Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Salaire de la violence

(Gunman's Walk)

L'histoire

Lee Hackett (Van Heflin), un important éleveur de chevaux, n’est plus très en phase avec son époque de plus en plus soucieuse de justice et de paix. La loi du plus fort et celle des armes ont tendance à disparaître alors que Lee a construit son "empire" en se basant essentiellement dessus. Veuf, il a élevé seul ses deux fils selon ses valeurs viriles, sans se soucier du changement de la société ni de ses conséquences sur deux caractères aussi différents. Ils vont finalement chacun d’eux lui poser des problèmes et "lui faire honte". Le plus jeune, Davy (James Darren), décide de s’affranchir de sa tutelle en refusant l'usage de la violence et, comble du déshonneur, tombe amoureux de Clee (Kathryn Grant), une métisse ; l’aîné, Ed (Tab Hunter), en s’enfonçant au contraire dans la violence la plus débridée sans arriver à se contrôler, cherche à égaler voir à dépasser son père-mentor sans comprendre qu’il s’en éloigne encore plus. La confrontation entre les trois hommes tourne à la tragédie familiale à partir du jour où Ed, encouragé à la compétition par son père qui voulait savoir qui était le meilleur cavalier, lors d’une chasse au mustang pousse de sang-froid son rival indien (le frère de Clee) dans un ravin où il trouve la mort. Jugé pour ce meurtre, Ed est relaxé suite au faux témoignage d’un maquignon véreux (Ray Teal) qui, en échange de ce parjure, se fait donner quelques chevaux par Lee qui lui est reconnaissant d’avoir sauvé la vie et la réputation de son fils. Mais à son tour, ce sale type se fait descendre par Ed pour qui la spirale de la violence semble ne plus vouloir s’arrêter...

Analyse et critique

En mai 2011, Antoine Royer dans sa critique du 4ème homme (Kansas City Confidential) me prenait à partie en écrivant : "Si Phil Karlson a également officié dans le western - notre émérite spécialiste local pourrait par exemple venir dire le bien qu’il pense du sympathique Gunman’s Walk (Le Salaire de la violence)..." Mieux vaut tard que jamais et, près de trois ans plus tard, ma réponse est désormais portée à votre connaissance sous la forme d’un avis sur ce film encore très peu connu voici encore quelques années en arrière, et qui commence à peine à sortir de l’oubli où il fut laissé. Quoi qu’il en soit, Antoine ne croyait pas si bien dire puisque je ne vais écrire quasiment que du bien sur ce Gunman's Walk qui est bien plus que sympathique, s’agissant tout simplement de l’un des plus beaux westerns psychologiques des années 50. Si Phil Karlson (dont le nom ne parlera encore aujourd’hui qu’à un cercle restreint de cinéphiles malgré sa soixantaine de films au compteur) fut surtout associé au films noir et policier, genres aux seins desquels il œuvra majoritairement, il réalisa également cinq ou six westerns de série B depuis 1947, quasiment tous inconnus au bataillon, avant ce Gunman’s Walk qui sortit à la sauvette en France, qui fut accueilli très tièdement par la critique et qui resta aux abonnés absents de quasiment toutes les bonnes anthologies du genre. C’est assez récemment que sa cote de popularité commença à remonter, et ce regain d’intérêt n’est qu’amplement mérité au vu des très grandes qualités que cette œuvre recèle à quelque niveau que ce soit, aussi bien dans la mise en scène que dans le scénario, la musique que la photographie ainsi que l’interprétation d’ensemble. Un western dont Karlson était fier (d’autant qu’il avait réussi à arracher quelques larmes au pourtant peu sensible Harry Cohn, patron de la Columbia), et qu’il s’agit de réhabiliter et de réévaluer de toute urgence, ce que l’indispensable éditeur Sidonis nous permet aujourd’hui de pouvoir faire.

Un western en tout cas très représentatif de la seconde moitié des années 50, période au cours de laquelle la psychologie s’est fortement incrustée à l’intérieur du genre. Il y eut certes bien quelques tentatives dans les années 40 comme Pursued (La Vallée de la peur) de Raoul Walsh, mais à quelques autres exceptions - comme déjà en 1951 une histoire d’antagonisme entre deux frères dans La Vallée de la vengeance (Vengeance Valley) de Richard Thorpe, - c’est surtout John Sturges qui avait généralisé l’hybridation à partir de Coup de fouet en retour (Backlash). La deuxième moitié de la décennie a vu également se multiplier les westerns mettant en scène de tragiques drames familiaux comme par exemple The Furies d’Anthony Mann, La Lance brisée (Broken Lance) d’Edward Dmytryk ou encore Le Souffle de la violence (The Violent Men) de Rudolph Maté, ce dernier réalisateur ayant d’ailleurs été pressenti pour mettre en scène Le Salaire de la violence. Mais le film de Phil Karlson leur est supérieur et pourrait même être l’un des plus beaux fleurons de ces deux courants, psychologique et familial, bien plus convaincant aussi que Libre comme le vent (Saddle in the Wind) de Robert Parrish, sorti la même année et assez similaire. Gunman’s Walk (titre original bien plus "poétique" que le rude titre français qui représente pourtant mieux la gravité du film) est pour commencer un western très intéressant sur une civilisation changeante et la difficulté pour certains de s’adapter à une telle société tendant à l’apaisement, les éleveurs étant toujours prêts à tout pour défendre leurs acquis les armes à la main alors que les citoyens en viennent désormais à plus accorder leur confiance aux hommes de loi et de justice qui refusent au contraire de plus en plus que l’on soit armé. Tout cela amène aussi une réflexion sur la violence (qui ne peut mener qu’au malheur), les armes, la loi, la justice et les préjugés raciaux au quotidien puisque les massacres dus aux guerres indiennes n’ont toujours pas été oubliés par les pionniers. Tout ceci est vu au travers d’un déchirement familial et d’un conflit intergénérationnel : désir de s’affranchir du modèle paternel pour l’un, aspiration d’au moins l’égaler pour l’autre, les deux situations génèrent la rivalité et parfois même la confrontation physique, y compris d’ailleurs entre les deux frères malgré le fait qu’ils fassent tout pour essayer de s’entendre (ce que l'on comprend dès la première séquence, la tension étant déjà prégnante malgré une certaine bonhomie apparente).

On ne relève presque aucun schématisme dans les différents portraits tracés, que ce soit pour les protagonistes principaux ou les seconds rôles, tous aussi richement dessinés par le talentueux scénariste Frank S. Nugent (partenaire privilégié de John Ford pour qui il écrira parmi ses plus beaux films comme - excusez du peu - Fort Apache, La Charge héroïque, L’Homme tranquille, La Prisonnière du désert...) Aucune sensiblerie, aucune mièvrerie, aucun sentimentalisme, aucun manichéisme au sein de son formidable scénario qui pourra même paraître froid de prime abord en raison de la difficulté à éprouver de l’empathie pour les deux personnages principaux, respectivement interprétés par un Van Heflin toujours aussi impérial et un Tab Hunter qui nous aura ici grandement étonnés. Il était assez culotté et très moderne de la part des auteurs d’avoir mis sur le devant de la scène deux protagonistes aussi peu aimables. Mais, avant de revenir sur leurs performances d’acteur sur et la richesse de leur personnage, disons tout le bien qu’il faut penser du reste de la distribution, à commencer par James Darren sur qui à peu près tout le monde s'est acharné comme à chaque fois que l'on est en présence d'un personnage destiné à servir de faire-valoir au charismatique bad guy. En effet, pourquoi critiquer la fadeur de l’acteur alors que c’est son personnage qui semble l’être en comparaison de son rival de frère ? Davy est un garçon doux et rêveur qui abhorre la violence et qui reste très discret, le jeu de Darren s’accorde donc parfaitement avec son personnage qui aime se mettre en retrait ; il me semble donc totalement injuste de l’avoir à ce point vilipendé surtout qu’il s’en sort au contraire très bien, y compris lors des rares très belles séquences romantiques du film où il se retrouve avec la future miss Bing Crosby à la ville, à l’affiche de nombreux films noirs de Phil Karlson, la douce et très charmante Kathryn Grant (un très beau protagoniste que celui de cette noble métisse). Le couple qu’ils forment se révèle même très convaincant, très attachant, un symbole de la société plus démocratique qui se met alors en place, intégrant les différentes races, acceptant la mixité, délaissant la loi des armes et du plus fort pour plus de justice et de paix.

Une société représentée ici avant tout par le shérif, son adjoint, l’agent aux affaires indiennes et le juge, des personnages tout aussi bien croqués et intelligemment décrits que les trois protagonistes principaux par Frank Nugent, respectivement tenus par Robert F. Simon, Mickey Shaughnessy, Edward Platt et Will Wright, tous les quatre parfaits - le deuxième déjà inoubliable en boxeur l’année précédente dans le jubilatoire La Femme modèle (Designing Woman) de Vincente Minnelli. Le shérif tente par tous les moyens de faire respecter la loi sans qu’il y ait effusion de violence, devant néanmoins sans cesse louvoyer entre son estime pour les Hackett et la tranquillité de sa cité. Son adjoint est un ex-boxeur qui fait des efforts et prend sans arrêt sur lui pour essayer de remettre la jeune tête brulée sur le droit chemin. Quant au représentant aux affaires indiennes, nous en avons pour une fois un portrait lui aussi très nuancé, celui d’un homme noble et prenant fait et cause pour les natives qu’il a en charge : c’est bien l'une des rares fois où ce type de personnage n’est pas dépeint comme un margoulin. Le docteur et le juge, malgré un faible temps de présence, sont tout aussi bien croqués, eux aussi avec nuance. Enfin, Nugent nous représente l’un des rapaces à la fois les plus mielleux et les plus haïssables qu’il nous ait été donné de voir en la personne du maquignon, superbement interprété par Ray Teal. Mais revenons-en au duo tête d’affiche. Le frère de Davy, Ed, est celui par qui le scandale arrive ; la géniale idée de ce casting est d'en avoir confié l'interprétation à Tab Hunter dans un total contre-emploi, idole d’une certaine jeunesse sage de l’époque, et dont les rôles habituellement dévolus étaient ceux de jeunes premiers un peu ternes comme dans Collines brûlantes (The Burning Hills) de Stuart Heisler où il ne faisait pas vraiment le poids face à une toute jeune Natalie Wood. Il dira toujours que Phil Karlson lui aura donné ici son plus beau rôle. Son visage de beau gosse fait ici merveille, d’autant qu’il incarne le Mal ; mais un Mal qui peut toucher car issu d’un amour trop exclusif pour son père qu’il a toujours pris pour héros et modèle. Le contraste entre la beauté physique du comédien et la violence de son personnage rend le film encore plus passionnant et ambigu, d’autant que Tab Hunter se révèle tout à fait convaincant. Ed, c’est le jeune homme qui, à l’image de son père, ne supporte pas que l’on soit meilleur que lui ; ce perpétuel désir de compétition se retournera à la fin contre celui qui le lui a inculqué, le fait de porter encore des armes alors que la période préconise de s’en séparer transformant la rivalité en drame à la brutalité exagérée.

Pressentie dès le début du film, la confrontation entre ces trois figures archétypales tournera donc à la tragédie familiale suivie d’une prise de conscience salvatrice qui donnera à son final une puissance émotionnelle insoupçonnée jusque-là, le film de Phil Karlson ayant été au contraire plutôt froid dans l’ensemble. Le troisième principal protagoniste est donc le père, magistralement incarné par un acteur sur lequel on ne cesse de s’extasier, tout récemment absolument inoubliable dans le chef-d’œuvre de Delmer Daves, 3h10 pour Yuma. Il incarne un rancher aux valeurs désuètes, qui ne veut surtout pas voir que la société qui l’entoure subit une importante mutation. Il s’agit d’un homme qui, certain d’être à l’origine de la prospérité de sa cité, se croit encore tout permis, faisant ses entrées en ville d’une manière fracassante et inélégante, estimant avoir presque tous les droits. Ses concitoyens n’osent d’ailleurs pas lui dire grand-chose, les règles semblant être édictées pour tout le monde sauf pour lui, toujours un peu considéré comme le "tyran local". Où l’on se rend compte que malgré les évolutions positives de la société et de ses règles, les grands propriétaires terriens paraissent toujours avoir des passe-droits. Malgré les aspects "m’as-tu-vu" déplaisants du personnage, on se prend à le trouver attachant lorsqu’on se rend compte qu’il est vite dépassé par les comportements rebelles de ses deux fils aux caractères portant antinomiques, lorsque ses certitudes sur la vie commencent à se fissurer au point de le faire littéralement s’effondrer lors de ce magnifique final, l’un des plus mémorables de l’histoire du western, du niveau de celui de Comanche Station de Boetticher.

Non content dans le fond de brasser une multitude de thèmes habituels du western avec intelligence et modernité, d’intégrer en plus de tout cela une belle réflexion sur l’éducation machiste et ses conséquences, le film bénéficie également d’une belle et ample mise en scène. Phil Karlson semble manier le Cinémascope avec dextérité, certains travellings latéraux lors des "poursuites" à cheval se révélant franchement impressionnants. La photographie de Charles Lawton est très réussie ainsi que la musique raffinée et sensible de George Duning, un compositeur à redécouvrir d’urgence, déjà auteur l’année précédente du score inoubliable du 3h10 pour Yuma de Delmer Daves. Le Salaire de la violence est un film dense et superbement écrit au cours duquel, outre le fait de narrer une tragédie familiale poignante, le cinéaste parvient en peu de temps et de moyens à brosser un portrait assez juste du Far West de cette fin de XIXème siècle. A découvrir ou à redécouvrir d'urgence !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 10 mai 2014