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Critique de film
Le film

Le Temps d'aimer et le temps de mourir

(A Time to Love and a Time to Die)

L'histoire

Ernst Graeber, jeune soldat allemand témoin des horreurs de la guerre sur le front Russe, revient dans sa ville natale pour quelques jours de permission. Il découvre sa maison détruite par les bombes et part à la recherche de ses parents portés disparus. Pour l’aider dans cette quête, il demande conseil à Elizabeth, dont le père opposant politique est prisonnier d’un camp de concentration, et Oscar Binding un ami d’enfance devenu chef de district pour le parti nazi. Le couple va tenter de garder un semblant de raison en survivant dans un monde en ruines, nourri par la haine, la folie et la mort.

Analyse et critique

« Et pour ma part, je n’ai jamais cru autant à une jeune Allemande, dans le Troisième Reich qui s’effondre, qu’en voyant cette jeune Zurichoise tressauter nerveusement à chaque recadrage. Allons plus loin. Je n’ai jamais cru autant à l’Allemagne en guerre qu’en voyant ce film américain tourné en temps de paix. » Si Jean-Luc Godard est autant marqué par Le Temps d’aimer et le Temps de mourir, c’est d’abord parce que le film accorde un soin extraordinaire aux détails, s’affichant d’emblée comme une reconstitution scrupuleusement minutieuse de cette période troublée, les derniers mois de la Seconde Guerre Mondiale. L’intrigue débute en 1944 sur un grand champ dévasté et enneigé, semblable à n’importe quelle scène de bataille sur la ligne de front germano-russe. Les arbres sont nus, le ciel gris, les combats ont creusé leur sillon dans la terre hivernale. Les pertes humaines sont déjà lourdes et l’horreur de la guerre a déjà imprimé à l’Europe un sentiment de désolation totale, où aucun retour en arrière ne semble envisageable. Quand le chef du bataillon d’Ernst Graeber passe les troupes en revue, bon nombre de soldats sont portés morts, blessés, disparus. Coutumiers des situations innommables, mais jamais habitués, ils doivent aujourd’hui encore exécuter un groupe de partisans russes, peut-être insurgés, obéissant aux injonctions sans broncher. Les ordres sont à exécuter « sans discuter, sans protester ». Alors on s’exécute. Et puis on joue aux cartes, bien que le cœur n’y soit pas ; une manière d’exorciser les atrocités commises par un retour à un cycle plus naturel de la vie.


C’est ainsi que Le Temps d’aimer et le temps de mourir, film d’une grande major hollywoodienne (Universal), entre en prise directe avec la réalité de la guerre, pour ne plus la lâcher. Les bombes n’auront de cesse de siffler, Berlin de tomber en ruine, les corps de choir au combat, les camps de concentration de n’être jamais montrés mais de revenir toujours, bien réels, comme antichambres d’un enfer bien réel. Godard : « Sirk sait nous faire voir les choses de si près que nous les touchons, que nous les respirons. Le visage d’un mort gelé sous les frimas du front russe, les bouteilles de vin, un appartement tout neuf dans une ville en ruines, nous y croyons comme si c’était une Cameflex de reportage qui les avait filmés. » L’exigence de vérité ne cède cependant aucunement le pas au goût du spectacle. Le Temps d’aimer et le temps de mourir est un film d’amour avant d’être un film de guerre et ne saurait s’envisager comme seule oeuvre politique. Pourtant, il se révèle nettement dénonciateur du nazisme et de l’absurdité de la guerre : « J’aurais dû couper les passages les plus explicitement anti-nazis pour que le film soit encore plus anti-nazi, car moins est souvent plus fort que plus » regrettera même Sirk plus tard.



Mais ce qui intéresse le cinéaste par-dessus tout, c’est l’histoire d’amour partagée par les deux protagonistes, Ernst Graeber et Elizabeth Kruse. D’abord timide et ne disant pas son nom, leur relation débute par de simples retrouvailles entre amis d’enfance, au cours d’une permission inespérée du soldat. Elle, fière et solide, d’humeur changeante mais forte dans l’adversité, semble l’antithèse de la femme idéale pour l’homme qu’il est, en pleine perte de repères, tenaillé par l’idée de retrouver ses parents disparus depuis le bombardement de leur maison.  La rencontre se fait dans la demeure du médecin de famille, père de la jeune fille, lui aussi disparu depuis plusieurs semaines et dont on apprend vite qu’il a été déporté dans un camp de concentration pour ses prises de position à l’encontre du régime en place. Le domicile des Kruse, lieu tenu à l’écart des horreurs de la guerre, marque la première mise en opposition qu’opère Sirk entre la violence de l’extérieur et la douceur de l’intérieur, une opposition que le cinéaste n’aura de cesse de mettre en exergue tout au long du film, comme pour mieux insister sur l’intensité des fugitifs instants de bonheur en temps de guerre. Alors que les sirènes hurlent au dehors, répétitives, comme une complainte funeste qui n’en finirait pas d’être fredonnée, Elizabeth cultive son persil, ne veut pas se mettre à l’abri quand l’alerte est donnée. « Je refuse d’avoir peur » dit-elle. Préserver ce qui lui reste de liberté, ne pas céder à la terreur ambiante pour ne pas sombrer dans la folie. Un précepte qu’elle inculque bientôt à Ernst, en lui intimant de ne pas presser le pas lorsque retentissent les appels à se réfugier dans les bunkers.


Ce désir de « normalité » guide Elizabeth et Ernst jusqu’au bout de leur histoire : la plus belle expression en est le dîner qu’ils partagent, alors mariés, dans un restaurant luxueux, lieu qui n’existe pas, mais où, l’espace d’une soirée s’ouvre un vaste champ des possibles d’une vie amoureuse en dehors du conflit. Godard compare les deux amants à des autruches, notant à leur propos : « Ernst et sa Lisbeth les deux héros au visage si prémingerien, à force de fermer les yeux avec une ingénuité rageuse dans Berlin sous les bombes, arrivent en fin de compte plus au bout d’eux-mêmes qu’aucun autre personnage de film à ce jour. » Ernst et Lisbeth ferment les yeux, s’obstinent à mettre en scène leur vie telle qu’ils l’entendent, comme un besoin impérieux d’être plus fort que la mort. Vient à nouveau à l’esprit la séquence du restaurant, mais aussi la balade au bord de l’eau ou celle d’une bouteille de cognac débouchée en guise de célébration de l’amour avant qu’elle ne valse par la fenêtre, provoquant une franche hilarité, non feinte, chez nos deux amants. Elizabeth demande à Ernst son avis sur les tenues qu’elle va porter, fait d’un refuge dans une musée en ruines une « vie de bohème » qu’elle a toujours rêvé de mener. Pourtant, Sirk ne les place jamais dans un déni de la réalité, et en cela, fait d’eux des héros au sens le plus strict du terme, des êtres aux actions téméraires qui conduisent à un idéal moral et sentimental. Autruches, donc ? Pas vraiment. Mais l’amour surgit entre deux coups de tonnerre, étreint Ernst et Elizabeth pour ne plus les lâcher, les mâcher tout entier.



Car chez Douglas Sirk, et dans Le Temps d’aimer et le temps de mourir encore plus consciemment, le réel n’a de cesse de faire irruption dans le chiqué du mélodrame. Les larmes coulent, les étreintes sont passionnées, les lits sont froissés et défaits avec l’élégance d’un soap opéra de luxe, simple produit d’entertainment. Pour autant, le drame qui n’en finit pas d’éclater à l’extérieur est sans cesse rappelé au bon souvenir du film d’amour. Il faut encore mentionner les sirènes d’alertes sonnées à intervalles réguliers, avec une rigueur métronomique et terriblement angoissante, qui font se souvenir à Elizabeth qu’ « il est plus facile de mourir que de vivre ». Pour accentuer la dichotomie des situations, Sirk fait ici appel à des procédés artificiels (donc de cinéma) propres au film de genre qu’il confronte à des situations réelles, vécues. Le beau le dispute au laid, la douceur à la violence, et toujours l’un se nourrit de l’autre, tel cet arbre mutilé qui fleurit en avance sur la saison au contact de la chaleur des bombes. C’est certainement la plus belle réussite du film qui, en alternant plans larges d’extérieur au Cinémascope et plans d’intérieurs au recadrage incessant, capte avec le même élan et la même intensité les situations globales et les atermoiements personnels. Le Temps d’aimer et le temps de mourir passe ainsi du champ de bataille au confinement de la chambre, autrement dit du film à grand spectacle – au sens le plus noble du terme – au film dit « d’auteur ». Grâce au format panoramique, Russell Metty, chef-opérateur attitré de Sirk, offre des images saisissantes, en même temps que d’autres mouvements de caméra, en apparence anodins, enregistrent la moindre expression de visage, le moindre tressautement lié aux intempéries extérieures. Les techniques de cadrage semblent répondre à la structure du scénario lui-même, installant définitivement le film sur un fil vacillant, entre drame et film « vérité ». Alternant plans volontairement étirés (la séquence d’ouverture en est le meilleur exemple) et montage que l’on pourrait qualifier d’hésitant, grâce à des angles et des mouvements de caméra multiples, Sirk rend compte de la volatilité du bonheur comme du malheur.


Par ailleurs, notons l’utilisation de la Eastmancolor, procédé largement employé dans les années 50, moins connue que le Technicolor et qui, contrairement à ce dernier impressionnait les trois couleurs de base (rouge, vert, bleu) sur une seule et même pellicule, autorisant ainsi une plus grande fidélité chromatique. Là encore, Sirk se révèle coloriste de talent, en détachant des teintes immédiatement discernables et répétées à envie. Les dégradés de bleu-gris envahissent l’écran : uniformes des soldats, ciels tourmentés, bâtiments en ruine, ongles sales ; toutes les nuances se répondent avec un naturel confondant qui ne doit rien au hasard. Car son emploi des couleurs témoigne lui aussi d’une confrontation entre différentes situations antagonistes : quand les ouvriers, également parés de vêtements aux teintes grises fouillent les décombres à la recherche d’éventuels survivants, une éclaircie apparaît, laissant éclater un bleu presque ironique au vu du contexte, qui cadre mal avec la douleur omniprésente. Lorsqu’Ernst Graeber est abattu par un partisan russe au dernier plan du film, le printemps bourgeonne et la lumière se fait presque aveuglante, jetant un voile dérisoire sur la séquence, accentuant encore son caractère mélodramatique. Sirk attache une importance immense à ce que les images de son film soient belles, et on peut affirmer en toute objectivité qu’elles le sont. Il en va de même pour la musique, qui se fait majestueuse, voir pompière, dans les moments ouvertement dramatiques – la découverte par Ernst de la maison de ses parents détruite est soulignée par une grande symphonie rageuse – avant de laisser place au silence dans les moments plus intimistes – la peur dans les bunkers est palpable et s’exprime par le biais de râles et de souffles haletants.



L’intrigue du film fait intervenir un épisode de la vie personnelle de Douglas Sirk, qui met en scène ce qu’il imagine avoir été les deux dernières semaines de la vie de son fils. Un fils né d’un premier mariage et qui lui a été arraché très tôt lorsque sa première épouse, devenue militante nazie, embrigade le garçon en partie par vengeance envers son ex-mari, remarié avec une femme d’origine juive. De retour dans son pays d’origine, aussi éprouvé par certains rouages d’Hollywood que rempli de l’espoir de retrouver la trace de son fils, Sirk ne reverra jamais ce dernier, probablement tué sur le front russe au printemps 1944. Cette tragédie personnelle hante le film et lui imprime son aspect extrêmement réaliste. Sirk aura sans doute ressenti comme une urgence le besoin d’évoquer enfin ce traumatisme ancien, sinon de l’exorciser. Dès lors, Le Temps d’aimer et le temps de mourir s’envisage presque comme une histoire personnelle inscrite dans le genre codifié à l’extrême du mélodrame, et laisse pour le moins apparaître un lien étroit entre la dimension fictive et la matière autobiographique, lien qui se ressent pleinement dans la dénonciation du nazisme, franche mais assez peu subtile. La connaissance sensible de Sirk est bien celle des mécanismes sournois de l’idéologie nazie et de la conscience de la responsabilité individuelle. En témoigne la scène des retrouvailles entre Ernst, être naïf mais fondamentalement bon, attaché à la notion de justice, et un camarade d’enfance, Oscar Binding, fils de laitier devenu chef de district à la faveur de nouvelles amitiés nazies. Dans son appartement luxueux à l’opulence ostentatoire, Binding jouit d’un niveau de vie qu’il n’aurait jamais cru possible et sacrifie sa bonne conscience sur l’autel du plaisir, se délectant des atrocités commanditées par ses pairs. Tout le contraire d’Ernst : face à Binding, sa propre responsabilité dans les crimes de guerre avant sa permission lui apparaît dans toute sa clarté. Lorsqu’Ernst s’entretient avec Binding, ce dernier lui affirme : « Tu es des nôtres » et Ernst lui répond : « Oui, j’imagine ». Paradoxe du soldat croyant servir une cause juste et commune, celle de la nation, et qui s’est du même coup éloigné de ses convictions personnelles. Alors qu’il croit que sa relation avec Binding n’est qu’une simple « collaboration » afin que ce dernier puisse l’aider à retrouver ses parents, Elizabeth rappelle à Ernst qu’ « une minute par jour suffit aux assassins, du moins pour ceux qui tombent entre leurs mains ». Les mêmes assassins entre les mains desquels est tombé le fils de Sirk ? On peut le croire.


En guise de conclusion, notons enfin la modification du titre du livre d’Erich Maria Remarque, dont le film est adapté. Le Temps de vivre et le temps de mourir devient Le Temps d’aimer et le temps de mourir, modification légère mais primordiale, aussi bien aux yeux de Sirk que de Godard (« Faut-il vivre pour aimer ou aimer pour vivre ? ») Douglas Sirk confessera par la suite avoir été enchanté que le critique affiche un tel enthousiasme pour ce changement. Aimer, alors, puis mourir. Dans l’ordre. Pour Sirk, l’amour peut bien déclarer la guerre à la guerre, mais pas conjurer le sort. Et jamais plus que dans ce film on ne l’aura senti aussi près de ses convictions, aussi bien personnelles que cinématographiques. « L’important, nous prouve Sirk, c’est de croire à ce que l’on fait en y faisant croire ». Dans cette optique, Le Temps d’aimer et le temps de mourir est en effet une magnifique profession de foi, dans le cinéma, dans la vie, dans l’amour. En mariant avec tant d’habileté l’aspect historique, le mélodrame et la réflexion personnelle, Douglas Sirk signe une de ses plus belles réussites et nous donne également une définition possible du cinéma : faire corps avec le factice pour rendre compte du réel.

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La fiche IMDb du film

Par Geoffrey Carter - le 8 octobre 2015