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Critique de film
Le film

Le Plus dignement

(Ichiban utsukushiku)

L'histoire

Japon, 1944. Tandis que la guerre bat son plein, de jeunes ouvrières d'une usine de fabrication de matériel optique destiné à l'artillerie. Par leur unité et leur dévouement, elles vont tout faire pour assurer une productivité record et participer ainsi à l'effort de guerre national.

Analyse et critique

Akira Kurosawa était rentré à la Tōhō - alors encore nommée P.C.L. - en février 1936, à l’âge de 25 ans. Assez vite, il va y grimper les échelons, jusqu’à devenir premier assistant-réalisateur, notamment pour Kajirō Yamamoto, et se familiariser avec toutes les dimensions d’un travail cinématographique (écriture, repérages, lumière, montage...) auquel il ne se prédestinait pas forcément au départ. A mesure que ses responsabilités augmentent, ses ambitions personnelles se développent, et le jeune homme cherche alors un projet à même de lancer sa carrière de metteur en scène : celui-ci surviendra à la fin de l’année 1942, lorsque Kurosawa convainc la Tōhō d’acquérir les droits d’adaptation du roman Sugata Sanshirō, et qu’il en réalise lui-même l’adaptation (La Légende du grand judo étant le titre français de ce premier long-métrage).

Lorsque se pose la question de son deuxième film, Kurosawa souhaite travailler à partir de l’un de ses propres scénarios, et non procéder à l’adaptation d’un support littéraire préexistant. Par ailleurs, les consignes gouvernementales sont alors assez strictes, et le sujet doit, à sa manière, contribuer à l’effort de guerre. Le film était une denrée précieuse, et la production cinématographique japonaise du début des années 40 ne se dispersa pas dans ses sujets, à tel point d’ailleurs que, par économie de pellicule, la plupart des films produits à cette époque (dont celui qui nous intéresse ici) étaient privés de génériques ! Toujours est-il que, pour ce qui est donc son premier film en tant qu’auteur-réalisateur, Kurosawa décide de s’intéresser à ce groupe de jeunes ouvrières investies dans un effort de productivité considérable, et qu’il traite le sujet de façon extrêmement consciencieuse. Le résultat est, indéniablement, ce qu’on peut qualifier de « film de propagande », caractérisation qui a souvent tendance à d’emblée atténuer les qualités artistiques d’une œuvre autant qu’elle attise son intérêt historique. C’est assez vrai ici encore, même si les choses sont un peu plus compliquées que cela.

Concernant son aspect propagandiste, qui n’est pas forcément ce qui nous intéresse le plus ici (ni ce qu'il y a de plus aimable dans le film) mais qu’il est impossible de passer sous silence, Le Plus dignement (1) offre une variété de modalités suffisamment complexe pour ne pas le réduire à un vecteur idéologique sommaire. D’un côté, certes, il y a ce panneau introductif ("Frappons l'ennemi et détruisons-le") puis ces garde-à-vous, ces processions militaires, ces défilés, ces marches au pas, censés traduire la belle unité d’un pays en rang vers la victoire - et qui, vus de ce côté-ci de l’histoire, ont de quoi faire froid dans le dos. Pour autant, on est loin du Triomphe de la volonté, et ce pour plusieurs raisons (le fait qu’Akira Kurosawa ne soit pas Leni Riefenstahl n’étant pas la moindre, mais nous y reviendrons) : en n’abordant la guerre qu’à travers le prisme très réduit de ce petit groupe de femmes, Le Plus dignement se refuse à toute grandiloquence patriotique ou martiale, mais travaille dans un registre plus modeste, intime et mélodramatique. D’autre part, et plus globalement, le registre de la propagande japonaise en 1944 n’est plus à l’exaltation enthousiaste de vertus héroïques : le pays est fatigué, usé, par un conflit dont il ne voit pas le bout, et le soutien à la population est désormais avant tout psychologique. Il faut expliquer le sens et la valeur des sacrifices consentis, et témoigner par l’exemple des prodiges que parviennent à accomplir ces travailleuses opiniâtres au courage indéfectible. Enfin, le plus important dans Le Plus dignement, n’est pas tant que ces femmes parviennent à atteindre les objectifs qui leur avaient été fixés, c’est qu’elles aient demandé des objectifs plus hauts : leur dévouement à la cause collective est exemplaire et ne peut (pouvait) que susciter, sinon des vocations immédiates, en tout cas une admiration sans limites.

Depuis des décennies, il y a débat - en partie alimenté par le cinéaste lui-même - sur la mesure de l’adhésion individuelle d’Akira Kurosawa à l’idéologie du régime japonais durant la Seconde Guerre mondiale. Pour schématiser à grands traits (qu’on nous le pardonne) : d’un côté, parce qu’il a alimenté la propagande d’une force de l’Axe, il faudrait le considérer comme un collabo. De l’autre, parce que c’est un immense artiste, qu’il fera ensuite preuve d’un humanisme et d’une sensibilité hors-normes, et parce qu’il a lui-même écrit, des années plus tard, qu’il avait souffert et lutté contre les entraves des autorités du régime, il faudrait l’exonérer de toute responsabilité. On ne tranchera évidemment pas ici, mais entre ces deux positions radicales, la vérité est probablement plus mesurée : la quasi-totalité de la population japonaise - dont Kurosawa donc - contribua à l’effort de guerre sans arrière-pensées, et des écrits de jeunesse du cinéaste laissent bien penser que, par conditionnement culturel, il était bien loin de remettre en cause la ligne du régime. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il souscrivait une adhésion aveugle, et en réalité, il semblerait que le jeune Akira Kurosawa ait eu, même en temps de conflit, le regard porté surtout à son art. La réalisation du Plus dignement avait représenté une opportunité artistique, il l’avait saisie. D’ailleurs, des années plus tard, et quand bien même il tenta d’atténuer son implication idéologique, il maintint le fait que « Le Plus dignement était un film particulièrement cher à son coeur », comme pour confirmer que, indépendamment d’un fond qu’il était rétrospectivement prêt à contester, ce film avait été dans son propre parcours une étape importante. Il y a plusieurs raisons à cela.

Une première, qu’il convient de placer en tête de liste même si elle n’engage que peu la qualité du film, est la rencontre avec Yōko Yaguchi, et il y aurait probablement un sujet de comédie romantique à tirer de leur histoire : Kurosawa avait, pour des raisons de réalisme, tourné le film dans une véritable usine, à Hiratsuke, et avait tenu à placer ses comédiennes dans la situation de leurs personnages. Groupées dans des dortoirs et éloignées de leur famille, formées de façon intensive à la pratique professionnelle des ouvrières qu’elles incarnaient, elles furent mises à rude épreuve par un cinéaste focalisé sur la réussite de son film. Pour cette raison, elles désignèrent l’une d’entre elles pour être leur déléguée et pour transmettre leurs doléances : ce fut Yōko Yaguchi, l’interprète de Watanabe. La représentante prit son rôle à coeur, et s’opposa ainsi avec fermeté au cinéaste, ce qui provoqua des disputes anthologiques. Quelques mois plus tard, et alors qu’elle était déjà enceinte, ils se marièrent, et vécurent plus de 40 ans ensemble, jusqu’à ce qu’elle disparaisse en 1985.

Une autre raison, que nous avons déjà mentionnée, est que consécutivement à La Légende du grand judo, ce film permit d’asseoir sa position au sein de la Tōhō : désormais, il serait l’un des réalisateurs qui comptent dans le studio, et cela n’allait d’ailleurs pas cesser de se confirmer pendant les décennies qui suivront. Pour le cinéaste, Le Plus dignement devait servir à montrer sa double habileté : celle consistant à satisfaire un cahier des charges préétabli, mais également celle de l’artiste, qui insuffle son style et sa personnalité aux œuvres qu’il crée. A cet égard, Le Plus dignement est assez révélateur : la trame du film est assez peu passionnante, et son arrière-plan idéologique (notamment cette soumission absolue de l’individu aux impératifs de sa nation souveraine) est pour le moins daté, pour ne pas dire plus. Mais la forme du film captive, à tel point qu’on a parfois l’impression d’entendre en bruit de fond la voix du jeune cinéaste aux commandes en train de nous héler : « Eh, vous avez vu tout ce que je sais faire ? »

Car, c’est certain, malgré des maladresses (ou plutôt une inadéquation, parfois, entre la faible intensité du récit et la grande intensité de la mise en forme), tout Kurosawa est déjà là : nous l’avons mentionné plus haut, le cinéaste avait des intentions réalistes, quasi-documentaires, dans sa description du quotidien des ouvrières, et sa restitution est exemplaire. Mais au-delà de cet aspect, c’est par la précision de son cadre (de tous temps, peut-être la plus grande évidence du style Kurosawa) que le film stimule : le placement des personnages les uns par rapport aux autres ; les discrets mouvements de caméra ; le choix des échelles de cadre et leur agencement, dans la dynamique du montage ; les angles de prise de vue... tout ceci contribue à raconter plus d’une histoire, à ouvrir des perspectives ou à établir des rapports de force, à suggérer des blessures ou des absences, bref, à alimenter le film en cinéma.

Prenons un exemple, a priori anodin : la discussion entre Watanabe et Yamauchi, à mi-film, durant laquelle la première prend la décision de couvrir la deuxième, qui souhaite travailler malgré sa fièvre. La séquence s’ouvre par la lecture d’une lettre adressée à Watanabe, qui plonge celle-ci dans un cruel cas de conscience : partir pour rejoindre ses proches, ou rester et accomplir son devoir auprès de ses collègues ouvrières. Elle semble avoir pris sa décision, et examine les horaires de train (A), lorsque Yamauchi surgit, d’abord par la voix en hors-champ puis dans l’entrebâillement de la porte. (B)

Alors que l’on sent Watanabe encore plongée dans sa propre réflexion, l’autre drame entre dans son espace à elle par l’intermédiaire de l’irruption du thermomètre tendu par Yamauchi au bord droit du cadre. (C) Watanabe demande alors à Yamauchi de reprendre sa température devant elle, ce qui doit prendre 5 minutes. Yamauchi se tourne alors (dos au spectateur) et Kurosawa prend alors la décision de filmer l’attente par le biais d’une succession en jump-cut de plans (D, E, F) sur Watanabe, toujours agrippée à sa lettre, idée fulgurante qui suggère autant la dilatation du temps que le poids du dilemme pesant sur elle.

Alors qu’il s’avère que Yamauchi est encore fiévreuse, et qu’elle supplie Watanabe de le taire, une tension s’installe pour connaître la (mais en réalité les) décision(s) que Watanabe va prendre : va-t-elle dénoncer la fièvre de Yamauchi ? Va-t-elle quitter l’usine ? Et là, alors qu’un plan unique aurait pu suffire, Kurosawa enchaîne en à peine quelques secondes pas moins de six plans raccordés dans l'axe mais aux échelles très différentes (de G à L) dans un très étrange mouvement arrière-avant qui crée une sorte de vertige de l’indécision.


Après que le chant des autres ouvrières, à l’extérieur, a empli le cadre sonore, l’arrivée de la maîtresse reporte la résolution du suspense. Mais celle-ci traverse la pièce pour passer hors-champ à gauche (M), ce qui permet, au moment où Watanabe prend la parole, de capter le jeu de regards (N) entre les deux femmes, désormais unies par le secret. Quant à l’autre incertitude, Kurosawa la résout aussi subtilement en se contenant de montrer Watanabe reposer le livre des horaires. (O) Avec peu de mots, des choix stylistiques signifiants et une confiance totale en son art, Kurosawa nous a raconté plusieurs drames individuels, dans une séquence riche en tension et en élégance.

Par ailleurs, il faut rappeler ici que, par les intermédiaires de son père ou de son frère aîné Heigo (qui était benshi, c’est-à-dire commentateur de films muets), le jeune Akira avait écumé les cinémas dès son plus jeune âge, nourrissant son regard des pratiques des autres. On peut, en visionnant certaines séquences du Plus dignement, soupçonner qu’il a bien digéré certains principes issus du cinéma soviétique, notamment en terme de montage : le premier match de volley, par exemple, est un morceau de bravoure assez stupéfiant, par exemple avec cet enchaînement final de 13 plans de visages souriants en moins de 8 secondes, qui mène, comme une évidence (l’union fait la force, n’est-il pas?), à l’ascension de la courbe de la production...


Enfin, on peut estimer que Le Plus dignement était un film qui, bien des année plus tard, comptait pour Akira Kurosawa selon le réseau de liens qui l’unissait au reste de sa filmographie ou de sa vie. Étant sa première mise en scène sur l’un de ses propres scénarios, le film contenait inévitablement, non dans sa trame principale mais dans ses éléments périphériques, des choses d’importance à ses yeux, vouées à faire l’objet de variations futures (souvent, et quitte à ce que ce soit maladroitement fait, les premiers films contiennent l’essentiel des motifs personnels d’un cinéaste). La mort, la séparation, le lien à la famille ou à la terre, l’obsession jusqu’à la déraison (la recherche acharnée de la lentille défectueuse renvoie inévitablement au pistolet perdu de Chien enragé), tous ces thèmes chers à ses yeux sont présents dans Le Plus dignement, mais un événement imprévisible (car ultérieur au film) allait à terme les faire résonner de façon encore plus intime : en effet, nous l’avons évoqué plus tôt, l’ouvrière Watanabe (ah tiens, le nom de famille du personnage principal de Vivre) prend finalement la décision de poursuivre son travail obstiné plutôt que d’aller au chevet de sa mère mourante. Quelques années plus tard, sur le tournage de L’Ange ivre, Akira Kurosawa apprendra le décès de son père. Il décida de n’aller se recueillir sur sa tombe qu’une fois le tournage achevé. Plus qu’un film « de propagande », appellation péjorative qui a le tort de circonscrire la portée d’un film à sa brève époque de production, Le Plus dignement donne à percevoir un aspect tout à fait spécifique (et plus intemporel) de la société japonaise, dans son rapport à la fois à la mort, à la famille, au travail ou à la nation : en quelque sorte (et pour revenir au fameux débat évoqué plus tôt) si le film trahit donc bien un attachement fort de Kurosawa, celui-ci n’est pas tant lié à l’idéologie d’un régime en guerre qu’à la profonde singularité culturelle, infiniment plus ancestrale et complexe, de son pays tant aimé.   

(1) Longtemps titré Le Plus beau dans nos contrées

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 24 janvier 2017