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Critique de film

L'histoire

Non loin de la Place de l'Etoile, Baptiste (Pascale Ogier) heurte de sa mobylette Marie (Bulle Ogier). La première est une jeune vagabonde prête à en découdre, la seconde sort juste de prison en Allemagne voisine. Elles sympathisent, tandis que Max (Jean-François Stévenin), loubard ultra-sapé, cherche maille à celle qui a été mise, par des banquiers auxquels elle a fait (par les actions qui lui ont valu un emprisonnement) du tort, sur "liste noire".

Analyse et critique


"Pascale combinait la plus sensible féminité, la beauté et l'esprit d'un criminel intellectuel. Toute autorité, tout ce que l'on tente d'imposer à votre cerveau lui faisaient horreur et la mettaient en colère. Pas de contrôle sur Pascale. Elle était très sélective, mais seulement pour pouvoir échapper à ce contrôle. On ne rencontre pas souvent une personne aussi jeune et aussi avisée du monde. J'aimais sa culture, je l'aimais, elle : cette façon de se comporter en criminelle. Elle était une personne. Elle était comme personne." (Jim Jarmusch) (1)

« Octobre ou Novembre 1980 - il y a longtemps déjà » annonce le carton du Pont du Nord. Longtemps déjà que quoi ? Tourné à la fin du septennat de Giscard (dont de nombreuses affaires, sordides pour la plupart, sont égrenées en une séquence autour de coupures de presse passées en revue par les protagonistes), la sortie du film est contemporaine de l’élection de Mitterrand, exacerbant le sentiment d’un film enregistrant une fin de règne. La distance pour qui découvre aujourd’hui une œuvre détaillant ce qu’était - jusque dans son architecture et sa géographie-  le Paris du début des années 80, n’en est que plus grande. Dans le même temps, quelque chose paraît avoir subsisté, ne pas nous être si étranger, de ce dont le film prend acte des débuts : une ère de la publicité, des instruments de surveillance, du triomphe du capital sur une société désintégrée. Le froid que Rivette voit s’installer ne s’est pas dissipé du jour au lendemain, et il n’y a, de ce point de vue, pas si loin du gouvernement droitier qui le rebutait à un autre de gauche qui fera pourtant beaucoup pour la privatisation de la France. C’est cette prescience de quelque chose pour ainsi dire en marche, que nul dans le pays n’a alors la possibilité individuelle de contrecarrer, alors que le collectif paraît s’être dissipé, qui fait de Rivette un cinéaste politique (peut-être le plus politisé en fin de compte du noyau dur de la Nouvelle Vague) et non politicien.


Il n’était pas gagné, au tournant de cette décennie, qu’il soit le cinéaste à signer ce que Daney percevra comme l’acte de naissance des années 80 au cinéma. Rivette a, à ce moment, disparu des radars (ce n’est pas la première fois, mais ça n’a pas encore été aussi critique) et il revient aux amis des Films du Losange de s’atteler à le remettre en selle. C’est une Martine Marignac, encore novice en matière de production, qui prend sur elle cette tâche : « A cette époque il y a eu une sorte d’union sacrée autour de Barbet Schroeder, Bulle Ogier et quelques autres pour ramener Rivette au cinéma. Il avait abandonné Histoire de Marie et Julien après deux jours de tournage (NDLR : il la tournera finalement en 2003), il avait fait une année de dépression, les assureurs ne voulaient plus de lui. De mon côté, je voulais produire après avoir été attachée de presse, et c’est Barbet qui m’a proposé de faire un film avec Rivette, que je n’avais jamais rencontré. J’étais suffisamment jeune, sans expérience, un peu folle et assez cinéphile pour accepter ! On avait réussi à soutirer une petite somme pour faire un court-métrage sur Paris, et avec ce budget de court-métrage on a tourné quatre semaines. Il n’était pas question de salaire, évidemment. On n’avait pas les moyens non plus pour faire des éclairages, d’où l’idée que le personnage de Bulle sort de prison, qu’elle est claustrophobe et donc qu’on tourne en extérieur. (…) On était sept, on crapahutait dans Paris avec une caméra 16mm, comme des gamins de 18-20 ans qui font leur premier film avec trois bouts de ficelle, sans autorisations, rien. Je me trouvais plongée de manière concrète dans l’esprit de la Nouvelle Vague, avec des personnes qui elles-mêmes en étaient issues. Pour Jacques, ce film a été comme un nouveau départ. Il a été très bien accueilli par la critique, il a remis Jacques sur le devant de la scène, non pas pour le grand public mais disons dans un cercle. A partir de là j’ai pu produire de façon plus classique. On n’avait jamais assez d’argent, mais enfin, les films se faisaient. » (2)


Comme prétexte au tournage, Rivette accepte une commande de court-métrage documentaire, Paris s’en va, utilisant des chutes de son long pour dresser un portrait de la ville qui s’avèrera (et on les comprend) trop sinistre aux yeux de commanditaires poursuivant une visée touristique. Sur les décombres et chantiers où surgiront les nouveaux quartiers de Bercy et de La Villette, il filme, avec les friches du Pont du Nord, un moment charnière de l’évolution urbaine parisienne... perçue par lui non comme un réaménagement mais comme une entreprise de démolition. Peu de films ont donné une image aussi glaciale de la capitale française, qui, raccord avec le portrait qu’il en a fait à peu près chaque décennie (Paris nous appartient en 61, Out 1 en 71, Va Savoir en 2001) sert en retour à un état des lieux de son paysage intérieur. Cet état d’esprit, Rivette n’est pas le seul à le ressentir parmi les rescapés de l’ère soixante-huitarde (du suicide à la folie et la prison, la « liste noire » que présente le film questionne violemment les errements d’une génération). C’est Bulle Ogier qui lui propose de réaliser une « suite » à la Troisième Génération de Fassbinder, où reprendre, au sortir de l’emprisonnement, son rôle de terroriste d’extrême-gauche, désormais laissée à elle-même, en voie rapide de clochardisation. Elle également qui, en un émouvant passage de relais, lui propose d’y former avec sa fille, Pascale, un singulier binôme où leur relation mère-fille nourrit le film sans être explicitée (quand l’une dit à l’autre « Tu n’étais pas encore vraiment née » pointe exceptionnellement un lien de parenté mis à distance le reste du temps).


L’une joue Marie, qu’un camion dépose en stop de sa sortie de taule en Allemagne, l’autre Baptiste, karatéka androgyne qui n’a peur de rien, défend les plus faibles dans la rue (même si, une fois partie, il s’avère que ça ne servait à rien), ne mange rien d’autre en plusieurs jours qu’une pomme. Elle est une Quichotte moderne, s’attaquant à la lame aux yeux des modèles dans les publicités (les éclats de violence du cinéma d’horreur infusent souvent secrètement le cinéma faussement placide de Rivette), affrontant un vrai-faux dragon à la périphérie de la ville au final. Elle ira jusqu’au meurtre, gratuit malgré elle. Une grande perche dangereuse, inquiétante dans son côté cyborg, mutante post-humaine, touchante dans un lieu d’indécidabilité entre l’extrême résolution des actes et l’irrésolution d’une conscience tant son devenir est machinal. On ne sait s’il faut se réjouir de l’avènement parmi les Max de cette "Terminatorette", qui du reste la coopteront en un ultime combat. Leur chef (Jean-François Stévenin) lui rappelle que le karaté n’est pas une danse, mais l’art de se battre contre des ennemis imaginaires. Ca, elle sait faire. A ses côtés, une Sancho Pança des désillusions activistes, Marie, humaine, trop humaine, elle (il lui faut pisser, dormir, la phobie des intérieurs a pris possession de sa vie, elle est encore amoureuse du type qui ne peut que lui apporter des emmerdes). Comme toujours, qui a le plus besoin de l’autre s’avère une équation variable.  


 

Ensemble, un jeu de l’oie apposé à la carte d’un Paris fait d’escaliers, de rails sur lesquels poser l’oreille comme les cow-boys et les Indiens, de terrains vagues, de parcs, de rives de la Seine. Du dehors uniquement, mais un horizon bouché, une marge avec bien peu de perspective (Rivette oblige, on passe tout de même une fois par les toits). Là-bas ? Nulle part : "Ailleurs-les-Oies". Il y a du no future dans ce film (post)punk, combattif serait-ce dans le vide, quasiment strictement diurne quand ses personnages préféreraient appartenir au monde de la nuit : « Le jour appartient au pouvoir, la nuit à la puissance. » Tout, à l’exception des tentatives de trouver un lieu où dormir (une salle de cinéma, la voiture d’une dame raisonnablement compréhensive au matin), se déroule de jour, sous la lumière blanche et grise de l’Ile-de-France, sculptant un « règne de la terreur » confinant à la paranoïa. S’ouvrant sur un bruit d’hélicoptères, le film se conclue en insérant les plans d’une caméra de surveillance au point de vue ambigu (elle paraît filmer une rixe comme un reportage). Baptiste, dans un raisonnement proche de la psychose, déclare le contrôle être complet sur leurs vies : il y a « plus » que les caméras dans les chambres d’hôtels, « plus » que les flics qui les fileraient en civils, « plus » que les Max même. Et de quoi ce « plus » serait fait, sinon d’une folie en germe, ne paraît ni contredit, ni vraiment illustré, par la mise en scène. Sinon par ces lions en statue, revenant sur un air de tango subtilement menaçant, terriblement mélancolique en tout cas. Symboles d’une force qui n’est pas aux mains des personnages, nourrissant leur sentiment d’impuissance, leur fuite en avant, vers une déraison tragique.


Du pouvoir politique dont celles et ceux qui sont gouvernés peuvent paraître dépossédés, ce cinéma a une conscience aigüe (Ne touchez pas à la hache sera autant un film sur la Restauration que sur la victoire sarkozyste et son climat ambiant). De même que des extrêmes d’aliénation où ce sentiment de dépossession d’une capacité décisionnaire peut mener. Une angoisse, non seulement civique, mais existentielle, intime jusque dans les indices d’un déséquilibre mental, traverse le cinéma de Rivette. Une terreur archaïque, explosant en quelques séquences folles à travers son œuvre, canalisée le reste du temps par le jeu, la transformation du réel en une aire d’invention, d’imagination partagée par les duos et bandes qu’il se plaît à former, souvent pour profiter de leur potentiel d’improvisation. Quoique scénarisé au préalable des scènes tournées, Le Pont du Nord s’en remet à ses comédiennes pour l’avancée de son aventure (ainsi Pascale Ogier amène-t-elle la pratique des arts martiaux en élément de l'intrigue), se construit comme un véritable film de recherche collective, où Rivette fait confiance à d’autres, des héroïnes aimées, pour élaborer sous ses yeux une trajectoire commune, le sortant par ce chemin fait ensemble de la dépression. C’est vers Feuillade et Fantômette qu’il retourne, quand il s’agit, par le cinéma, de rendre la vie de nouveau supportable. « Deuxième premier-film », comme l’est à ce moment La Femme de l’aviateur pour Rohmer filmant son premier Comédies et Proverbes à la Bolex entre la Gare de l'Est et les Buttes-Chaumont, ou - film dont le tournage est mentionné dans celui-ci - Sauve qui peut (la vie) pour Godard en exil dans la campagne romande, il marque le retour en force de ceux qui ont fait la Nouvelle Vague et ne laisseront pas cette charnière contemporaine en liquider les acquis. La vision de ces trois films à la suite peut produire un effet de sidération dont une cinéphilie ne se remettra pas. Il est bon de présenter Le Pont du Nord comme un film, dans son approche de l’air du temps, pas tout à fait seul... tant la solitude qu’il exprime lui-même glace les os.

(1) https://o.nouvelobs.com/pop-life/20141024.OBS3105/pascale-ogier-fantome-de-la-pleine-lune.html
(2) In Cahiers du Cinéma, n° 720, mars 2016, Produire Rivette, entretien avec Martine Marignac, par Jean-Philippe Tessé, p. 22

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Par Jean Gavril Sluka - le 7 mai 2018