. Je défendrai ce principe jusqu’au bout. La route sera escarpée et même en y pariant notre vie, nous ne parviendront peut-être pas au but. Mais si quelqu’un ne fait pas le premier pas, les femmes ne connaîtront pas la liberté. » Ces paroles mises dans la bouche de Toshiko Kishida, la militante féministe en visite à Okayama et le départ de Chiyo, vendue par son père conditionneront la prise de conscience d’Eiko et sa décision de partir pour Tokyo. Mizoguchi va dès lors s’attacher à dépeindre son implication progressive dans le Parti libéral (de par sa liaison avec Omoi) jusqu’à la dissolution de celui-ci et son combat par la suite au côté du politicien pour la libération des femmes… Si Mizoguchi dépeint dans une série de tableaux d’une violence rare le statut des femmes dans cette société essentiellement machiste (voir à ce titre, la scène de la filature ou les scènes au pénitencier… ), le maître se garde bien de tomber dans un manichéisme trop facile. Il est intéressant de voir que si la violence se fait essentiellement à l’encontre des femmes, l’agressivité se manifeste également entre elles (cfr. la scène de la cellule où Chiyo est littéralement agressée par ses co-détenues par exemple). Mizoguchi avait déjà montré auparavant combien les femmes pouvaient être implacables entre elles dans son film précédent. Si le film montre une gente féminine essentiellement soumise, vendue, violentée voire violée, Mizoguchi nuance très finement son propos avec l’aide de ses scénaristes dont l’indéfectible Noda et Kaneto Shindo (11) et suggère par de petits détails que tous et surtout toutes ne sont pas prêts aux changements d’autant que la femme reste alors encore socialement et culturellement dépendante de l’homme. Ce Japon s’ouvrant lentement à la modernité n’a pas encore de statut pour une femme seule, raison pour laquelle la soumission et la dégradation restent encore souvent les seules échappatoires. Chiyo ne dit-elle pas elle-même : « Le bonheur des femmes ? Déjà au pays, vous en parliez. Vous annonciez un monde meilleur. Je n’en vois trace nulle part. C’est partout pareil pour les femmes. Elles sont exploitées, battues… (…) Aucune chance que vous compreniez ! Une fois à Tokyo, j’ai été revendue. Mon corps qui était encore pur a été complètement dévasté. Mais quand même, j’ai rencontré mon premier amour. Vous le connaissez, c’est le truand qui est venu m’acheter. Même s’il est dur et odieux, c’est lui qui a fait de moi une femme. Ca ne s’oublie pas comme ça. Vous pouvez comprendre ça ? Non, vous ne pouvez pas ! »

Les mentalités sont encore fortement ancrées dans les esprits et on ne balaye pas si facilement des siècles de tradition et cela, Eiko l’apprendra a ses dépends : « Tant qu’elles penseront cela, les femmes ne pourront pas être libérées. La liberté et l’égalité sont les conditions du bonheur des femmes. Tandis que nous combattions ensemble pour cet idéal, lui, il conservait cette image de la femme. Je n’aurais jamais pu l’imaginer.» La route est encore longue, mais elle ne passera que par la prise de conscience des femmes et le changement déjà de leur propre mentalité.

Si ces cinq œuvres rares et d'une incroyable cohérence thématique n’atteignent pas toujours la perfection formelle des œuvres ultérieures, elles témoignent cependant d’un talent déjà bien affirmé et incontestable. Autant de petits bijoux où le cinéaste analyse les notions d'oeuvres et de création et pose un regard acéré et militant sur la société japonaise et sur l’histoire de son pays.

(1) Cité par Jean Douchet dans l’article « Connaissance de Mizoguchi » dans Cinéma N°236-237 de 1978.
(2) «C’est ainsi qu’il laissait entièrement ses scénaristes comme ses acteurs sans aucune directive. Il fallait que ce soient eux qui apportent les idées, Mizoguchi se contentant de ne garder que celles qui lui agréaient. Lorsque son scénariste favori Yoda Yoshikata lui apportait son script, il se contentait de le lire . Puis il le rendait en le refusant. Comme l’autre cherchait à savoir ce qui n’allait pas, le cinéaste répondait : « Vous êtes le scénariste, je ne suis que le metteur en scène, c’est à vous de trouver ! » Jean Douchet dans Connaissance de Mizoguchi dans Cinéma N°236-237 de 1978.
(3) On sait que Mizoguchi avait l'habitude de fréquenter à une époque les maisons de plaisir.
(4) « Images du monde flottant », estampes représentant essentiellement la vie dans le quartier Yoshiwara.
(5) Cité par Noël Simsolo dans l'article Notes sur Kenji Mizoguchi dans La revue du cinéma – Image et son n°337 de mars 1979.
(6) Le suicide d’une actrice s’étant éprise d’un écrivain et n’ayant pu survivre au décès de celui-ci. Le film est en même temps une adaptation d’un roman d’Hideo Osada (ou Nasada selon les sources).
(7) Ou Shimpa (Nouveau théâtre) par opposition au théâtre traditionnel (Nô et Kabuki). Forme théâtrale qui a déjà énormément influencé le style du maître dans ses premières œuvres des années 20.
(8) Ce n’est pas pour rien que Mizoguchi débute son film par ce monologue : « Le conflit entre une vie honnête et l’amère réalité sociale. La sincérité pour faire face aux luttes désespérées constitue l’aspect moderne du théâtre d’Ibsen. Nous voyons une vie non résolue dans un avenir de profondes ténèbres. Par conséquent, les drames d’Ibsen ne concluent pas, ne résolvent rien. Quoique la vie soit pleine d’épreuves, si, dans le but de nous y soustraire, nous nous laissons aller à la futilité, ou si nous vivons selon une morale superficielle, nous nous abusons nous-même…La vie est pleine de conflits, mais celui qui vit honnêtement, sans duperie, y gagne une vie véritablement riche ne satisfactions. Alors, l’art véritable peut être créé. On doit aussi y trouver une authentique morale. En fait, la vie est souffrance. J’ai maintenant 42 ans et je tente de vivre honnêtement. »
(9) Auteur japonais décédé en 1976 qui a collaboré à plusieurs reprises avec Kurosawa en tant que scénariste, sur Entre le ciel et l'enfer, Les salauds dorment en paix et L’idiot.
(10) Noda fut le scénariste de plus d’une vingtaine de films de Kenji Mizoguchi, parmis lesquels L’intendant Sansho, Les contes de la lune vague après la pluie, La vie d’O’Haru, femme galante, 47 ronins ou Les amants crucifiés pour citer les plus célèbres.
(11) Futur réalisateur de L’île nue et de Onibaba.

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La fiche IMDb du film

Par Christophe Buchet - le 23 décembre 2007