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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Bidasses en folie

L'histoire

Cinq copains sont prêts à tout pour monter leur groupe pop. Pour acheter leurs instruments, ils cumulent les petits boulots et les ennuis. Ils finissent par remporter un concours régional musical mais damnation, ils sont appelés sous les drapeaux ! Entre deux manœuvres et quelques kilos de patates, nos doux dingues n'ont qu'une envie : tout faire pour être réformés !

Analyse et critique

Charlots et leurs drôles de gammes

Le Fou est un archétype, un "héros aux cent visages" selon Joseph Campbell : un fouteur de gueule, de merde, mettant le doigt dans les failles des sociétés pour mieux les abattre. Qu'on l'appelle Loki, Hermès, Coyote, Trickster, Dada ou Jackass, il revient dans chaque civilisation, comme une histoire drôle plus ou moins bonne pour botter le derrière de l'autorité. "Clown, héros et demi-dieu" [Weston La Barre], c'est notre [l'autre] sauveur, celui qui nous réveille de notre torpeur, notre confort. Il faut ainsi un demi-dieu pour dévaler une rue en pente dans un caddy de supérette. Le Fou est légion et les comiques sont bien sûr les récipiendaires les plus évidents de son essence, ses avatars. Dans la France pompidolienne ronronnante, dans l'intérim frondeur laissé entre les Situationnistes et les Punks, il y eut les Charlots [et Pierre Richard, mais ce n'est pas le sujet]. Car leurs films racontent invariablement une même geste : une bande de fouteurs de gueule, de merde, dans un jeu de quilles précis. Ils dérèglent invariablement des schémas ordonnés, des rituels, des constructions établies : les Jeux Olympiques dans Les Fous du Stade, la Grande Distribution dans Le Grand Bazar ou des genres cinématographiques rodés comme James Bond [Bons baisers de Hong Kong], le film de mousquetaires [Les Quatre Charlots Mousquetaires] ou de vampires [le mythique Les Charlots contre Dracula]. Et les Charlots - ou Crazy Boys pour les marchés étrangers - le font sans qu'on leur tienne rigueur, puisqu'ils sont capables de diluer le poujadisme basique du Grand Bazar [où ils défendent le troquet de Michel Galabru menacé par l'Euromarché de Michel Serrault] : super animateurs de centre aéré un jour de pluie ou cousins idéaux égayant les repas dominicaux, quelque soit le bout par lequel on les prend, ils sont sympathiques.

Les Bidasses en folie - parfaite illustration du cassage d'ordre incarné par la Grande Muette, genre ensuite décliné jusqu'à la nausée - est le second film de nos Pieds Nickelés parfois plats, et rappelle tout à fait leur trajectoire : celle d'un groupe musical littéralement appelé, mais par le cinéma. Accompagnant à leurs débuts en 1966 le chanteur Antoine sous le nom des Problèmes, le quintet composé de Rinaldi (chant), Rego (guitare rythmique), Fechner (batterie), Sarrus (basse) et Filippeli (guitare), cherche à voler de ses propres ailes. Mais conscients de leur potentiel limité sur le créneau pop rock, les futurs Charlots optent pour la pochade, le pastiche, sabotant sciemment leurs apparitions scéniques à coup de sketches. Les chansons - que dis-je, les tubes - ne sont pas vraiment sérieuses : Elle a gagné le yoyo en bois du Japon avec la ficelle du même métal, Chauffe Marcel, Paulette (la reine des paupiettes), Merci patron, Sois érotique, L'Apérobic (1) … et nous en oublions. Ca marche parce qu'ils sont fédérateurs, voilà le génie [ou le malentendu] : comme le dira Jean-Guy Fechner, les pères et mères de bonne famille les prennent pour des pasticheurs de jeunes bruyants à cheveux longs, tandis que les jeunes bruyants à cheveux longs les prennent pour de vrais jeunes bruyants à cheveux long mais français. Et sans que les Charlots l'aient vraiment prémédité, tout comme leur récupération par le cinéma. Un producteur, Michel Ardan, mise sur leur potentiel et les fait tourner dans La Grande Java, réalisé par Philippe Clair. Succès. Les Charlots ne s'entendront pas vraiment avec Clair - question de génération peut-être, même si au vu de leurs filmographies respectives dans les années 80, ils auraient pu trouver un terrain d'entente - mais sympathisent avec le cadreur, un certain Claude Zidi. Qui leur soumet un synopsis de deux pages qui sera la base des Bidasses en folie, premier film de Zidi en tant que réalisateur.

Les Bidasses en folie consolide le système artistique Charlots, qui ne changera pas d'un pouce de film en film : comme l'avoue Zidi, il s'agit de leur dire où se placer dans le cadre, d'avoir un maximum de scènes où ils sont ensemble et de les laisser en roue libre. La distribution des rôles est invariable : barbu ou pas barbu, Jean-Guy Fechner se fait oublier; Luis Rego fait un p'tit tour et puis s'en va [il quittera la bande après Les Bidasses - son fameux sketch de La valise dans Les Bronzés est-il un message personnel des années après ?]. Reste le noyau qu'on connaît bien : Jean Sarrus, le sympa petit moustachu pas encore moustachu ici mais déjà sympa. Gérard Rinaldi toujours impeccable en latin lover de sous-préfecture. Et bien sûr cette grande asperge irrésistiblement lunaire de Gérard Filipelli, dit Phil, fusion ébouriffée à peine jetée du lit de Gaston Lagaffe et d'un roadie de Lynyrd Skynyrd. La bande revendique l'influence visuelle de Tex Avery [le plan final de ce joujou coûteux qu'est Bons baisers de Hong Kong le rappellera], de Keaton, du slapstick. Mais en dilettantes, ils gâchent un gag sur deux : Louis de Funès disait que le secret de son humour reposait sur un art consommé du timing, du rythme. La prestation foutraque - et les raccords voyants - des Charlots les tire eux vers un burlesque désaccordé, désarticulé, donc presque punk avant l'heure [c'est surtout flagrant dans Le Grand Bazar, envers je-m'en-foutiste de la poésie comique millimétrée de grands ensembles selon Tati]. La spontanéité comme sincérité, au risque d'ébaucher à peine le gag, comme un dessin d'enfant à demi colorié. Selon l'humeur, cela fonctionne - surtout quand on a vu leurs films étant gamins un jour férié sur TF1.

Jouissez en entraves

La désarticulation touche même la structure du film, Zidi avouant qu'il a voulu retarder autant que possible l'entrée dans la caserne [jusqu'au moins la quarantième minute du film], ce qui est un comble pour un film de bidasses. Cette première partie est la meilleure : elle montre nos Charlots appliquant le commandement nihiliste des Rolling Stones : "que peut faire un pauvre p'tit gars sinon chanter dans un groupe de rock" (2) ? Cette parodie colorée de l'engagement hippie/pop [les gags de la maison "invisible", de la lecture de petites annonces revue selon Hair, du client pris au mot - "c'est pour qui le steak bleu ?"] est un joyeux foutoir d'insouciance post-soixante-huitarde [donc piégée, on le verra plus tard]. Les Charlots y excellent en Misfits, gentils inadaptés sociaux dont les tentatives de petits boulots et la participation à un radio crochet [où ils ont pour concurrents les Martin Circus, alors dans leur phase post-rock progressif, et qui décochent l'imparable Je m'éclate au Sénégal (avec ma copine de cheval)] sont des morceaux choisis de masochisme. Car les cinq garçons s'en foutent d'être les futurs Beatles/Stones (3) ou même de se prendre des vents par leur jolie impresario [Marion Game]. La folie est douce [adjectif d'ailleurs rajouté par une main inconnue sur la couverture d'un des exemplaires des scénarii que possède Zidi], inoffensive. Contrairement à Tex Avery, le monde continuera de tourner même après avoir été saccagé par les Charlots. Apologie du ratage centriste? Les Charlots semblent ici davantage préoccupés par leurs cheveux longs - horreur si on les rase. Idées courtes ?

La partie strictement bidasse du film est la plus laborieuse, même pas sauvée par un Jacques Dufilho en colonel de caserne crispé - on jurerait le rôle écrit avec Galabru en tête. Troufions, corvées de pluche ["y en a qui parlent anglais ?"], mitard, pompes, entraînements, manœuvres sabotées et envisagées comme un Wargame : l'enfilade de sketches pas très bons n'en finit pas et comme nombre de comédies, ne sait jamais comment finir. Le film est donc expédié, mais la leçon finale est étrange : jugés incontrôlables, les Charlots [moins un] sont jetés dehors mais ils décident de retourner dans la caserne. A première vue, il y a solidarité à la vie à la mort avec le copain resté dedans. Ou autre chose : la preuve supplémentaire du masochisme aigu de nos Charlots, finalement dans l'air du temps des années 70. Que faire après 1968, de l'âge des possibles dans une société tendue entre permissivité et immobilisme, semblent demander nombre de films de la période. Questions cruciales cristallisées par cette une du magazine 20 ans en 1970 : "jusqu'où peut-on aller avant le mariage ?" Ailleurs, Jacques Chaban-Delmas bricole les bases d'une Nouvelle Société française qu'il voudrait plus ouverte, décentralisée, avant de se faire taper sur les doigts par Georges Pompidou pour gaucherie gauchisante. Sous la pochade, nos Charlots hésitent entre les pavés et la plage, la quille et le bâton dans un final ouvert : sont-ils des victimes consentantes de l'ordre établi ou potaches bien décidés à subvertir tranquillement de l'intérieur (4) ? Le Fou est parfois son propre ennemi - Hermès était bien le dieu des voleurs avant de travailler pour le Chronopost de l'Olympe -, quand il ne fait pas grand mal au final. Voilà donc le truc : les Charlots ratissent large, jouant aux gamins attardés demandeurs d'attention et rentrant in extremis dans le rang, ayant besoin de la férule pour exister. Les 7 millions de spectateurs du film à l'époque - plus grand succès de l'année et début du règne des Charlots aux cimes du box-office - semblent avoir trouvé les réponses qui leur convenaient : on aime les fumistes mais pas trop.

(1) Leur chanson de 1968 Le clown (je deviendrai roi) a probablement inspiré cette inscription sur la porte du cabinet de Lacan : "si le fou qui se prend pour un roi est un fou, le roi qui se prend pour un roi ne l’est pas moins".

(2) Dans la chanson Street Fighting Man.

(3) Lors la sortie du film, Claude Berri leur proposa un vague projet de film les réunissant avec les Rolling Stones. Un film de "jumelage, tout comme on jumelle les villes étrangères".

(4) Comme le sous-entendait leur classique Merci Patron : mais en attendant ce jour / Pour vous prouver notre amour / Nous voulons tous vous offrir / Un peu de notre plaisir / Nous allons changer de rôle / Vous irez limer la tôle / Et nous nous occuperons / De vos ennuis de patron / La ï ti la la la ï ti la la ï hé.

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La fiche IMDb du film

Par John Constantine - le 9 février 2005