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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Clowns

(I Clowns)

L'histoire

La nuit ne s’est pas encore achevée qu’un petit garçon de 6-7 ans se pose tranquillement à la fenêtre de sa chambre pour admirer un spectacle étonnant et insolite qui prend forme en face de chez lui : tel un animal gigantesque qui se réveille dans un bruit sourd, un chapiteau énorme gonfle et s’impose comme unique point de vue. Un grand cirque s’installe et bientôt ses artistes flamboyants feront leur représentation devant un public conquis. Le petit garçon est présent, transporté par l’événement mais également craintif quand les clowns entrent en scène. La peur l’incite à demander à partir. Alors que l’enfant est de retour dans sa chambre, une voix-off nous apprend ce que nous devinions déjà : le petit garçon, c’est Federico Fellini. Le même Fellini qui, dans Les Clowns, grâce à de multiples rencontres et reconstitutions, mène avec une petite équipe de télévision une enquête en Italie et à Paris sur ces bouffons extravagants de son enfance, sur leur nature, leur devenir et leur rapport à la société.


Analyse et critique

Celui qui avait débuté dans la mise en scène par Les Feux du music-hall (1950, en collaboration avec Alberto Lattuada), le cinéaste transalpin depuis toujours féru de spectacles de variétés italiennes, de music-hall, de cirque et fasciné par leurs artistes tragicomiques qui s’agitent dans les coulisses et dans la vie réelle, celui qui truffait ses propres œuvres de nombreuses références aux saltimbanques et aux histrions en tout genre, était destiné à tourner un jour un film directement centré sur le monde du cirque et surtout de ses amuseurs attitrés. Faux documentaire mais véritable plaidoyer pour une profession et un état d’esprit, Les Clowns, production pourtant méconnue de Fellini au regard de ses ambitions initiales et des autres longs métrages qui ont fait sa renommée, se révèle un film très personnel sur le fond comme sur la forme. Pourtant, le cinéaste vécut douloureusement cette expérience en raison de ses conditions de sortie sur les écrans ainsi que de son accueil tant critique que public.

En effet, Les Clowns a pour particularité d’être une production télévisuelle initiée par la Rai. En 1970, la chaîne publique italienne, associée à Leone Films et en coproduction avec les télévisions française et allemande, propose au Maestro de réaliser trois documentaires sur des sujets de son choix. Fellini, bien que méfiant vis-à-vis du média télévisé, accepte et porte aussitôt son choix sur les clowns ; une option qui lui permet de replonger dans un univers qui a profondément marqué son enfance et qui ne l’a pratiquement jamais quitté depuis. En outre, il s’agit d’un projet qu’il portait dans son cœur depuis des années. Fatigué après le tournage complexe et exigeant de Satyricon (1969), Fellini est ravi de pouvoir s’atteler à un « petit » film. Bien entendu, le réalisateur, qui a vite rédigé le traitement avec son complice Benardino Zapponi, n’entend pas mettre en œuvre un documentaire au sens premier du terme et il reste heureusement maître de ses choix artistiques. Le problème viendra plutôt lorsque le directeur des programmes de la Rai fait valoir son droit sur la distribution du film à la télévision, alors que le responsable de Leone Films souhaite réserver Les Clowns à la salle de cinéma.

Le nouveau film de Federico Fellini est néanmoins projeté pour la première fois à la Mostra de Venise. Malheureusement, la réception des Clowns est glaciale par les festivaliers et la critique rejette l’approche bouffonne de Fellini, dont le film a pour postulat de dénoncer en creux l’absurdité et la perte de sens de la société alors que les clowns se montrent bien plus honnêtes et sincères dans leur folie et absolument pas manipulateurs ou hypocrites. De plus, il a été décidé que Les Clowns soit programmé à la télévision lors des fêtes de fin d’année. Fin 1970, Fellini assiste donc à sa diffusion, contraint de voir son œuvre en noir et blanc alors qu’elle constitue à l’origine une fête des couleurs. Nouvelle déconvenue : les téléspectateurs ne sont pas au rendez-vous… Comme d’ailleurs les spectateurs quand le film sort en salles quelques jours plus tard. L’échec public est patent. Fellini en concevra beaucoup d’amertume et sa détestation de la télévision se nourrira encore plus de cette expérience. La vulgarité, la médiocrité, la bêtise, la duplicité et le manque d’ambitions artistiques et techniques propres selon lui à ce média le navrent et l’horripilent ; et bien des années plus tard, il en fera une démonstration critique cruelle et acerbe avec l’inégal Ginger et Fred (1986) mais ceci est une autre histoire.

Pour Les Clowns donc, Federico Fellini aborde le projet comme un faux documentaire puisque le film est un mélange d’enquête prétexte, avec le cinéaste lui-même comme chef d’une petite équipe télé partie faire un reportage afin de recueillir des témoignages, de scènes de fiction situées dans le passé, de reconstitutions poétiques de numéros de cirque et de mise en scène de spectacles de clowns jusqu’à un finale typiquement fellinien. Le prologue montre ainsi un double du jeune Federico émerveillé, enthousiaste puis effrayé par le spectacle auquel il assiste (dans un coin du cadre, en contre-jour) avant de s’en échapper ; et c’est à ce moment de la narration que le maître italien prend indirectement la parole via la voix-off pour rappeler à quel point les clowns lui rappellent des personnages grotesques, voire monstrueux, de son enfance. Le cinéaste montre dans leur contexte des clochards, des miséreux, des infirmes, des travailleurs pauvres, des vieux villageois, des simplets, des employés de gare passant leur temps à se disputer au point de se taper dessus, des fascistes (et même une sorte d’officier nazi sur le quai accompagnant le chef de gare assurément du même bord politique), des blessés de la Guerre 14-18. Soit toute une galerie de « gueules » de cinéma qu’affectionne Fellini, qui ne manifeste pas de sentiments négatifs à leur égard. Il ne juge pas, sa vision est presque bon enfant malgré la brutalité et la désolation qui sourdent de ces séquences. Fellini, on le sait, semble même éprouver une sorte de commisération mâtinée d’ironie pour ces pauvres hères ;  sa volonté est simplement d’évoquer des figures qui ont habité son enfance puis son adolescence et qu’il associe délibérément aux bouffons du cirque.



Car il s’agit bien pour Fellini de tendre un miroir à notre société grâce à ce précipité d’humanité à la fois burlesque, aberrante et violente du quotidien. Les clowns, s’ils font sourire et rire, renvoient aussi à l’absurdité, à la laideur et à la cruauté du monde. Pour le réalisateur, le monde des hommes est un vrai cirque sauf qu’il n’en a pas conscience, sauf qu’il ne se circonscrit pas au rire et au plaisir puisqu’il est également générateur d’injustices, de souffrances et de mort. C’est là que la nature profonde du film se laisse progressivement deviner : Les Clowns n’est pas seulement un tendre hommage à des représentants d’un spectacle désuet et inspirant pour le futur cinéaste, il témoigne aussi d’une vision désenchantée de l’humanité qui s’incarne dans ces clowns qui tournent en rond en vociférant, jouent à s’enivrer et à se battre, à la fois naïfs et manipulateurs, égoïstes et généreux, solitaires et animés d’un sentiment communautaire.


Ces ambivalences se retrouvent dans la dichotomie qui est l’un des thèmes forts du film, entre méditation sentimentale et agitation poétique, celle qui s’établit entre le Clown blanc et l’Auguste. Le premier représente l’autorité, la loi, l’ordre moral, la logique, l’assurance, la rigueur, le prestige ; le deuxième symbolise le désordre, le dérèglement, la liberté totale, l’insolence, la déraison, la pauvreté, l’hésitation, la fragilité, la folie (douce ou explosive). Fellini était connu pour attribuer la fonction de Clown Blanc et de l’Auguste à nombre de personnages réels et historiques. Lui-même se voyait plutôt en Auguste évidemment, même s’il ne se privait pas d’imaginer l’inverse en fonction du contexte. Les Clowns, par l’enquête qui est menée, trace les origines de ces bouffons de la modernité. Et à nouveau, lorsque l’équipe de Fellini organise des discussions très animées entre artistes et spécialistes du cirque, ces derniers en viennent à se quereller dans une agitation et une confusion qui renvoient par l’image aux batailles délirantes des clowns sur la piste. Il est manifestement impossible de mettre de la logique et du raisonnement dans ce milieu peuplé de gens qui défient obstinément l’ordre et la raison. Le film dans son entier va donc convoquer des personnalités évoluant autour et au sein de l’univers du cirque. Comme le spécialiste français et historien du cirque Tristan Rémy, de nombreux et célèbres clowns (français et italiens) atteints par la limite d’âge et tristes représentants d’un monde ancien et peut-être révolu - mais qui affichent souvent un visage illuminé par la grâce et une touche d’enfance. L’humanité et la mélancolie sous-jacente de Fellini font merveille quand il va chercher des artistes jusque dans une maison de retraite ou un asile. Les Clowns s’interroge sans ambages sur la disparition inéluctable des clowns à travers les témoignages recueillis et la mise en scène de certains numéros, qui évoquent autant la vie tumultueuse de personnages en conflit permanent que parfois l’élévation poétique d’êtres qui s’apprêtent à quitter le monde vers un ailleurs apaisé, hors des contingences matérielles.



A propos justement d’un maître artiste qui savait allier dans le même mouvement humour débridé et tragédie, burlesque poétique et satire sociale, irrévérence envers le pouvoir établi et sympathie pour les laissés-pour-compte, et qui fit lui aussi ses premiers pas dans un cirque, il faut savoir que Fellini ambitionnait de rendre un hommage appuyé à Charles Chaplin. Hélas ce dernier, à près de 81 ans, était d’une santé trop fragile pour participer au tournage des Clowns comme l’espérait ardemment le réalisateur italien. Toutefois cet hommage a bien lieu grâce à la présence de Victoria Chaplin, sa fille, et de son mari Jean-Baptiste Thiérrée - tous les deux artistes de cirque - dans une courte séquence empreinte de poésie dans laquelle ce dernier campe un magicien venu faire un casting pour Joseph Bouglione (filmé mystérieusement dans la pénombre), accompagné de la jeune femme qui fait une simple apparition en enlevant son nez rouge de clown. Il faut également rappeler qu’une première référence directe à Chaplin est présente grâce à l’utilisation de la musique de Titine lors d’un numéro de clowns, un thème musical que Fellini chérissait particulièrement. Cette séquence est justement accélérée pour évoquer la cadence des films muets. Ainsi, le cinéaste réunit en quelque sorte une autre de ses familles de cœur. De la même façon qu’il avait sollicité Anita Ekberg, la tornade sensuelle de La Dolce vita, et qui appartient à son propre univers cinématographique, pour apparaître au début du film. Celle qu’il surnommait la « panthère » vient se mêler à l’effervescence du cirque en représentation en approchant des fauves en cage. Sa présence animale combinée aux zooms répétés et agressifs de la caméra, bien que maladroits, atteste à nouveau d’une parenté évidente entre le cirque et le petit théâtre fellinien.


Le réalisateur se rend aussi chez des êtres qui lui sont chers et proches dans l’esprit, comme le Français Pierre Etaix, autre cinéaste étroitement lié à l’univers du cirque et du burlesque. La séquence émouvante dans son appartement sert de prétexte pour évoquer l’art de la famille des clowns Fratellini (Etaix est justement l’époux d’Annie Fratellini) grâce à une projection d’un rare et vieux film de 1924. Et lorsque celui-ci en vient à brûler malencontreusement dans le projecteur familial, le cinéaste en profite pour reconstituer ce qu’on était censé visionner, à partir aussi des nombreuses photos qui décorent ce lieu qui respire la chaleur et la bonhommie. La présence d’Etaix, celle de la famille Fratellini et cette nouvelle idée lumineuse de recréer par la mise en scène un numéro existant explosent les frontières entre le cirque et le cinéma ; pour Fellini, les deux mondes ne font qu’un. L’enchaînement des scènes montre alors les trois anciens Fratellini en train de pratiquer leurs numéros de fantaisistes lunaires et aériens à l’intention de jeunes filles d'un établissement religieux, d’anciens combattants blessés et d’aliénés. Nous sommes toujours écartelés entre le spectacle burlesque de cirque et le spectacle triste et amer de la réalité que le premier tente avec une grande détermination de transcender.



Une autre courte séquence dans une salle de montage vient faire la liaison entre l’univers du cirque et le cinématographe. On y voit une monteuse projeter à Fellini des extraits d'un vieux film en noir et blanc sur une Moviola (un appareil servant à visionner les rushes en vue du montage). Ces bouts de pellicule qui semblent surgir d’un autre temps témoignent de la fragilité du devenir des clowns, artistes peut-être dépassés par d’autres formes de spectacle, et de l’entreprise fellinienne de gardien des trésors et de raviveur de la flamme. Il est assez symptomatique que Les Clowns opère une balance dans les styles mêmes de mise en scène que Fellini a pratiqués dans sa carrière. L’approche documentaire avec intervention de personnages réels évoque le néoréalisme de ses débuts alors que les captations et recréations des spectacles s’inscrivent dans l’univers baroque et fantasmagorique de ses œuvres post-Dolce vita. Au début du film, les numéros s’enchaînaient de façon abrupte, avec un montage cut, en coupant dans le déroulé de l’action, avec une équipe de tournage se déplaçant dans tous les sens. A l’approche de la fin, nous allons au contraire assister à un impressionnant et très long acte sur la piste, filmé dans sa continuité, un barnum typiquement fellinien dans lequel le spectacle vivant et la mort fusionnent dans une célébration délirante.


Fréquemment donc dans l’œuvre de Fellini, des personnages paraissent s’échapper du récit et s’emballent dans une sorte de fête qui exhale des sentiments contradictoires. Les Clowns s’achève ainsi en apothéose par un chahut organisé, un gigantesque numéro de clowns qui résume à lui seul la vision du cinéaste après nous avoir promenés dans un long métrage aussi allègre que désenchanté. Il s’agit de la répétition d’un spectacle mettant en scène les funérailles d’un très vieux clown Auguste entouré de nombreux camarades qui le veillent, préparent son cercueil puis accueillent un énorme corbillard brinquebalant tiré par des chevaux factices. D’abord éplorés puis vite déchaînés, les clowns se mettent à tourbillonner dans tous les sens sous des jets d’eau avant qu’éclate un feu d’artifices pour couronner la séquence. Dans cette fantaisie burlesque et désordonnée où la mort est raillée puis dépassée, les gags s’enchaînent, les couleurs explosent, les musiques variées se succèdent dans un rythme trépidant. A cette occasion, le fidèle Nino Rota a mêlé des musiques traditionnelles à quelques compositions originales - et magnifiques - de son cru (l’une d’elle, triste et mélancolique, annonce un thème du Parrain). Comme souvent chez Fellini, on part d’un sentiment (ou d’une situation) funèbre ou d’une impasse métaphysique pour vivre dans la continuité un moment de festivité baroque et chaotique mais créatrice de forme et finalement de sens. Malgré les obsèques, la vie continue et le rire salutaire est son vecteur.



Et Les Clowns de s’achever sur une séquence d’une grande émotion. Dans le chapiteau vide et peu éclairé se produisent deux clowns qui vont se rejoindre dans l’arène. Soufflant tous les deux dans une trompette, ils regagnent le milieu éclairé de la piste et finissent par jouer à l’unisson avant de quitter ensemble la scène et de disparaître par enchantement. Il s’agit bien du Clown blanc et de l’Auguste. Federico Fellini boucle ainsi son film par la réunion des contraires, une harmonie inattendue et espérée qui véhicule, en plus d’une émotion palpable, un sentiment d’éternité.

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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 25 novembre 2019