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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Salaire du diable

(Man in the Shadow)

L'histoire

Un ouvrier mexicain travaillant dans un ranch est froidement abattu par deux contremaitres. Ben Sadler, le shérif de la petite ville de Spurline au Nouveau-Mexique, enquête sur la disparition de celui-ci. Il suspecte assez rapidement les hommes de main du riche éleveur Virgil Renchler. Ce dernier est un notable omnipotent aux méthodes violentes qui a permis à la ville de prospérer. Il voit d'un mauvais œil les soupçons qui pèsent sur lui suite aux révélations faisant état d'une liaison entre la victime et sa fille. Dès lors, il fait pression sur l'homme de loi et sur la population afin de faire stopper l’enquête sous peine de ruiner la ville qui ne subsiste que grâce aux retombées économiques de son ranch...

Analyse et critique

Spécialiste des films de série B, Jack Arnold a commencé sa carrière de réalisateur avec un moyen métrage social sur les ouvriers américains du textile (With These Hands en 1950). Ce film primé aux Oscars lui ouvre les portes de la Universal où il s'illustre tout d'abord avec des films fantastique (L'Étrange créature du lac noir en 1954) ou de science-fiction (Le Météore de la nuit en 1953, L'Homme qui rétrécit en 1957). Mais avant de s'affirmer définitivement dans une carrière à la télévision, il réalise plusieurs westerns : le médiocre Tornade sur la ville (1955) avec Lex Barker, le très réussi Crépuscule sanglant (1956) interprété par Rory Calhoun et le plus connu des cinéphiles, Une balle signée X (1959), réputé comme l'un des meilleurs films tournés par Audie Murphy. C'est en 1957 qu'Arnold tourne Le Salaire du diable produit par Albert Zugsmith, déjà producteur de ses deux précédents films, Crépuscule sanglant et L'Homme qui rétrécit, considérés comme des réussites dans leur genre.

Cette nouvelle production Universal a tout d'un western sans en être un : c’est un film beaucoup plus contemporain qu'un western classique dans la lignée de Seuls sont les indomptés de David Miller (1962) ou Willie Boy d'Abraham Polonsky (1970). Ici l'histoire se déroule dans les années cinquante et, surtout, le scénario affiche des ambitions inhabituelles dans le genre. On y découvre un rancher tout-puissant et omnipotent, régnant en maître sur une vaste propriété du Nouveau-Mexique et imposant sa loi à la population locale. Jusqu'ici rien de bien original sauf qu'Arnold met en évidence certaines dérives de la société américaine, notamment l’asservissement des immigrés mexicains exploités et méprisés. Dès la première scène, il nous dévoile les conditions de vie déplorables de dizaines de travailleurs agricoles entassés dans un dortoir surpeuplé.

Cette précarité tranche avec la grande demeure du propriétaire, située à seulement quelques mètres, dont un panneau interdit l'accès aux "laboureurs". Deux mondes s'opposent ici : celui des riches propriétaires américains et celui des peónes. Ce panneau symbolise en somme le Rio Grande séparant les riches Etats-Unis du Mexique défavorisé. Si le film ne développe qu'assez succinctement ce thème (surtout à son début), c’est bien l'un des rares parmi ses contemporains à évoquer le sujet. Le Salaire du diable n'est donc pas une série B anecdotique mais une œuvre à caractère politique et antiraciste. S'il n'a pas la force de Trois enterrements de Tommy Lee Jones  (2005), c’est bel et bien un plaidoyer social contre l'exploitation des ouvriers immigrés, aux antipodes des vieux films hollywoodiens traitant parfois avec mépris et indigence le peuple mexicain.

L’autre thématique, davantage développée, est celle de l’homme de loi qui lutte seul face au despote local et subit l'hostilité de ses concitoyens. S'il est en cela très proche de La Poursuite impitoyable d'Arthur Penn (1965), le film d’Arnold est de presque dix ans son ainé. Il est ainsi permis de croire qu’il a inspiré en bonne part le futur réalisateur de Bonnie and Clyde (1967). Comme dans le film de Penn, un shérif refuse de se soumettre à la loi du riche propriétaire capitaliste. Ce rôle magnifiquement interprété par Jeff Chandler nous fait penser en bien des aspects à celui tenu par Marlon Brando. Mais Chandler, dont le jeu d’acteur est pourtant tout en retenue pendant les deux premiers tiers du film, semble davantage concerné par son rôle que Brando ne le fut, ce dernier s'étant assez vite désintéressé du film tourné par Penn.

On peut aussi comparer le rôle de Jeff Chandler à celui de Spencer Tracy dans Un homme est passé de John Sturges (1955), autre grand plaidoyer antiraciste de l'époque. A l’instar du protagoniste de cette œuvre, celui interprété par Chandler subit l'hostilité générale : mépris des notables inquiets des conséquences (ici, essentiellement économiques), menaces de mort... jusqu'à ce que les citoyens prennent conscience de leur erreur et lui apportent leur soutient. Le shérif de Spurline n’apparaît pas tel un héros ou un justicier, c’est un homme ordinaire accomplissant son devoir. Jeff Chandler s'est donc vu confier un rôle certes moins flamboyant que le Cochise de Delmer Daves dans La Flèche brisée (1950) mais plus subtil qu’il n’y paraît. Son interprétation est à la hauteur, démontrant son talent d’acteur sous-estimé - rappelons qu’il avait tout de même été nommé à l'Oscar du meilleur second rôle pour son interprétation du chef Apache. Sa prestation est ici l'une des plus abouties de sa trop courte carrière (Chandler décèdera prématurément à l’âge de quarante-deux ans).

Celui qui incarne le riche éleveur puissant et mégalomane (son ranch porte le nom de "Golden Empire") n’est autre qu’Orson Welles. Son personnage se croit au-dessus des lois et se fait assister d'hommes de main et de contremaitres tout aussi peu recommandables. C'est également un tyran domestique à tel point que sa fille contribue à sa chute. Welles joue donc un personnage détestable ne retrouvant un soupçon d'humanité qu’en toute fin du film. Bien que son rôle soit proche de ceux qu’il a déjà incarnés à plusieurs reprises (Citizen Kane en 1941, La Soif du mal en 1958), son talent est ici moins évident. Dans une interview, Bertrand Tavernier signalait qu’il avait réussi à imposer à Arnold son style vestimentaire et exigé la réécriture de ses dialogues - à laquelle il participa. Son comportement et son influence auraient pu desservir le film, en atténuer le propos, fort heureusement Jack Arnold réussit à canaliser son acteur. Celui-ci ne s'accapare pas l’entièreté des scènes ou il apparaît, comme John Wayne le faisait. Il en résulte que Welles n’est pas toujours à l'aise dans ce film, notamment dans les scènes plus intimes où le rancher est face à sa fille. Le dénouement du film ne lui laisse pas davantage l'opportunité d'exprimer pleinement son talent. Sans doute le format de série B (des films très courts) lui convenait moins, alors qu'il devenait presque encombrant du fait de sa forte personnalité. Welles livre donc ici une prestation mineure dans sa filmographie mais on ne saurait bouder son plaisir de revoir cet acteur dans un film, il est vrai à petit budget.

Parmi les interprètes féminines du film, on retrouve Colleen Miller déjà vue dans l'excellent Les Années sauvages de Rudolph Maté (1956). Son personnage est l'un des rares à s'opposer dès le début au patron du "Golden Empire". Son apparente fragilité et son ingénuité tranchent avec les protagonistes masculins qui l'entourent. L'autre personnage féminin du film, la femme du shérif, est jouée par Barbara Lawrence, aperçue dans Chaînes conjugales de Joseph L. Mankiewicz (1949). Mais son rôle est ici très secondaire. Comme dans les précédents westerns d'Arnold, dans lesquels Mara Corday et Martha Hyer faisaient un peu potiches, le scénario du Salaire du diable ne fait pas la part belle aux femmes. Colleen Miller a certes un rôle un peu plus fouillé, mais sans plus. Dans le registre du brave homme loyal et sympathique, on retrouve Royal Dano (Johnny Guitar de Nicholas Ray) qui traine comme à son habitude sa longue silhouette dégingandée et son regard mélancolique. Parmi les notables de la ville on reconnaît Paul Fix, acteur d'innombrables productions westerniennes de l'époque (Les Quatre fils de Katie Elder).

Enfin et surtout, dans les rôles de brutes on retrouve deux spécialistes du genre : John Larch, déjà exubérant dans le Quantez de Harry Keller (1957), et Leo Gordon, qui avait tourné l’année précédente Crépuscule sanglant pour Jack Arnold et qui campe cette fois un contremaître d'une brutalité sadique et sans morale. La force physique et le cynisme de ce dernier inspirent franchement la peur. Arnold a toujours très bien choisi ses seconds rôles de "méchants" pour mettre en exergue la violence : car si elle n'est parfois que suggérée (notamment dans la scène où le jeune Mexicain se fait défoncer le crâne), elle est présente tout au long du film. Larch et Gordon sont les pendants de Grant Williams (impressionnant) dans Crépuscule sanglant. Ils se montrent tout aussi épouvantables quand ils trainent le shérif derrière une corde accrochée à une bétaillère, en tirant sur tout ce qui bouge, que Williams ne l’était lorsqu’il terrorisait un couple de fermiers âgés avec sadisme et cruauté.

Sans doute fallait-il ces excès pour justifier dans le scénario l'opprobre tardif des habitants de la bourgade. Toutefois, malgré l'étalage ostensible de violence, il s'agit plus ici de dénonciation que de fascination. Le cinéma d'Arnold est en contradiction avec celui de Sam Peckinpah (Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia en 1974) ou Quentin Tarantino (Reservoir Dogs) qui magnifient la violence quitte à choquer. Au contraire, ce film se révèle notamment une dénonciation de la barbarie : l'allusion du barbier italien comparant le rancher à Mussolini (sans le nommer) ou la présence du berger allemand plutôt agressif à l'entrée du ranch sont des métaphores sur l’antifascisme. Arnold met en évidence la violence et l'oppression pour mieux les dénoncer. Le dénouement du film, un peu trop heureux pour être crédible, est là pour le prouver : il s'agit plus d'une fable sociale et politique. Le Salaire du diable n'est donc pas un western classique mais bien un western résolument moderne et porteur de messages. Son scénario dense et ramassé est signé Gene L. Coon, qui écrira ensuite celui d'Une balle signée X. La particularité de ses deux scripts est d’être totalement dénués d'humour. Pas le moindre rictus à attendre à la vision du film qui nous intéresse ici.

Cette exploration assez sombre des mauvaises consciences témoigne d'un tournant dans l'usine à rêve hollywoodienne : on y montre une Amérique sortant de l’ère du Far West mais toujours en quête de civilisation. Le dénouement heureux du film n'est qu'une parenthèse, utilisée pour atténuer la noirceur des sujets évoqués. Un des aspects dérangeants est l'aversion que suscite l’immigration clandestine. Or, presque soixante ans après sa réalisation, on ne peut que constater le modernisme du propos plus que jamais d'actualité aux Etats-Unis, comme en Europe. De même les seules amitiés mises en évidence concernent les ouvriers mexicains vivant dans le dénuement. On peut y déceler une charge subtile contre l'opulence qui corrompt la société américaine, la rend individualiste. Arnold parvient donc à faire passer un message progressiste sans pour autant tomber dans le piège de la caricature. Ces thèmes auraient mérité d'être développés avec plus d'ampleur, mais reconnaissons-lui la force de son propos par rapport au budget minimaliste dont il a bénéficié.

Tout comme sa trame, la noirceur du Salaire du diable tient aussi à sa forme : aucun lyrisme dans la mise en scène, tout est efficacité et nervosité. Pas de scènes ni de plans inutiles : l'action, les dialogues percutants et le rythme priment sur l'esthétisme. Les décors bien que soignés ne sont absolument pas mis en valeur, mais plutôt dépouillés. Celui de la bourgade fait vraiment penser à une ville de western classique où les chevaux sont remplacés par des voitures, mais le cinéaste ne le met pas plus en évidence que les paysages du Nouveau Mexique. Le film ne se veut vraiment pas esthétique, son intérêt réside ailleurs. De même, la musique ne cherche pas à rendre le film lyrique. Celle-ci n’est pas particulièrement inspirée mais contribue au sentiment d'oppression, tout comme la photographie en noir et blanc qui rend l'atmosphère résolument sombre. Certaines scènes sont d’ailleurs bien plus proches du film noir que du western. Le titre original, Man in the Shadow, est vraiment dans le ton du film alors que le titre français cadre moins avec le sujet. Une bizarrerie assez rare pour être signalée : les photographies des acteurs principaux apparaissent lors du générique du début.

Du côté du fond, le romantisme et la mièvrerie sont ici bannis. Rien de romanesque à se mettre sous la dent, Le Salaire du diable n'est pas un divertissement de masse cherchant à capter toutes les sensibilités. C'est aussi ce qui rend ce film différent des productions qui lui étaient contemporaines. En plus d'être un film d'action en apparence classique, c'est un brillant révélateur de la mauvaise conscience américaine. Il s'en est fallu de peu pour qu'il s'avère aussi marquant que son prédécesseur Un homme est passé, mais le film de Sturges a bénéficié de moyens qu'Arnold n'a tout bonnement pas eu à sa disposition. La qualité de son film n'en est que plus remarquable vu sous cet angle. On a donc affaire ici à une série B efficace, moderne et progressiste, susceptible de ravir les amateurs de westerns ainsi qu’un public plus exigeant. C’est l’un des films les mieux maitrisés tournés par Jack Arnold , sans doute aussi le plus sombre. Les inconditionnels d’Orson Welles y trouveront probablement aussi leur compte. Au final, ce n'est pas un chef-d'œuvre mais assurément un film parfaitement huilé, aux ambitions louables. Une réussite et une rareté à redécouvrir.

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La fiche IMDb du film

Par Freddy Dupont - le 14 mars 2016