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Critique de film
Le film

Le Pornographe

(Erogotoshi-tachi yori: Jinruigaku nyûmon)


 

L'histoire

M. Ogata vit avec une veuve qui a deux enfants adolescents. Il est d'ailleurs attiré par sa belle-fille tandis que sa compagne, qui est persuadée que son mari s'est réincarné en une carpe, entretient une relation proche de l'inceste avec son garçon. Pour faire vivre cette famille, Ogata tourne et vend des films pornographiques clandestins.

Analyse et critique

En cinq ans, le Japon a profondément évolué et a connu un foudroyant renouveau économique symbolisé par les Jeux Olympiques de 1964 et le lancement du Shinkansen (1) la même année. Il va sans dire que la peinture de Cochons et cuirassés semble bien lointaine. Si, dans ce dernier, les protagonistes adaptaient leurs "services" à l'armée d'occupation américaine, dans Le Pornographe l'offre et la demande concernent une nouvelle classe aisée et désirant jouir de sa richesse. Dans ce récent capitalisme effréné, Ogata trouve normal de fournir ce genre de services qui permet selon lui de consolider la démocratie naissante japonaise, puisqu'elle concrétise des fantasmes que ses clients auraient bel et bien accomplis auparavant. « Les orgies sont la voie de la liberté. Sans moi les gens souffriraient », déclare-t-il. Seulement la réalité n'est pas aussi rose (quoique...) et les fantasmes au centre de ses petites productions recoupent souvent de réelles pratiques sexuelles déviantes ou immorales. Cette perversité ambiante semble contaminer toute la société et donc le film, lequel adopte le point de vue d'un voyeur qui épierait pratiquement chaque scène. Une réalisation volée dans laquelle la caméra est souvent placée à l'extérieur de la pièce où se déroule la scène. Il en résulte un recourt fréquent aux plans larges où les personnages se trouvent derrière des fenêtres, des grilles, des aquariums, des vitrines ou plusieurs tables de restaurant. C'est parfois même la caméra qui est malade en optant pour des plans décadrés à 90°.


Imamura cherche à questionner et mettre en abyme les déviances que le jeune cinéma pink (2) met en place pour attirer le public dans les salles et bientôt pallier les frustrations d'un public masculin qui se sent étouffé par la société. Le cinéaste ne veut donc à aucun moment rendre son film excitant ou racoleur. Malgré ce que pourrait laisser croire son titre, Le Pornographe ne dévoile aucune nudité si ce n'est la poitrine de la veuve dans une scène qui n'a absolument rien d'érotique. Au contraire, elle cristallise toute l'aliénation d'une galerie de personnages qui construisent eux-mêmes leur propre prison à cause d'une culpabilité et de désirs refoulés qui sont autant de tabous. Il n'est pas anodin que dans cette optique, cette poitrine sera exhibée à une foule (vraisemblablement réelle) de passants depuis la fenêtre grillagée d'une chambre d’hôpital. Le film sonde les dérives d'une société déboussolée qui s'est sans doute trop rapidement adaptée à une nouvelle économie et à une démocratie dont les Japonais ignorent la portée. On peut avancer que l'obsession pour le mari mort renvoie à un passé récent du Japon dont les habitants ne sont pas totalement affranchis. Les chamboulements socio-politico-économiques ont peut-être été trop rapidement évacués comme un passé honteux, faussant les repères et les valeurs établies. Après tout, pourquoi l'inceste serait-il condamnable ? Quel mal y a-t-il à coucher avec sa fille autiste ? Qu'impliquent la démocratie et la liberté ? Que faire de son argent et de son pouvoir ? Que vont devenir les rapports hommes-femmes ? Tant de questions soulevées par le film, en avance sur leur temps et qui rencontrent désormais beaucoup d'écho au Japon.

Au milieu de toutes ces idées, parfois contradictoires, le cinéaste semble lui-même un peu perdu et ne parvient pas à structurer un récit convaincant. Le dernier acte arrive par exemple beaucoup trop tard, ce qui lui fait perdre son impact et sa dimension satirique. Contre toute attente, Le Pornographe n'est pas la fable grinçante que son scénario annonce et son parti pris voyeuriste, qui paraît un peu mécanique, crée trop de distanciation pour qu'on se passionne pour les protagonistes. Imamura reconnaîtra lui-même que son film n'était pas limpide dans son discours, ce qui explique en partie pourquoi il ne créa guère de remous à sa sortie, contrairement au livre de Nosaka dont il était l'adaptation. « C'est après avoir vu le film terminé que j'ai constaté que ces éléments n'étaient pas bien décrits et je me suis dit que ce film était un échec. Il fallait aller plus loin, je pense. […] J'ai tourné ce film sans dépasser les normes morales de la société et le bon sens du milieu cinématographique (3). » Sans doute est-ce pour cette raison que le film s'ouvre et se conclut par des hommes regardant ses fameuses pellicules clandestines et dont l'histoire du Pornographe n'est qu'un représentant parmi les autres, et dont le but semble échapper à un spectateur qui ne manque pas de signaler (la voix étant celle de Shōhei Imamura lui-même).


Si le réalisateur aurait dû aller plus loin dans sa peinture au vitriol plutôt que d'opter pour ce ton seulement décalé, il demeure tout de même un peu trop sévère avec son film qui ne manque pas non plus de qualités. Tout d'abord, certaines scènes parviennent à créer un malaise comme la séquence, entre Bunuel et Cronenberg, où Ogata découvrant la jambe de sa belle-fille ne peut refréner une pulsion qui lui fait embrasser une large cicatrice d'enfance. Et surtout sa mise en scène possède un fort pouvoir de fascination avec de nombreuses séquences remarquables formellement. Tout ce qui touche la mystérieuse et inquiétante carpe est brillant sans parler des brefs moments oniriques abstraits. Difficile aussi de passer sous silence un plan-séquence expérimental où la mère, découvrant que son fils à une copine, est prise d'un vertige qui se concrétise à l'écran par un travail ahurissant sur la profondeur de champ et la variation de la lumière. Autant de points qui font tout de même penser que Le Pornographe est un semi-ratage qui ne manque pour autant pas de panache, de lucidité et de flamboyance. Il constitue de plus une étape vers l'indépendance pour Imamura via sa société de production. On peut d'ailleurs voir ses deux films à venir comme une déclinaison des thèmes de celui-ci et qui méritaient en effet d'être séparés : L’Évaporation de l'homme traitera du malaise social et de la crise identitaire tandis que Profonds Désirs des Dieux évoquera l'inceste et le mysticisme par le biais du chamanisme. Deux œuvres incontournables dans la carrière du cinéaste.

(1) Train à grande vitesse japonais
(2) Le cinéma Pink (ou Pinku Eiga) désigne le cinéma érotique japonais qui intègre lui-même de nombreux sous-genres très variés, allant du film politique avant-gardiste à l'exploitation décomplexée mais ne versant jamais dans la pornographie. Né au milieu des années soixante, le Pinku Eiga fut conçu pour enrayer la baisse de fréquentation des salles et demeura un courant cinématographe majoritaire durant près de vingt ans, permettant à de nombreux jeunes cinéastes (Shinji Somai ou Kiyoshi Kurosawa) de faire leurs premières armes en toute liberté tant qu'ils respectaient un cahier des charges.
(3) Shohei Imamura, entretiens et témoignages, Hubert Niogret, 2002, Dreamland, coll. « Cinéfilms ».

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : MARY-X

DATE DE SORTIE : 14 NOVEMBRE 2018

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Par Anthony Plu - le 6 novembre 2015