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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Contes d'Hoffmann

(The Tales of Hoffmann)

L'histoire

Dans un cabaret, assis à une table en attendant Stella, la jeune ballerine qu'il aime, Hoffmann raconte à ses amis ses malheureuses amours passées. Il aima trois femmes : Olympia, Giulietta et Antonia. Olympia était une ravissante poupée animée par l'artisan magicien Coppelius, qui détruisit son œuvre par cupidité. A Venise, Hoffmann fit la connaissance de Giulietta, une courtisane qui voulait lui ravir son âme. Il aima enfin Antonia, qui était tuberculeuse et qui mourut d'avoir trop chanté. En fait, ces trois femmes n'étaient que les trois facettes d'un même être : l’Éternel Féminin, la femme que tout homme recherche.

Analyse et critique

Les Contes d’Hoffmann vient conclure le cycle  "opératique" de Michael Powell et Emeric Pressburger entamé avec Le Narcisse noir (1947) et poursuivi dans Les Chaussons rouges (1948). Ces deux derniers films avaient représenté les défis techniques les plus périlleux des Archers, et Michael Powell s'était approché au plus près de sa quête du mariage idéal entre image et musique à travers deux séquences clés. Le final muet et expressionniste du Narcisse noir - le maquillage outrancier de Kathleen Byron pouvant tout à fait être celui d’un acteur d’opéra - et la séquence de ballet de quinze minutes des Les Chaussons rouges avaient ainsi l’espace de quelques instants tutoyé l’émotion de "pur" cinéma recherchée par Powell. Un idéal qui devait être concrétisé avec cette adaptation du célèbre opéra posthume de Jacques Offenbach où l’on franchit un pas avec ce film entièrement musical. Les cinéastes seront d’une rigoureuse fidélité à l’opéra dont ils reprennent la construction faite d’un prologue, trois actes et un épilogue. Le scénario ne fait d’ailleurs que dix-sept pages, la source d’inspiration restant toujours la partition originale. L’exigeant casting fera revenir certains artistes des Les Chaussons rouges - les danseurs et chorégraphes Léonide Massine et Robert Helpmann, les danseuses étoiles Moira Shearer et Ludmila Tcherina - qui devront aussi se plier à cette volonté de respect de l’opéra. La mise en scène se soumet à la musique, cette dernière étant préenregistrée - ainsi que les voix - et obligeant les acteurs à d’inlassables prises afin d’être en parfaite synchronisation pour le playback.

Alors que la séquence de ballet des Les Chaussons rouges avait pour but d’étendre l’espace scénique grâce aux possibilités de l’outil cinématographique (fondus enchaînés, astuces de montage ou trucages optiques), Les Contes d’Hoffmann cherche avant tout à prolonger le sentiment d’assister à un opéra et le cinéma n’est là que pour magnifier l’expérience. L’approche visuelle est donc rigoureusement différente, assumant sa théâtralité avec la direction artistique de Hein Heckroth (issu du théâtre justement, et qui avait remplacé le fidèle Alfred Junge sur Les Chaussons rouges) truffant ses décors d’éléments factices - escaliers "à plats", accessoires volontairement en carton-pâte - et de costumes grotesques, visant à servir l’ambiance surréaliste du film. Chantre de l’anti-réalisme en Technicolor, ce peintre est le collaborateur rêvé pour Powell sur un tel projet par son inventivité visuelle. La caméra de Powell et Pressburger semble tour à tour intégrer la scène et en accompagner les mouvements (l’Acte I Olympia), s’immerger dans la pure fantasmagorie du récit (l’Acte II Giuletta, le plus proche des Les Chaussons rouges) ou prendre de la hauteur pour justement accentuer la dimension opératique par un effet de tableau en mouvement où les protagonistes se meuvent et déclament comme sur une vraie scène (l’Acte III Antonia). Dans cette idée, la profondeur de champ est pratiquement absente du film (si ce n’est quand Hoffmann observe son absence de reflet dans un miroir durant l’Acte II mais dans le fond la claustrophobie demeure), le but étant de nous baigner dans l’atmosphère fantastique du récit mais aussi de partager les idées noires d’Hoffmann (Robert Rousenville) par cette claustrophobie. Dans Le Narcisse noir, l’Inde de fantasme reconstituée en studio exprimait autant la fascination que la frayeur de cet environnement dont on ne pouvait fixer trop longtemps la beauté sans perdre l’esprit. Les Chaussons rouges par leur extension de la scène en un monde flamboyant évoquait l’idéal sans entrave de Victoria Page, artiste et amoureuse accomplie. Le cadre est bien évidemment un prolongement de la psyché d’Hoffmann ici, son dépit amoureux pour Stella (Moira Shearer) imprégnant l’ensemble du récit avec ces trois visions de la femme qui n’en constituent en fait qu’une seule : l’automate sans vie Olympia, la séductrice et perfide Giuletta et l’orgueilleuse Antonia. L’esprit romanesque, l’imagination fertile et l’âme meurtrie d’Hoffmann servent ainsi de guide à une tragédie dont les contours et l’atmosphère se plieront à chaque fois au caractère de celle qui lui brisera inévitablement le cœur.

Powell et Pressburger se basent sur la partition la plus connue des Contes d’Hoffmann, alors que depuis les années 70 et la redécouverte du matériau musical d’origine les actes Giuletta et Antonia s’intervertissent. Cela se justifie par la chronologie (le Hoffmann désabusé du segment Giuletta étant plus cohérent après les déconvenues des deux premiers actes) mais le crescendo dramatique semble mieux fonctionner avec le déchirement que constitue Antonia où le destin arrache l’amour d’enfance de Hoffmann. Cette progression se déterminera par des choix esthétiques marqués différenciant les trois actes, notamment par la gamme de couleurs. Olympia se caractérise par sa dominante jaune, une couleur mettant l’accent sur la rêverie lumineuse de ce segment et finalement sa nature d’illusion pour Hoffman. Le décor épuré sera ainsi vu à travers le regard déformé de lunettes trompeuses par Hoffmann, sous le charme d’Olympia (Moira Shearer) qui est en fait un automate. Moira Shearer par son teint pâle, son regard vide et ses gammes mécaniques et accélérées amène réellement la bizarrerie des songes les plus profonds. La caméra virevolte dans des mouvements tout aussi surprenants (cette plongée suivant la danse de plus en plus désarticulée d’Olympia), la folie se prolongeant par les visions d’un public bariolé et hilare. Les seuls points d’ancrage viennent des sentiments les plus simples : l’amour naïf et aveugle d’Hoffmann sourd aux avertissements de Nicklaus (Pamela Brown dans le rôle moins important que sur l’opéra) et le mal avec la terrible vengeance de Coppelius (Robert Helpmann). Tout se confond dans la chute tragique, l’étrange avec cette image d’Olympia démantibulée révélant sa nature d’automate, la détresse d’Hoffmann et le triomphe de Coppelius. C’est sans doute le segment le plus connu du film, auquel Ridley Scott rendra hommage dans la scène du marchand de jouets de Blade Runner (1982), que Darren Aronofsky revisitera dans Black Swan (2010) tandis que Francis Ford Coppola en diffuse en extrait dans son Tetro (2009).

Giuletta prolonge la noirceur par ses visions ténébreuses et rococo d’une Venise de cauchemar où la photo de Christopher Challis laisse cette fois dominer le rouge. L’atmosphère trouble et de stupre est véhiculée par Giuletta (Ludmila Tcherina), silhouette sombre et sensuelle damnant les hommes sous son charme afin de servir les noirs desseins de Dapertutto (Robert Helpmann, qui endosse magnifiquement tous les visages du mal dans des registres très différents) qui souhaite arracher son reflet à Hoffmann. L’abstraction de l’acte I fonctionnait par l’épure, celle de l’acte II par une image surchargée à la fois par les effets visuels tapageurs au factices assumés (l’arrivée en gondole de Giuletta) mais aussi par le décor tortueux façonné par Hein Heckroth. Tout ce qui restait symbolique dans l’acte I prend un tour extravagant et terrifiant ici. La duperie reposait sur une femme à l’âme vide, Giuletta en a certes une mais des plus perfides. La mort s’invitait mais pour ce qui s’avérerait être un automate, cette fois l’être aimée sème le meurtre avec un plaisir non feint. Enfin le cœur brisé d’Hoffmann trompé ne s’exprimait que par son seul chagrin et se ressentira cette fois par le vol de son reflet. L’étrange rêverie laisse sa place au pur cauchemar, dans une tonalité inquiétante où Powell et Pressburger parviennent à marier le parti pris "scénique" du film avec la magie du mini-ballet des Les Chaussons rouges. Les trucages dévoilent un monde magique, vaste et troublant tandis que la mise en scène nous écrase du mal-être d’Hoffmann par son aspect pesant, oppressant.

Antonia est un parfait mariage des deux premiers actes dans le fond et la forme. Hoffmann retrouve Antonia (Anne Ayars), passion de jeunesse partagée entre son amour pour lui et sa passion pour le chant qui pourrait lui être mortelle. L’esthétique vogue ainsi de l’épure stylisée (le matte painting somptueux de l’île grecque) et lumineuse aux ténèbres tandis que le tentateur, Dr Miracle, sème le doute dans l’esprit serein d’Antonia. Les cadrages et les compositions de plans de Powell et Pressburger font véritablement du décor une scène dans toute sa largeur où la caméra plonge pour capturer au plus près les tourments des personnages. La magie du cinéma s’additionne avec le pur opéra dans la séquence où Antonia fuit sa chambre pour constamment y revenir par un cruel sortilège. La caméra prend une hauteur nous plaçant en spectateurs d’une salle, et le drame se noue avec des protagonistes qui cette fois déclament véritablement, placés au centre de l’image comme s’ils se trouvaient sur une scène. La théâtralité après avoir reposé sur les artifices et le décor s’exprime totalement par la gestuelle des acteurs qui se figent non plus comme dans un décor de cinéma mais comme sur une scène. Cela était présent dans les deux premiers actes mais se radicalise cette fois avec les bascules brutales d’éclairage, la transformation des projections antiques derrière Antonia tandis qu’elle cède à l’orgueil et aux rêves de gloire. C’est réellement une approche inédite de la musique filmée dont on retrouvera les audaces plus tard dans une œuvre non musicale, le péplum Le Calice d’argent (1954) de Victor Saville. Les Contes d’Hoffmann mêle donc une narration fonctionnant sur une approche finalement proche du muet par son ampleur visuelle totale où la moindre émotion explose par l’image. Une outrance prolongée par la musique, la partition d’Offenbach étant soutenue par la Royal Philharmonic Orchestra et le chant par Thomas Beecham, Dorothy Bond, Margherita Grandi, Monica Sinclair et Bruce Dargavel - Robert Rounseville et Ann Ayars étant les seuls à assurer leurs parties vocales.

Powell n’observe pas seulement trois visages du malheur au féminin mais aussi trois manières de céder à l’introspection et au désespoir dans un dépit amoureux tout masculin. Le regard négatif posé sur la femme est en fait celui fixé sur l’homme face à son impatience, sa jalousie et ses doutes, salué par le remarquable épilogue et les non retrouvailles avec Stella apeurée par l’avilissement d’Hoffmann. Ce dernier peut alors définitivement s’abandonner à ses rêveries, plus excitantes que les concessions du réel. Ce triomphe artistique et émotionnel trouvera à nouveau les faveurs des critiques - Prix spécial du Jury à Cannes 1951, nommé aux Oscars pour les décors et les costumes de Hein Heckroth en 1952 - mais sans retrouver le succès commercial des Les Chaussons rouges. Un film qui signe sans doute le dernier vrai grand chef-d’œuvre des Archers.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : les acacias

DATE DE SORTIE : 1 avril 2015

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 1 avril 2015