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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Complexés

(I complessi)

L'histoire

Film à sketches en trois parties qui stigmatise les complexes de l'homme moderne :

Une journée décisive
Le Complexe de l'esclave nubienne
Guillaume "Dents longues"

Analyse et critique

Pas le plus connu ni le plus célébré du très populaire genre du film à sketches durant l’âge d’or du cinéma italien, Les Complexés s’en avère pourtant un superbe fleuron. Dino Risi côtoie les plus méconnus Franco Rossi et  Luigi Filippo D'Amico dans une œuvre explorant de manière cynique, grotesque et pathétique les complexes de l’homme moderne, et italien plus précisément. Ce mâle italien pétri de défauts se verra incarné tour à tour par trois des stars du quintette magique (Vittorio Gassman et Marcelo Mastroianni étant absents ici) à savoir Nino Manfredi, Ugo Tognazzi et Alberto Sordi, sur des récits écrits par la fine fleur de la comédie italienne comme le duo Age/Scarpelli, un Ettore Scola encore simple scénariste ou un Alberto Sordi coscénariste sur son sketch (l’occasion de découvrir ses autres talents puisque ses 18 réalisations ne sont jamais sorties en France). Les Complexés ne souffre pas de l’effet montagnes russes rendant souvent les films à sketches très inégaux, avec trois histoires aussi drôles que cinglantes.


UNE JOURNEE DECISIVE (UNA GIORNATA DECISIVA) DE DINO RISI

Raganelli compte bien profiter d'un voyage d'entreprise pour dévoiler sa flamme à Gabriella. Celle-ci se montre réceptive, mais à force de tergiversations et reculades Raganelli va se retrouver entre les bras d'une autre, dont il n'est pas du tout amoureux.

Dino Risi ouvre le bal avec cette merveille de tragicomique. Nino Manfredi incarne ici un timide employé bien décidé à prendre enfin son courage à deux mains pour déclarer sa flamme à Gabriella (Ilaria Occhini), sa jolie collègue dont il est éperdument amoureux depuis des mois. L’occasion se présente avec un voyage d’entreprise au cours duquel il espère pouvoir se rapprocher. Risi fait merveille en explorant le monde intérieur peuplé de doute et d’espoir de tous les grands timides avec cette voix-off de Manfredi qui ouvre le sketch bien avant que sa silhouette stricte et empruntée n’apparaisse à l’écran. Pourant c’est de la tendresse plus que de la moquerie que l’on ressent tout d’abord, grâce à la vraie dimension tragique qu’apporte Nino Manfredi et magnifiquement servie par les idées de mise en scène de Risi. Les cadrages et le jeu sur la profondeur de champ suivent constamment le point de vue de Raganelli cherchant toujours Gabriella du regard dans le décor et, lorsque ce point de vue se fait plus neutre, en soulignant le caractère effacé et insignifiant de notre héros, en le fondant de façon anonyme dans la foule de ses collègues enjoués durant l’expédition.

Cette discrétion est d’abord un atout face aux facéties grotesques des autres figures masculines, charmant Gabriella et donnant de jolis moments romantiques : les silences gênés puis complices durant le voyage en car, Gabriella révélant à Raganelli qu’elle sait qu’il lui dépose une fleur chaque matin, et un charmant tête à tête dans une cabine pour se protéger de la pluie. Risi nous aura ainsi habilement détourné du vrai complexe de son héros, non pas sa timidité mais sa profonde lâcheté. La bêtise et le machisme des figures masculines du film nous auront été soulignés par les remarques et les blagues potaches des collègues mais seront plus concrètement incarnés par Alvaro (Riccardo Garrone), l'ancien amant de Gabriella, et bien que marié, bien décidé à poursuivre sa liaison avec elle. Le personnage est certes détestable mais Risi se garde bien de lui donner une aura trop impressionnante afin d’appuyer l’indécision, le conformisme et la lâcheté d’un Raganelli incapable de réellement s’opposer à lui et de conquérir définitivement Gabriella.

Manfredi perdra ainsi tout crédit en s’effaçant devant la présence et les attitudes viriles d’Alvaro par omission (parlant avec lui de Gabriella sans évoquer ses propres sentiments pour elle), puis par pleutrerie et suivisme en n’assumant pas son amour en présence de son aimée. L’approche est des plus subtiles, Raganelli étant mis en valeur par son attitude discrète qui le différencie du macho italien mais finalement desservi par ces mêmes caractéristiques puisque incapable d’être « un homme » (souligné par une réplique humiliante de Gabriella) lorsqu’il faudra s’imposer face à un rival amoureux. Point de bagarre ou d’humiliation qui auraient pu nous rendre Paganelli attachant dans sa faiblesse pour souligner cela, Manfredi disparaîtra derrière ses lunettes et son costume étriqué quand Alvaro lui enjoindra de ne pas courir consoler Gabriela en pleurs car « les femmes sont comme ça ». Entre une virilité balourde et une présence sensible mais protectrice, notre héros n’aura pas su choisir et finalement ne mérite pas mieux que la vieille fille tissant dangereusement sa toile autour de lui lors du final, la musique de mariage et l'entrée de hall aux barreaux de prison étant suffisamment lourdes de sens.


LE COMPLEXE DE L'ESCLAVE NUBIENNE (IL COMPLESSO DELLA SCHIAVA NUBIANA) DE FRANCO ROSSI

Apprenant que sa femme à jadis tenu un petit rôle d'esclave nubienne dénudée dans un péplum, le puritain professeur Beozi tente de réparer cet impair en récupérant le film de la scène en question. La séquence ayant été censurée, il doit aller le chercher dans les archives de la Censure.

Surtout connu en Italie pour ses travaux à la télévision où il participa à nombre de grandes fresques nanties (comme une fameuse adaptation de L’Odyssée dans les années 70 ou une adaptation de Quo Vadis dans les années 80), Franco Rossi s’était également fait une spécialité du film à sketches durant les années 60 avec notamment Les Sorcières (1966) ou Haute infidélité (1964) où officiaient les même producteurs que Les Complexés. Il s’attaque ici à la pruderie bourgeoise poussée à l’excès avec un haut fonctionnaire joué par Ugo Tognazzi cherchant la respectabilité dans une obsession confinant à la folie. Un semblant d’homonyme ayant commis des actes répréhensibles et c’est une rafale de communiqués pour que toute confusion soit impossible. Au domicile, c’est une même rigueur de tous les instants avec réveil au pas de charge pour les nourrissons et sa femme enceinte. Trop souvent associé en France à des interprétations outrées comme dans Les Monstres (Dino Risi, 1963) ou La Cage aux folles, Ugo Tognazzi excellait pourtant dans l’interprétation de personnage sérieux et rigides. Il donnera plus tard un pendant sérieux à cette facette de son jeu dans le formidable Au nom du peuple italien de Risi où il campe un juge incorruptible, mais ici il le tourne au comique avec ce notable à la quête morale quelque peu maladive.

Des "qualités" poussées dans leurs derniers retranchements lorsqu’il découvrira que son épouse a participé dans sa jeunesse à une production péplum où elle apparait seins nus, le film devant sortir la semaine suivante. C’est moins la morale que le regard des autres et les freins à son ascension qui dérangent le personnage principal ici et qu’importe tous les éléments qui le mettent hors de danger : son épouse maquillée en nubienne et méconnaissable, l’apparition coupée au montage par la censure et la faible chance que quiconque de son entourage se rende dans la salle de quartier exploitant cette série Z pour bien peu de temps. C’est une paranoïa insidieuse et psychotique qui se dessine dans l’esprit de Tognazzi, qui finira par se discréditer tout seul. L’acteur offre là un grand numéro comique où la démence affleure constamment dans ses prunelles impassibles dissimulées derrière le verre épais de ses lunettes, Rossi se plaisant à isoler ce visage pour illustrer le vide de cet homme n’existant que par le regard des autres. Le réalisateur se repose d’ailleurs un peu trop sur sa star, les seconds rôles étant assez quelconques et les situations pas assez outrées malgré leur potentiel. Un segment amusant mais ne dépassant pas son rang de véhicule pour Tognazzi. Dans une veine voisine le sketch de Fellini, Les Tentations du docteur Antoine pour Boccace 70 (1962), était bien plus inventif.

GUILLAUME "DENTS LONGUES" (GUGLIELMO IL DENTONE) DE LUIGI FILIPPO D'AMICO

Une chaîne de télévision organise un casting pour sélectionner le nouveau présentateur du journal télévisé. Bertone réussi tous les tests, mais sa denture chevaline pousse le jury à vouloir l'éliminer sans lui en révéler la cause. Bertone se révèle inébranlable.

Le segment le plus drôle du film, porté par un Alberto Sordi au sommet de sa forme et qui coécrit ici le scénario avec son partenaire habituel Rodolfo Sonego. Le propos est cette fois inverse des deux premiers segments où le "complexe" dérangeait plus l’intéressé que son entourage. Durant le casting pour le nouveau présentateur du journal télévisé, un candidat se distingue par son aisance, sa diction parfaite et sa grande culture. Seulement, Bertone est handicapé par une dentition chevaline imposante et des plus disgracieuses, obligeant le jury à l’éliminer mais "Dents longues" ne manque pas de ressources et va déjouer tous les pièges.

Alberto Sordi est l’incarnation parfaite de l’italien arrogant et vantard, dont la prestance de pacotille est déjouée pour notre plus grande hilarité dans des films comme Le Veuf, une vie difficile (Dino Risi, 1959 et 1961) ou Il Boom (Vittorio De Sica, 1963). Ici l’élément perturbateur sera constitué par cette dentition grotesque qui rend finalement le personnage très attachant par sa nature de grain de sable perturbant l’hypocrisie du culte de l’apparence. Plus beau, le personnage aurait été détestable de suffisance mais son bagout et sa confiance inébranlable oubliant la laideur physique le rendent absolument irrésistible. Sordi incarne là une quasi-abstraction représentant une réponse triomphante aux préjugés et et à la dictature de l’image, qu’il surmonte par un aplomb où le comique naît de l’intelligence et l’omniscience presque surnaturelles de Bertone. Les situations tordantes sont légion quand on le voit déjouer tous les pièges tendus par des dons de dictions surhumains, une mémoire et une connaissance géographique qui ne le sont pas moins et un sens du détail infaillible (l’épisode des dates de lettre d’inscription au concours). Rien cependant ne fait plus jubiler que lorsque Sordi arbore un sourire satisfait laissant découvrir une dentition interminable. Les institutions en prennent pour leur grade (puisque même le membre de l’Eglise appartenant au jury ne peut se résoudre à le sélectionner), tandis que le script joue astucieusement de l’image d’un Italien tout à la fois commun mais aussi extraordinaire par ses facultés dans un équilibre parfait. Une belle réussite du genre, originale, drôle et homogène.

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 5 février 2014