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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Soleil brille pour tout le monde

(The Sun Shines Bright)

L'histoire

En 1905 à Fairfield, une ville du Kentucky, un petit juge démocrate (Charles Winninger), vétéran sudiste de la guerre de Sécession, se présente à sa réélection. Il va connaître une fin de campagne agitée, qui débute avec le retour d'un enfant du pays, le fier et fougueux Ashby Corvin. Vont ensuite se succéder, tour à tour, un procès, une tentative de lynchage, les obsèques d'une prostituée, la révélation d'un secret de famille... Toute une série de grands et petits événements qui vont mettre le juge à rude épreuve.

Analyse et critique

« C'est vrai, Le Soleil brille pour tout le monde (quel beau titre !) était le film préféré de John Ford. C'est peut-être le film le plus évangélique que je connaisse, […] de tous les films de Ford celui que je préfère, que je reverrai jusqu'à ma mort avec la même joie, comme on écoute Bach. C'est du même niveau, à la fois d'une grande simplicité - simple comme l'Evangile - et d'une grande qualité d'émotion qui vient d'ailleurs, qui est vraiment d'ordre spirituel. »

Jean Collet - Petite théologie du cinéma (avec Michel Cazenave, aux éditions du Cerf 2014)

1 - Juge et Prêtre

Nous sommes dans une petite salle de tribunal du Kentucky, nous faisons la connaissance d'un petit juge, un homme rond, tout de blanc vêtu ; il appartient à la dernière génération des vétérans de la guerre de Sécession. Une femme est accusée, Mallie Cramp, une patronne de saloon. On ne saura pas clairement ce qui lui est reproché, une vague affaire de moeurs. Elle est rudoyée par l'accusation. Le juge, en revanche, l'invite à s’asseoir à la place des témoins, il lui rend le respect dû à une dame. On passe déjà à une autre affaire, celle d'un jeune Noir à qui l'on reproche sa paresse, son goût plus prononcé pour le banjo que pour la cueillette de coton. Il s'appelle à la fois US Grand et US Woodford, il porte en lui deux noms ennemis de la guerre civile dans une ville qui panse à peine les plaies de sa division. Le juge l'invite à jouer un air avec son banjo. Le jeune Noir ne se fait pas prier et exécute l'air de Dixie. Les vétérans sudistes, à l'extérieur, entendent ces accords et se précipitent au tribunal. Le juge n'hésite pas un instant à accompagner le banjo au clairon - il était clairon chez les tuniques grises. Le corps du jeune Noir et de son oncle se lâchent et se tortillent, une douce anarchie s'impose dans un lieu ô combien solennel. C'est étrange, ce rituel de justice mêlé à cette liberté des corps. Mais il n'y aucune dérision dans ce spectacle. Le juge donne sa décision : l'accusé est prié de revenir à son travail, en revanche il lui est vivement conseillé de soigner ses doigts pour ne pas négliger ses talents de musicien. Justice a été rendue. Qui est ce juge qui dépouille le tribunal de son formalisme et qui rend justice comme un enfant ? C'est un prêtre, oui, son nom est Priest.

Plus tard... Des limiers aboient. Dans le bas quartier de la ville, les Noirs se mettent à l'abri. Ils savent ce que signifie ces aboiements. Le jeune Noir, que nous avions laissé au tribunal, est maintenant accusé du viol d'une jeune femme. Il est enfermé à la prison de la petite ville. Une foule arrive pour le lyncher depuis Tornado, une bourgade du comté, où l'agression a été commise. Priest, vieux et décati, prend son courage à deux mains (peut-être a-t-il bu un peu du médicament que contient sa bonbonne). Il s'oppose à la meute. On pense bien sûr à Vers sa destinée (1939), lorsque Lincoln / Henry Fonda  défie de  manière similaire des lyncheurs. Sauf que ce dernier avait une tout autre carrure. Le petit Juge Priest, lui, n'hésitera pas à brandir son pistolet - on sent qu'il est parfaitement capable de s'en servir. Mais auparavant, il aura mis une distance entre lui-même et la foule, entre le Bien et le Mal. Alors que la meute grégaire s’apprête à prendre d’assaut la prison, Billy Priest, avec son parapluie noir, trace une simple ligne sur le sol. Défense de franchir. La séparation est un geste ô combien métaphysique, Dieu au commencement sépare la lumière des ténèbres. Priest finira par imposer sa volonté : « Vous allez me tuer, mais auparavant j'aurais abattu le premier d'entre vous qui franchira cette ligne. » La foule renonce, il impose la loi. Mais quelle loi ?

John Ford va nous faire comprendre le sens de ce tracé, de cette ligne, de ce geste, en nous rappelant un épisode des Evangiles. Une ancienne prostituée, arrivée la veille au soir dans une belle séquence de nuit, vient de mourir. Mallie Cramp, qui connaît le tempérament du vieux juge, demande à Priest d'accompagner les obsèques dans un temple. C'était la dernière volonté de la mourante et aucun pasteur n'acceptera de le faire. Priest, qui en s'opposant aux lyncheurs s'est mis une partie de la ville à dos, alors que l'élection pour le renouvellement de son siège est imminente, accepte. Nous assistons à la procession. Le réalisateur avait déjà demandé à son scénariste de La Poursuite infernale (1946), Winston Miller (1), de lui écrire une scène similaire. Elle n'a jamais figuré au scénario. Le cortège funèbre d'une prostituée, selon Ford, devait traverser la ville sans que personne ne le suive en dehors de la patronne et des filles. Puis quelqu'un aurait pris son courage à deux mains et se serait placé derrière le cortège. Devant son exemple, les autres citoyens auraient suivi et le cortège aurait pris des allures de parade. Tous d'anciens clients, selon John Ford. C'est à peu près ce qu'il nous propose ici. La procession est superbe, le cercueil de la prostituée est transporté sur un chariot blanc dont la vitre reflète la ville.

Au temple, Priest, devenu pasteur, choisit de raconter un célèbre épisode des Evangiles rapporté par Saint-Jean (8 - 1, 11). Celui de la femme adultère. Il raconte dans le détail comment les pharisiens rappellent à Jésus la prescription mosaïque de lapider les femmes adultères. Ils forment une meute autour de la pécheresse. Nous avons encore en tête l'épisode où Priest fait barrière aux lyncheurs. Un détail est rapporté, comment Jésus se mit à écrire quelque chose sur le sol avant de répondre aux pharisiens. On ne saura jamais, dans les écritures, ce qu'il a écrit. Ce geste, esquissé par le juge, est bien sûr à mettre en relation avec son tracé devant la prison. Pour de nombreux commentateurs, Jésus a voulu marquer une séparation, il a cherché a suspendre l'action, à prendre une distance. Une distance qui va offrir la possibilité d'une écoute, qui va faire entendre une autre parole. C'est la distance qui nous sépare du fanatisme. Qui nous rend libre. Non une liberté sans justice, non une liberté sans attaches, un écart entre soi et un discours absolu. De tous les cinéastes hollywoodiens, Ford est celui qui a le plus mis en garde contre une certaine forme d'idéalisme pour lequel on est toujours trop, ou pas assez. Cet idéalisme coupeur de tête. Cette distance, c'est celle prise pendant le procès lorsque le juge demande au jeune Noir de jouer un morceau de banjo ; il met en attente la décision de justice, en écoutant un autre son de cloche que celui de l’accusation et de la défense. Dans ce film, Priest s'oppose aux gens de vertu comme Jésus aux pharisiens. Lors d'une nuit absolument magique, il se rend à un bal organisé par une ligue de vertu, une soirée Grand limonade and Strawberry Festival d'où sont exclus les buveurs, dont il fait partie. Ce sera l'occasion de voir à l'oeuvre le trappeur Frère Finney - le génial Francis Ford (2) - qui, discrètement, écrase des fraises dans sa bonbonne à whisky.

[ATTENTION SPOILER]

On sort du temple. Il est temps d'aller voter, c'est un jour d'élection. L'adversaire de Priest, Horace Maydew (3), a déjà pris la tête du suffrage ; mais coup de théâtre, les habitants de Tornado n'ont pas encore voté. Entre-temps le véritable coupable du viol a été confondu, c'était le meneur des lyncheurs, Buck Ramsey, un éleveur de bétail. La foule vote massivement pour le juge car comme il est inscrit sur une pancarte : « Priest nous a sauvés de nous-mêmes. » Il aura mis une distance avec eux et leur fanatisme. Les deux candidats sont maintenant à égalité, le temps est compté, tout le monde a fait son devoir sauf une personne. Deuxième coup de théâtre, c'est Billy Priest... Nous devinons la suite. Le soir, la ville défile devant sa porte. Son très fidèle serviteur, Jeff Poindexter - Stepin Fetchit - lui apporte une dernière rasade de son médicament. Priest peut quitter la scène, on le voit depuis l'extérieur rentrer chez lui, il retourne d'où Ford la fait revenir : la Mort. Le film s'était ouvert avec le réveil du juge et celui de la petite ville, sortie tout droit d'un vieux souvenir nostalgique.

[FIN DU SPOILER]

2 - Généalogie

La communauté de Fairfield est encore séparée par les blessures de la guerre civile. Une autre cassure est au coeur du film, celle d'une filiation. De qui l'institutrice Lucy Lee est-elle la fille ? Elle a été élevée avec une grande dignité par le Dr. Lewt Lake. Un tableau va se dévoiler devant elle, comme un secret qu'on ne sait pas garder. On reconnaît le portrait du général Fairfield auprès d'une jeune infirmière qui a les traits de Lucy Lee. Le juge lui révèle la vérité : son grand-père n'est autre que le général, il ne l'a pas reconnue car son fils est mort dans une rixe, à cause de sa mère. Elle a fait sa connaissance, c'est la prostituée mourante que soigne son père d'adoption. Plus tard, au temple, les liens vont se renouer, le général viendra s’asseoir auprès d'elle, sa petite fille ; ce qui a été séparé est réuni. Le général porte le nom de la ville. Maintenant qu'elle connaît sa vérité, Lucy Lee peut former un couple avec Ahsby Corvin, un fier gaillard débarqué dans son comté natal au tout début du film, avec trois superbes chevaux. Lui aussi est un être à part, trop peu intégré à ce petit monde, c'est un solitaire. Pour Ford, ils formeront un couple, la première cellule de la communauté, au sens quasi organique du terme. Le film n'est pas naïf ni utopique, il est tourné en plein maccarthysme. Il ne cache jamais les nombreuses séparations : entre les vétérans du Sud et ceux du Nord, entre les Noirs et les Blancs, les vertueux et les pécheurs, les privilégiés et les pauvres. Cette ville, le spectateur finit presque entièrement par la connaître tant Ford nous fait découvrir ses lieux et ses citoyens. Le film n'est pas utopique mais plein d'espérance. Les cassures laissent des traces mais peuvent se recoller.

3 - Libre

Le Soleil brille pour tout le monde est une variation du film Judge Priest tourné en 1934. L'un des trois films que Ford réalisa avec Will Rogers, une très grande vedette outre-Atlantique aux opinions progressistes affichées. Dans ce premier film le nom du personnage est moins incarné, nous sommes face à un juge sans véritable discours pastoral. Priest est plus jeune, plus affirmé aussi. Ce n'est pas le petit bonhomme anxieux qui, pour démarrer le matin, a besoin de son médicament, une petite rasade de whisky. Ford a réalisé son remake hors du système des grands studios, fort du succès de la trilogie de la cavalerie et de L'Homme tranquille (1952). Il l'a produit en toute liberté, au risque de se marginaliser. Le scénario de Laurence Tucker Stallings est inspiré de trois nouvelles d'Irvin S. Cobb. The Sun Shines Bright, le titre original, est la reprise des premières paroles de la chanson My Old Kentucky Home, dont la musique accompagne le film. À cause de son échec commercial, le film sera la dernière production de sa compagnie Argosy Pictures, que Ford avait créée avec Merian C. Cooper, le père de King Kong.

La Republic Pictures distribua le film sans enthousiasme. Le long métrage passera de 101 à 90 minutes. Cette dernière version est celle habituellement diffusée à la télévision américaine. Un tirage de la copie personnelle de Ford a heureusement été retrouvé, par hasard, à l'occasion du transfert vidéo en 1991. (C'est celle qui est proposée sur le Blu-ray édité par Olive Films, cf. le test). Sur les copies qui ont circulé en Europe ne figuraient pas toujours l'ouverture, la scène de pêche et le réveil de Priest. Si le film mit en difficulté son réalisateur, qui dut accepter une commande, Mogambo, pour racheter sa réputation auprès des producteurs, il fut réalisé avec un maximum d'indépendance. C'est, de tous les films du cinéaste, le plus libre dans sa conception comme dans sa forme. Le Soleil brille pour tout le monde refuse l'exhibition des moyens, le spectaculaire et le sensationnel. Il est presque unique dans sa forme tranquille. La mise en scène cherche toujours à se faire oublier, à se fondre dans le mouvent du récit. Je n'ai à aucun moment employé le mot chef-d'oeuvre. Nous sommes en face d'un film de sagesse qui ne se mesure pas à la lumière de son impact immédiat. C'est pourquoi j'ai préféré explorer le sens plutôt que la forme.

Cet article est largement inspiré par le chapitre que Jean Collet a consacré au film dans son livre ô combien essentiel, John Ford La violence et la loi (Michalon, le bien commun 2004).

(1) Lire le témoignage de Winston Miller dans l'ouvrage collectif John Ford, sous la direction de Patrice Rollet Nicolas Saada (Les éditions de l'Etoile / Cahiers du Cinéma 1990).
(2) Le frère aîné de John Ford, dont le vrai nom d'état civil est John Martin Feeney, et non l'extravagant Sean Aloysius O'Fearna.
(3) Il est interprété par Milburn Stone, qui interprétait Stephen A. Douglas, l'adversaire politique de Lincoln dans Vers sa destinée.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

"Le Soleil brille pour tout le monde : rapports de classe",
une conférence de Bernard Eisenschitz à la Cinémathèque Française

Par Franck Viale - le 12 janvier 2015