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Critique de film

L'histoire

Adrien Courtois (Jean Carmet) est un inspecteur des impôts récemment retraité. Fier de sa réputation d’homme sérieux, il se fixe comme objectif de placer l’argent hérité par son épouse (Nelly Borgeaud). Il part alors à Paris, visite un cousin et rencontre Renaud Vicomte d'Homecourt de la Vibraye (Gérard Depardieu), également surnommé Raoul. Raoul travaille sur le marché à terme des matières premières. Il propose à Adrien de spéculer sur le sucre. Ce dernier se méfie mais tente le coup avec « un petit million »…

Analyse et critique

Tout d’abord assistant de Jean Delannoy, Gilles Grangier, Bernard Borderie ou Georges Franju, Jacques Rouffio fait ses armes pendant les années 50. Aux côtés de Grangier ou Borderie, il se frotte à un cinéma fort en gueule. Un cinéma dont la force tient avant tout dans une atmosphère et des dialogues portés par des comédiens charismatiques. Ce style va définitivement influencer Rouffio. En 1966, il devient réalisateur et met en scène L’Horizon d’après un scénario signé Georges Conchon. Le film dresse des portraits de déserteurs pendant la Première Guerre mondiale et… fait un bide ! Il faudra alors dix ans à Rouffio pour effectuer son retour derrière la caméra. En 1975, il adapte à nouveau un script de Georges Conchon, 7 Morts sur ordonnance. A cette occasion, il travaille avec Michel Piccoli et Gérard Depardieu. Un an plus tard, il réalise Violette et François avec Isabelle Adjani, Jacques Dutronc et Serge Reggiani. Son œuvre rencontre du succès et, en 1978, il fait une nouvelle fois équipe avec Conchon pour Le Sucre. Les deux artistes se retrouveront en 1986 pour une dernière collaboration, Mon beau-frère a tué ma sœur, une comédie avec Jean Carmet et Michel Piccoli.

Conchon et Rouffio sont deux noms assez indissociables du paysage cinématographique français des années 70. L’écrivain est un peu à Rouffio ce que Prévert était à Carné : on seulement un dialoguiste de talent mais surtout un artiste rare dont le style va transpirer sur la pellicule du cinéaste. Georges Conchon est un homme au parcours étonnant : dans les années 50, il travaille à l’Assemblée, voyage beaucoup, étudie et écrit ses premiers romans. Rapidement remarqué pour son style, il est embauché à la rédaction de France Soir. En 1964, il obtient le Prix Goncourt pour L’Etat Sauvage. Mais Conchon est atypique et refuse de limiter son champ d’action à la littérature. Il s’intéresse au cinéma et passe également le concours de secrétaire des débats au Sénat, une activité qu’il exercera jusqu’à sa retraite en 1980 !

En 1977, il écrit Le Sucre et, dans la foulée, en signe l’adaptation pour le cinéma. Le roman raconte l’histoire vraie d’une arnaque sur fond de crise du sucre. En 1974, sur les ondes d’Europe 1, on annonce une pénurie de sucre. Les Français réagissent immédiatement et se ruent dans les magasins afin de stocker cette denrée. Sur le marché à terme des matières premières, le prix du sucre flambe et attire des investisseurs de tous horizons. Mais les prix ne reflètent pas la réalité et la bulle spéculative finit par éclater (le 3 décembre 1974). Les banques, censées garantir les engagements, n’ont pas de réserves suffisantes pour répondre aux pertes des investisseurs. De son côté, l’administration financière n’a pas joué son rôle de garant des équilibres et paraît totalement désarmée face à cet effondrement du marché. Un trou de 66 milliards de francs doit être comblé. Afin d’éviter la faillite des gros porteurs et de trois banques françaises, l’Etat décide d’éponger la dette. Les petits investisseurs, quant à eux, doivent rembourser leurs pertes tout comme les contribuables qui iront de leur poche pour réparer les lacunes de l’administration et sauver les banques !

A la fois drôle et féroce, le roman de Georges Conchon est une farce moderne. Habité par des personnages hauts en couleur, des dialogues ciselés et des situations déjantées, il est un matériau idéal pour une adaptation cinématographique. Conchon s’associe donc à son ami, Jacques Rouffio. Le réalisateur réunit une troupe de comédiens "bigger than life" avec Gérard Depardieu, Jean Carmet,  Michel Piccoli, Roger Hanin, Marthe Villalonga ou encore Claude Pieplu. Le tournage démarre le 3 avril 1978 et prend fin près de deux mois plus tard. Sur le plateau, l’ambiance est bon enfant. Rouffio et son équipe assistent à la naissance d’une belle  amitié entre Gérard Depardieu et Jean Carmet. Les deux comédiens s’étaient déjà croisés sur les plateaux du Cri du cormoran, le soir au-dessus des jonques (Michel Audiard, 1970), du Viager et des Gaspards (Pierre Tchernia) et de René La Canne de Francis Girod (d’après un scénario de Jacques Rouffio !). Ici, ils partagent pour la première fois la tête d’affiche et leur complicité explose sous l’œil bienveillant du cinéaste…

Jean Carmet interprète Adrien Courtois, un homme à la fois timide et curieux, un candide plongé dans un monde cruel et complexe. Le comédien apporte toute sa douceur et sa sincérité à ce personnage. Il affectionne alors les rôles de naïfs et joue ici dans le registre de "l‘underacting", une technique d’interprétation qui nécessite de la précision et une forte immersion dans le rôle. Dans Le Sucre, il en fait la plus belle des démonstrations grâce à de petits gestes, des mimiques discrètes et son inoubliable regard lunaire. Carmet était un comédien peu sûr de lui. Il gardait toujours de petits papiers dans ses poches avec ses répliques. A peu près tout l’inverse de Gérard Depardieu, qui répétait quelques minutes avant les prises et faisait preuve d’une assurance insolente. Tout en puissance, vitesse et démesure, Depardieu était déjà un acteur hors norme. Avec son jeu si caractéristique, il transforme le personnage de Raoul en tornade. En mouvement perpétuel, il déborde de vie, attire l’attention, dégoûte et fascine à la fois. Dès son apparition à l’écran (dans un restaurant), c’est un déchaînement de vie : on lui court après, on crie son nom, les femmes se languissent à ses pieds. Mais attention, il ne faut pas réduire Depardieu à une énergie purement physique. Chez ce comédien, les dialogues résonnent comme dans un instrument de musique. Et aussi crus soient-ils,  les mots de Conchon y claquent avec une vitalité unique et une certaine forme d’élégance. Tout comme chez Bertrand Blier (qui venait de tourner Préparez vos mouchoirs), Gérard Depardieu est le comédien taillé sur mesure pour exprimer cette gouaille. Avec Jean Carmet, ils forment un couple tout en opposition. Si au début, les ressorts de la comédie se nourrissent de cette différence, par la suite l’amitié et la complémentarité des deux hommes s’imposent. La comédie laisse alors place à une forme de romance mise en scène avec finesse par Jacques Rouffio.

Aux côtés de ce duo, les seconds rôles ne se laissent pas écraser. Michel Piccoli incarne Grezillo, l’homme de la finance, celui qui tire toutes les ficelles du marché du sucre. Crâne rasé, cigare cubain vissé entre les lèvres, le comédien navigue entre folie et mégalomanie. Dans une scène éprouvante, il s’en prend aux investisseurs qui n’ont pas suivi ses recommandations. Piccoli joue alors avec une violence verbale à laquelle personne ne s’attendait sur le plateau.  Il hurle : « Il leur fallait encore le dernier petit sou, encore un petit sou » et signe l’une des scènes les plus impressionnantes du film ! On retrouve également Roger Hanin et Marthe Villalonga dans une caricature de couple de marchands pieds noirs : Hanin est Roger Karbaoui, l’homme qui investit sur le sucre et attire les petits porteurs. Lui aussi est dans la démesure : il crie, gesticule sans cesse, parle de lui à la troisième personne. Enfin, il serait injuste d’évoquer ce casting sans mentionner Claude Pieplu : la célèbre voix des Shadoks joue le rôle du Président Bérot, l’homme responsable du fonctionnement du marché à terme. Lui aussi force le trait et caractérise ainsi un personnage hors norme. Costume noir, cheveux plaqués, posture hautaine, il est l’archétype du haut fonctionnaire sûr de son fait. Son personnage est absolument savoureux et complète a merveille cette galerie d’hommes exubérants !

Des critiques reprocheront à Rouffio et à ses comédiens une outrance permanente, un manque de naturel considéré comme nuisible à une analyse sérieuse du système financier. Mais ici, Rouffio, Conchon et leur troupe s’inscrivent dans le registre de la farce. Ils évoluent dans la veine des comédies sociales italiennes des années 70 (Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon)  ou des œuvres de Molière. Au fond, Raoul est une sorte de Scapin moderne et courtois, un Léandre dont on se demande « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? » Mais si la satire est violente, elle n’en est pas moins rigoureuse ! Conchon a étudié en détail le fonctionnement du marché à terme des matières premières et s’est longuement penché sur cette fameuse crise du sucre. Il en a extrait tout les tenants et les aboutissants avec la méticulosité du haut fonctionnaire qu’il était alors. La complexité du marché à terme est décrite en détail, et il faut d’ailleurs être doté d’une culture financière assez solide pour comprendre chaque détail de l’intrigue. De son côté, Rouffio met en scène ce récit sans jamais faire d’impasse sur la description des mécanismes financiers. Il filme également la Bourse telle qu’elle existait pendant les années 70 : non pas un marché entièrement informatisé, où les traders agissent depuis leur bureau, mais un lieu de vie. Une espèce de criée ou les investisseurs hurlent et où les ordres sont notés sur des petits cartons. A ce titre, les scènes où Roger Hanin spécule sur le sucre ont des qualités documentaires remarquables. Et la mise en scène de Rouffio fait preuve d’un réel savoir-faire. En témoignent les nombreuses prises de vue dans des espaces réduits et surpeuplés (la Bourse, les bureaux de Karbaoui, les restaurants). Il y a dans ces plans un mouvement permanent. Rouffio y capte l’effervescence de la foule, son style évoque alors le cinéma de Jean-Paul Rappeneau, celui de la vitesse élégante…

Pour de nombreux cinéphiles, Le Sucre est une œuvre phare. Dans les suppléments du DVD édité par Gaumont, on aperçoit trois "fanatiques" capables de citer tous les dialogues du film. Il y a chez eux une forme de culte qui n’est pas sans évoquer celui porté aux comédies dialoguées par Audiard (Les Tontons flingueurs) ou plus récemment aux films de la troupe du Splendid (Les Bronzés). Et c’est certainement LA grande qualité du Sucre : des dialogues à la fois drôles et percutants portés par une troupe de comédiens aussi déjantés que talentueux. Avec cette satire de la finance, Rouffio et Conchon inscrivent également Le Sucre dans la veine de films comme L’Argent de Zola (adapté au cinéma par Marcel L’herbier et à la télévision par Jacques Rouffio !), ou plus récemment les deux opus de Wall Street signés Oliver Stone. Il va sans dire que Le Sucre reste plus que jamais d’actualité. Depuis le début des années 70, les mécanismes financiers n’ont fait que se complexifier et ont donné naissance à de nouvelles bulles (Internet, immobilier) et à de nouveaux scandales. Le monde reste peuplé de Grezillo (Bernard Madoff), de Raoul (Jérome Kerviel), de banques irresponsables (Lehman Brothers) et d‘administrations défaillantes… Mais derrière cette farce grinçante, le film est aussi une fable où l’amitié, le rire et le soleil emportent tout sur leur passage ! La dernière scène, d’une douceur bienfaisante, est une ode à la vie. Jean Carmet et Gérard Depardieu y respirent le bonheur d’être ensemble. « Les copains d’abord » comme le chantait Georges Brassens…

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La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 1 avril 2011