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Critique de film
Le film

Les Cheyennes

(Cheyenne Autumn)

L'histoire

1878 / 1879 - La Nation cheyenne quitte les terres où elle végète captive dans l'Oklahoma, pour rejoindre la terre de ses origines dans le Wyoming. Poursuivie par la cavalerie américaine, elle survivra à ce long périple de 3 000 km grâce à l'intervention du capitaine Thomas Archer et du secrétaire d'État à l'Intérieur Carl Schurz.

Analyse et critique

Les Cheyennes, avant-dernier film de fiction d'une filmographie qui en compte plus de cent-quarante-deux, n'a pas toujours bonne réputation. D'abord son scénario est une combinaison de récits, adaptés du roman de Mari Sandoz, Cheyenne Autumn, et de celui de l'écrivain marxiste Howard Fast, The Last Frontier. Il ne permet pas une claire identification, ni avec le peuple Cheyenne, ni avec les soldats bleus. Le spectateur contemporain regrette, en général, que les rôles principaux d'Indiens soient tenus par des acteurs d'origine latine. Le tempo est souvent jugé paresseux, au point que ce long métrage fut maintes fois mutilé par la production et que la plupart des copies en circulation sont amputées. Aussi une séquence après plus deux heures de grands espaces alterne des plans en extérieur et des transparences. Notons enfin, pour l'anecdote, qu'on devine à quelques occasions des traînées de condensation - le ciel de Monument Valley, au moment du tournage, était le terrain de jeu de l'aviation militaire américaine. Un détail qui aujourd'hui fait sourire les gogos.

Ces défauts, malgré tout, pour un spectateur attentif, sont très largement transcendés. Mais avant de tenter une lecture de ce film mal-aimé, revenons un instant à sa genèse et à son contexte. Depuis les années cinquante John Ford souhaitait consacrer un film à la cause des Indiens, vu par le prisme des migrations. Alors en plein maccarthysme, il dut patienter quelques années pour réaliser son projet, et une période plus progressiste sensible à la défense des minorités. On verra d'ailleurs comment, à l'aide d'un gag, Ford brouille le spectre politique. Son point de vue étant à la fois plus indigné que celui des conservateurs américains, mais aussi moins naïf, ou idéaliste, que celui des progressistes.

1964, l'année de sortie du film, marque aussi la fin définitive de l'âge d'or hollywoodien ; les Majors, qui cherchaient un nouveau souffle avec une série de superproductions, enregistrent l’échec monumental de Cléopâtre. Le renversement des canons du western classique devient systématique. La même année que Les Cheyennes, Sergio Leone sort son premier opus Pour une poignée de dollars. L'automne des Cheyennes du titre original est donc aussi celui de Ford lui-même, cinéaste en fin de parcours, presque démodé. Si je devais résumer en un mot son style et sa manière, je dirais de lui qu'il est le cinéaste du sens, avec une majuscule. Contrairement à un Hitchcock, par exemple, Ford refusait les coups de prestidigitateurs, les prouesses narratives et les adresses de mise en scène ; c'était un conteur, qui appréciait l'absence de temps forts, ou faibles, et qui portait son attention à l’anecdotique, aux caractères. La force de son oeuvre est une juste équation entre simplicité de la forme et profondeur du propos. Son art est biblique.

Les Cheyennes, une épopée en Super Panavision 70 de plus de 2h30 semble néanmoins assez loin des archaïsmes bibliques. Ce film n'est-il pas une « fresque au rabais » pour reprendre les termes péjoratifs utilisés par Jacques Lourcelles ?

Voyons cela de plus près et relevons quelques idées maîtresses. D'abord son point de vue : est-il celui des Indiens ? D'où parle Ford ? Un indice est donné dès l'ouverture du film, le narrateur de l'histoire n'étant autre que Richard Widmark, l'interprète du capitaine Thomas Archer, un soldat WASP. Il est un relais, un intermédiaire entre le spectateur américain et les Indiens, c'est un médiateur. Les acteurs d'origine latine sont littéralement les porte-parole des Cheyennes, comme les Navajos l'incarnation de tous les peuples indiens - les Cheyennes trop peu nombreux, sont interprétés par les Navajos de la réserve de Monument Valley. Il y a toujours eu, chez le catholique qu'est Ford, toute une série de médiateurs, dans des films où chacun finit toujours par rencontrer son contraire. Le médiateur est celui qui fait le lien, qui relie et permet une rencontre. Aux yeux du réalisateur, les Latins, par exemple, sont des médiateurs entre les Indiens et les WASP - voir le Sgt. Beaufort dans Le Massacre de Fort Apache. Si l'on ne s'identifie pas tout à fait, ni aux Cheyennes, ni aux colons - pour retirer toute ambiguïté au mot "Américains" - c'est que le réalisateur s’intéresse avant tout à leur relation, à un entre-deux, à travers les passerelles que sont les médiateurs.

L'autre raison de ce manque d'identification est simple, la vérité sur la tragédie des Indiens est enfouie sous le sable de Monument Valley, les buttes ancestrales sont autant de stèles mortuaires ; de la même manière que le cercueil de Tom Doniphon dans L'Homme qui tua Liberty Valance scelle à jamais la vérité sur le passage de l'épopée à la civilisation. Le film représente par un artifice, par la représentation cinématographique, par un média, ce qui est à jamais enseveli. C'est pourquoi les vrais Indiens, à la dérive, composent un choeur antique au tout début du film et invitent les trois chefs de la Nation, incarnés par des acteurs hispaniques, à les représenter sur l' écran géant en Cinémascope.

Ce film, cette représentation ne sont pas moins que le hors-champ de la trilogie de la cavalerie, réalisée au tournant des années 40 et 50. L'idée pour le dévoiler est l'utilisation d'un stock-shot, gonflé, repris de La Charge héroïque. Alors que le ressentiment envers les Peaux-rouges se répand comme une traînée de poudre, le plan montre une diligence postale transportant des fonds à la frontière. Par un court-circuit, Ford montre que Les Cheyennes est un film exactement contemporain de La Charge héroïque, c'est son hors champ, il dévoile ce qu'il n'avait pas alors montré. Et ce regard qu'il porte désormais en direction des Indiens interroge tous les protagonistes. Chacun y va de son point de vue, l'autre devient une interprétation. Il y a le regard que leur porte le capitaine Archer, tiraillé entre son idéal et son devoir - Ford montrera tout au long du film les limites de l'ordre militaire -, celui de la belle institutrice Deborah Wright, sensible à une vision préromantique du peuple indien (1), celui indifférent et cruel du major Braden ou encore celui littéraire du capitaine Oskar Wessels - qui se révélera être le plus criminel... etc.

À l'interprétation succède ensuite l'action, chacun doit alors agir en conséquence. Se pose alors la question, pour certains, de leur devoir envers ceux qu'ils reconnaissent comme leurs prochains. « Que comptez-vous faire ? » demande le capitaine Archer au docteur O'Carberry, qui répond : « Et vous... ? » C'est aussi ce que Carl Schurz se demandera devant le portrait de Lincoln : « Vieil ami... Vieil ami ! Que ferais-tu ? » Cette dimension christique, chez le croyant qu'est Ford, le fait s'interroger sur lui-même. Et sa réponse ne va pas tarder. Une fois les Cheyennes réunis à Victory Cave, le secrétaire d'État à l'Intérieur Carl Schurz, interprété par Edward G. Robinson, reconnaît aux Cheyennes le droit de vivre sur leur terre ancestrale. À la question des Indiens au sujet du massacre de Fort Robinson : « Qui va leur parler [aux gens] de Fort Robinson ? », Schurz répond : « Je le ferai. » Mais cette promesse, c'est justement Ford lui-même qui la tient. Arrêtons-nous sur cette fameuse séquence tournée en transparence. Le cinéaste Toshi Fujiwara (2), dans un article en ligne, remarque que par l'intermédiaire de ce défaut - l’utilisation de transparences - Ford crée une mise en abyme. À l'origine c'est Spencer Tracy qui devait interpréter le rôle de Schurz, mais malade, il dut céder sa place à Edward G. Robinson, trop tard cependant pour que la séquence soit tournée en extérieur. Spencer Tracy, par ses origines irlandaises, son alcoolisme, son catholicisme, ses colères et son amour pour Katharine Hepburn, avait plus d'un point commun avec Ford. Il n'est donc pas interdit de voir en Edward G. Robinson un reflet de Ford lui-même (4), véritable relais et médiateur de Schurz à travers l'Histoire. Avec ce faux happy end - seule la magie du cinéma permet d'éviter le massacre - et ces transparences, Ford met en perspective son propre rôle de cinéaste dans une séquence hors temps, hors diégèse. C'est ensuite que les deux chefs de la Nation Cheyenne n'ont plus de feuilles de tabac pour fumer le calumet. Schurz propose alors de changer les traditions et offre à chacun un cigare. Ce geste, ce gag comme l'a souligné Jean-Loup Bourget (3), est on ne peut plus ambigu. Il marque à la fois l'adaptation et la coopération des Indiens mais aussi, simultanément, la perte de leur propre mode de vie et de leur civilisation. De la même manière, une enfant Cheyenne épellera le mot « Home » en rentrant dans son village.

Comme tous les grands films fordiens, c'est une gageure de relever le sens de toutes les situations, de tous les caractères. Voici tout de même quelques idées qui démontreront la consistance de l'oeuvre. Commençons par le parallèle, maintes fois relevé, fait entre les Cheyennes, les Juifs de la Shoah et de l'Exode et les "péquenauds" du Sud - la famille Joad des Raisins de la colère. Ford donne ici aux Cheyennes une dimension quasi mythique d'identification aux exclus. Ils sont tous ceux à qui les puissants n'ont pas fait, ne font ou ne feront de place.

Aussi le film, qui commence à l'aurore et se termine au coucher, dessine une boucle ; si les indiens ont parcouru 3 000 kilomètres, ils sont encore dans le cadre majestueux de Monument Valley. C'est que ce parcours n'est pas physique mais métaphysique. Le trajet est une ascèse et un dépouillement, ce n'est pas par la réflexion que le lieutenant Scott va changer son point de vue sur les Indiens, c'est en les éprouvant, en les jaugeant, en s’habituant littéralement à eux. Son ressentiment - son père a été tué par les Indiens - tarira en résilience, et l'on devine qu'Archer avant lui - il a connu son père - dut parcourir le même chemin. À la toute fin du film, le couple de Cheyennes qui rompt avec son peuple partira également vers une nouvelle marche.

Si les Indiens sont menacés par l'extérieur, c'est de l’intérieur qu'ils échouent à survivre. Le jeune Cheyenne Red Shirt, joué par Sal Mineo, est une cause de zizanie et de division ; son énergie n'est que fougue, sa rébellion n'est jamais une solution, il finit de dissoudre l'unité de son peuple. Il est pourtant la force vive de cette Nation décatie. Admirons aussi comment Ford découpe les motifs d'Indiens par analogie avec les buttes de Monument-Valley, comment il inscrit la longue adaptation de ce peuple avec son milieu face aux Européens, dominateur de la nature. Le hiératisme guindé des Cheyennes contraste avec l'erratisme de leur longue marche, il a quelque chose de sublime et de dérisoire. Les cinéphiles apprécieront comment à Fort Robinson, Ford inverse la séquence classique des colons encerclés et reclus dans leurs cabanes. Ici, ce sont les Cheyennes qui sont littéralement des prisonniers de l'intérieur.

Remarquons comment le fameux épisode de Dodge City, véritable court métrage au milieu du film, fait également sens. Cet épisode loufoque, mettant en scène un monde dit "civilisé", corrompu, cruel, jouisseur et cynique a peut-être quelque-chose à voir avec le point de vue des Indiens sur les colons, ces étrangers qui ne sont pas ici à leur place, comme cette séquence au sein du film - un point de vue conservateur, mais indien cette fois-ci.

Enfin, Ford met en évidence de façon récurrente les quatre éléments : eau, terre, air et feu. Dans ce film, on empoigne la terre ; on descend de cheval et on s'assoit à même la poussière ; les coups de vent sont nombreux, des éoliennes tournent ; on traverse des rivières, il neige ; on allume une lampe ; on met le feu à un buisson pour le voir brûler ; on cache des armes sous la braise... Pris isolément, chaque élément peut avoir un sens, mais pris dans leur globalité, ils sont le signe d'un ordre cosmique. S'il existe des médiateurs entre les hommes, il en existe aussi entre les hommes et le cosmos. La nature, en arrière-plan, est ce qui ne ment pas. Par-delà la représentation cinématographique, l'apparence et le mensonge des hommes, il y a un état brut, qui est un mystère. Quand Ford filme le désert à travers une porte, c'est la matière même qu’il interroge. Si l'esprit de Lincoln continue d'inspirer à travers le temps les Archer et les Schurz, il y a aussi pour le cinéaste catholique l'esprit du Christ qui unit, comme souvent dans ses films, les vivants et les morts, l'homme et le cosmos. Si les grottes chez Ford représentent les entrailles maternelles, c'est l'univers entier qui, à très grande échelle, est un englobant.

La séquence de Fantasia, entre chien et loup au moment du départ des Cheyennes, est du même ordre : on entend une mélodie secrète qui naît des percussions indiennes et des éléments de la nature. Quelque chose d’indicible nous soulève, le monde diurne rejoint le monde nocturne, c'est l'écho originel de la création. Constatons au terme de cette énumération que la richesse du film ne se tarit jamais, que Ford par-delà certaines imperfections remporte notre adhésion par la justesse de son propos et de son regard humaniste. C'est simple, profond et élégiaque, c'est justement la marque de ce grand artiste pudique et universel.

(1) Elle est l'anima d'Archer, pour reprendre une idée d'Aimé Agnel. Voir L'Homme au tablier, la Part Commune, 2002.
(2) The People. Who will tell them ? Who will tell the people ? Cheyenne Autumn by Toshi Fujiwara.
(3) Voir John Ford, Rivages / Cinéma, 1990.
(4) Le personnage de Schurz est-il une inspiration pour François Hollande, qui classe ce film parmi ses préférés ?

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Par Franck Viale - le 13 septembre 2014