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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Tombeau hindou

(Das indische Grabmal)

L'histoire

  L’Inde, à une période difficilement identifiable de la première moitié du XXème siècle. Un architecte, Harald Mercier (Paul Hubschmid), est appelé par le riche Maharadjah d'Eschnapur, le tout-puissant Chandra (Walther Reyer), pour procéder à divers travaux de construction et de restauration. Durant le voyage qui le mène à Eschnapur, il sauve la vie d’une jeune femme, Seetha (Debra Paget), attaquée par un tigre, et en tombe aussitôt amoureux. Mais Seetha, jeune danseuse du Temple de Bénarès, se rendait elle aussi à l’invitation de Chandra pour se produire lors d’une cérémonie se déroulant en présence des prêtres du Temple. Chandra, veuf depuis peu, avait lui aussi déjà été subjugué par sa beauté, et s’en était également épris peu auparavant. La rivalité entre les deux hommes est désormais inéluctable. Pendant ce temps, dans la ville, les proches du Maharadjah estiment que ce dernier subit trop, dans son comportement et sa politique, les influences européennes ; Ramigani, frère aîné de Chandra, profite de ce courroux grandissant pour mettre en place un complot destiné à le renverser. Seetha va devenir l’enjeu de ses noirs desseins ; une Seetha qui, ayant reporté son dévolu sur l’architecte, se retrouve "prisonnière" dans cette cage dorée que représente pour elle le somptueux palais, Chandra ayant décidé de la garder auprès de lui jusqu’à ce qu’elle se décide à l’épouser de son plein gré. Après maintes péripéties (Harald découvre que des lépreux sont parqués dans les souterrains de la ville ; Seetha est kidnappée par le beau-frère de Chandra lors d’une chasse au tigre ; la servante de Seetha est transpercée par les sabres d’un fakir ; Harald se trouve acculé dans une fosse et obligé de combattre un tigre ; Seetha doit danser devant un cobra...), nos deux soupirants parviennent à s’échapper du palais. Arrivent en ville Irène et son époux Rhode, ce dernier lui aussi architecte, venu aider son beau-frère dans ses travaux. Ils sont tous les deux étonnés de ne pas être accueillis par Harald et encore plus par la requête plus qu’étrange que Chandra leur propose : construire un Mausolée pour une femme encore vivante qui a osé se détourner de lui. Harald et Seetha, poursuivis par les cavaliers du Maharadjah, réussissent à les semer mais se retrouvent à errer en plein désert. Une tempête de sable s’élève sur les dunes et les deux fugitifs, épuisés, s’écroulent sous le soleil brûlant, les rapaces venant tournoyer autour des deux corps inanimés...

Analyse et critique

Et Le Tigre du Bengale nous laisse sur ce goût d’inachevé ! Effectivement puisque, fait assez rare au cinéma, ce diptyque en est un au sens fort du terme, à savoir constituant un seul et unique film. Il n’est en effet pas concevable de n’en voir qu’une partie puisque, comme pour Kill Bill de Quentin Tarantino plus récemment, les deux œuvres forment un tout cohérent et indissociable. Mais, allez-vous me dire, quelle mouche a piqué Fritz Lang pour, après avoir les années précédentes réalisé quelques films parmi les plus noirs du cinéma hollywoodien (les superbes House by The River, The Big Heat, While The City Sleeps ou Beyond a Reasonable Doubt), s’être mis en tête de tourner ce serial exotique et coloré, apparemment loin de ses préoccupations habituelles ? Pourtant, en regardant attentivement la filmographie du cinéaste allemand, on peut quand même se rendre assez vite compte des nombreux changements radicaux dans son style et de la prolixité des genres abordés, ayant été jusqu’à signer des westerns ou des films d’aventures avec le mémorable Moonfleet. Vraiment de quoi désorienter ses propres admirateurs ! Qui en effet aurait pu croire que le même homme serait à l’origine de projets aussi différents que Metropolis, M le Maudit, Liliom, L’Ange des maudits ou ce diptyque hindou pour n’en citer que quelques uns ?


Encore une fois, le tournage de ces deux films (en les évoquant à partir de cet instant, pour plus de facilité, nous ne parlerons plus que d’un film que nous appellerons "le diptyque") ne fut pas un caprice de vieillard (Fritz Lang allait sur ses 70 ans) et encore moins une commande purement commerciale mais une histoire qui prit naissance quasiment quarante ans plus tôt. En 1919, en plein expressionnisme allemand, Fritz Lang écrit avec sa future épouse, Thea Von Harbou, l’adaptation du roman de cette dernière, Das Indische Grabmal. Cela donne un film en deux parties dont la réalisation lui glisse des mains au profit du producteur Joe May. Conrad Veidt en est l’acteur principal et le succès est immense. En 1938, un remake est mis en chantier, toujours en deux épisodes filmés par Richard Eichberg qui y ajoute au passage quelques péripéties (témoin le générique de début du film de Lang, ce dernier reprendra ces derniers ajouts dans sa version de 1958). Après l’échec d’un projet sur le Taj Mahal, Fritz Lang accepte la proposition que lui fait Arthur Brauner en 1957 : filmer une troisième fois cette intrigue, en couleurs ce coup ci et avec un budget très important (pas moins de 4 millions de Marks). « C’est un signe du destin » dira le cinéaste qui obtient pour l’occasion carte blanche pour mener à bien cette superproduction avec une totale liberté de mouvement. Le diptyque est alors pour Fritz Lang un véritable retour aux sources à la fois géographique, après avoir fui l’Allemagne nazie et s’être exilé en France puis longuement aux USA, et professionnel, reprenant une histoire créée en tout début de carrière pour en faire, à une œuvre près, son testament cinématographique (Le Diabolique Docteur Mabuse étant son dernier film). Ces trois films constituent ce qu’on a l’habitude d’appeler la "seconde période allemande" de Lang.


L’Inde exerça, dès les années 1930, une incroyable fascination auprès des cinéastes occidentaux. Ce furent d’abord toute une série de films anglais et hollywoodiens sur l’Inde coloniale avec ses lanciers du Bengale bondissants, ses toutes jeunes mascottes du régiments, ses épiques charges de la Brigade Légère, ses porteurs d’eau héroïques ou ses quatre plumes blanches ; des œuvres réalisées par John Ford, Alexander Korda, George Stevens ou Henry Hathaway appelées à glorifier les exploits de l’Empire britannique aux Indes. Certains, comme Les Trois lanciers du Bengale, sont, malgré cette prise de position aujourd’hui réfutable, des chefs-d’œuvre qui n'ont pas pris une ride. Puis les mentalités changent, le choc des cultures devient alors le sujet principal d’œuvres apparaissant de manière plus sporadique, mais d’autant plus précieuses qu’elles se font rares et, la plupart du temps, donnant lieu à de superbes films. Ainsi, de très grands réalisateurs nous livrèrent par leur vision de l’Inde des œuvres sincères et méritant toute notre considération : La Croisée des destins (Bhowani Junction) de Georges Cukor, le splendide Fleuve de Jean Renoir puis, plus près de nous les non moins admirables Chaleur et poussière de James Ivory et La Route des Indes du regretté David Lean. Cette Inde, riche en contrastes, pauvre mais colorée, rutilante mais miséreuse, tenaillée entre archaïsme et modernité, qui donnera aussi naissance à ce fameux diptyque hindou.


Son succès populaire fut immédiat en Europe et préfigura une sorte de renaissance du cinéma "d'aventure exotique", mais les critiques dans leur ensemble firent la fine bouche. On ne compte plus les écrits dédaigneux et méprisants qui se firent jour à propos de ce diptyque, venant aussi bien des détracteurs habituels que des adorateurs, totalement décontenancés, du cinéaste. Les distributeurs américains firent même de ces deux films un digest de 90 minutes intitulé Journey in the Lost City et le public outre-Atlantique ne le connut longtemps que sous cette forme scandaleusement charcutée mais idéale pour les projections dans les drive-In. Il faudra attendre plusieurs années avant de voir les journalistes réviser leurs jugements à la hausse ; la parution de deux numéros de L’Avant-Scène Cinéma (N°339 et 340) en avril et mai 1985, décortiquant le film en long, en large et en travers, montre parfaitement l’évolution de la considération portée à ce film au fil des ans.


Ce "serial de luxe", ou "devoir de vacances" comme il fut souvent taxé, contient absolument tous les clichés du film d’aventure dit "exotique" : des personnages unidimensionnels avec prêtres fourbes, princes ambitieux, politiciens véreux, domestiques bafoués, danseuse charmante, héros au cœur pur ; des péripéties vraisemblables ou non à foison ; un happy-end... Mais derrière la naïveté voulue de ce somptueux livre d’images se cache une richesse symbolique étonnante (d’innombrables signes parsèment les deux films, des symboles que je vous laisse le loisir et le plaisir de découvrir par vous-mêmes), un certain sadisme et un fort potentiel érotique, témoin la seconde danse de Seetha devant le cobra - la danseuse se déhanche lascivement pendant cinq bonnes minutes quasiment nue devant les prêtres et le spectateur. Même les péplums italiens des années 60, qui iront assez loin dans cette veine, n’arriveront jamais à un tel degré de volupté et de sensualité. Mais qu’en est-il des thèmes "langiens" dans ce film rocambolesque, à première vue très loin de ses préoccupations habituelles ? Eh bien ils font bien acte de présence ! Sa vision du monde ne se pare plus d’aucune ambiguïté : c’est un climat de tragédie et de fatalité qui s’abat sur les protagonistes dès le début de l’histoire. Tous les personnages sont animés par leurs passions aux mobiles à peu près uniques qui leur servent à se mouvoir et à vivre : passions amoureuses pour les protagonistes principaux, soif de pouvoir, désir de vengeance ou fanatisme religieux pour les autres. Chandra éprouve des désirs tellement puissants vis-à-vis de Seetha qu’ils en deviennent contradictoires et monstrueux, l’amour engendrant alors des idées de mort et d’assassinat. Cet amour fou va se transformer en fascination pour la mort représentée par ce mausolée (ou plutôt "gibet" comme le nomme l’architecte refusant le travail de construction) destiné à la femme qui ne veut pas de lui.


L’autre thème (peur) que Lang a fait sien dès sa première période allemande est celui du pouvoir absolu, symbole du Mal, déjà abordé dans Metropolis ou Dr. Mabuse avec leurs personnages mégalomanes, comme l’est Chandra dans une moindre mesure. On reconnaît dans les lépreux jetés dans les geôles obscures situées dans les bas-fonds de la ville, les mêmes gestes, la même peur et la même folie que chez le peuple dans Metropolis ou la foule dans M ou Fury. Ces "morts-vivants" préfigurent aussi étrangement les zombies de George A. Romero et pourront impressionner les plus jeunes spectateurs. D’ailleurs, le fantastique mystique se fait très présent dans le courant de l’intrigue : une brume de fumée passe sur le visage de la déesse au moment même de l’apparition d’un intrus dans le temple ; une araignée tisse sa toile pour cacher l’entrée de la grotte où nos fugitifs se sont réfugiés après que Seetha a demandé de l’aide par la prière ; à la seconde même où Harald se saisit des offrandes défendues pour se nourrir, Seetha se fait arrêter par les gardes du Maharadjah...


Le diptyque nous montre également l’affrontement qui se fait jour entre l’Orient et l’Occident à travers l’opposition entre l’architecte allemand et le prince indien mais aussi par l’intermédiaire du seul personnage de Seetha, née d’une mère hindoue et d’un père irlandais. Mais pour Lang, comme pour Renoir, Lean et la plupart des grands réalisateurs ayant trouvé une fois au moins leur inspiration en Inde, c’est la sagesse spirituelle hindoue qui aura le dernier mot pour que la paix puisse enfin revenir dans les cœurs et que la violence cesse : c’est lorsque les passions les plus fortes et les plus folles, celles de Chandra, seront abolies dans le renoncement à tous biens matériels et charnels que la sérénité pourra refaire son apparition et qu’enfin nos deux amants pourront se retrouver dans les bras l’un de l’autre sans plus craindre aucun danger.


Mais le plus important dans ce diptyque est qu’il peut se présenter à nous comme une certaine apothéose de la forme pure. "L’inactualité géniale" que nous propose Lang et qui confère à ce film tout son charme (avant de voir les rues de Calcutta encombrées de voitures après plus d’une heure de film, on n’aurait jamais imaginé que l’intrigue puisse se dérouler à notre époque) est une des composantes de ce parfait exercice de style étonnamment virtuose. Pas un plan qui ne soit pensé, pas un bout de décor ou de costume qui soit de trop ou qui perturbe la perfection esthétique de cette suite de tableaux vivants. Alain Garsault lors de son étude du film dans Positif n°405 de novembre 1994 écrit avec justesse : « Le plan possède une unité, un équilibre et une densité qui proviennent de la présence des corps dans l’espace, et de la couleur, et de l’action. Aucun espace n’y est libre, c’est-à-dire abandonné à la capacité qu’a naturellement la caméra d’enregistrer tout ce qui est devant l’objectif. Tant d’éléments se combinent et s’harmonisent en chaque image qu’il n’est pas surprenant que Lang recoure rarement aux mouvements d’appareils. » Et en effet, ce n’est pas ici qu’il faut vous attendre à vous extasier devant des mouvements de caméra ; ils existent bel et bien mais sont quasiment invisibles, se conjuguant uniquement en une suite de travellings horizontaux très lents et accompagnant les personnages quand Lang ne trouve pas de solutions au montage. Pour le reste, c’est surtout, comme au temps du cinéma muet auquel le film fait souvent penser, une succession de plans fixes mais tellement bien travaillés qu’ils suffisent, avec l’aide du montage, à donner de la dynamique et du rythme à l’œuvre sans avoir recours à n’importe quel autre artifice de mise en scène. Malgré des moyens financiers et logistiques considérables, une profusion de costumes et de décors étonnants et le foisonnement des péripéties, Fritz Lang atteint paradoxalement à l’épure.


Il est évident que pour apprécier ce film, il faut se laisser prendre par la main par le conteur hors pair qu’est Fritz Lang qui nous déroule sa "bande dessinée" épurée, philosophique, sociale, exotique et rocambolesque sans aucun second degré. Il faut accepter les invraisemblances et la naïveté voulues, la fadeur d’ensemble de l’interprétation (même Debra Paget, sublime danseuse, se révèle assez décevante en tant qu’actrice), une partition plutôt ratée de Gerhard Becker pour Le Tombeau hindou (alors que Michel Michelet nous délivre par exemple dans Le Tigre du Bengale une marche triomphale d’une puissance assez phénoménale) et certains effets spéciaux totalement loupés comme la "marionnette" du cobra qui aurait très bien pu être créée par Topor pour son émission Téléchat. Mais la beauté plastique irréprochable du film, sa trame agitée de serial (dont Spielberg s’est certainement souvenu lors de la préparation d'Indiana Jones et le Temple maudit), la rigueur absolue de sa mise en scène, la magie de cette intrigue intemporelle, le rythme de ces péripéties incessantes devraient au final mettre un terme à vos réticences et vous faire tomber sous le charme de ces 195 minutes assez uniques.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 3 avril 2005