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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Pays où rêvent les fourmis vertes

(Wo die grünen Ameisen träumen)

L'histoire

Dans le nord de l’Australie, les aborigènes Wororas et Ritajingus vénèrent depuis 10000 ans le lieu sacré où rêvent les fourmis vertes. Lorsqu’une compagnie d’exploitation minière s’installe sur leurs terres, une délégation des deux communautés essaye d’entraver la progression du chantier. Ils arrivent avec la complicité de Lance Hackett, un ingénieur employé par la compagnie, à obtenir de la part de la justice australienne la tenue d’un procès.

Analyse et critique

« Un homme très jeune m’a demandé si filmer, ou plus exactement être filmé, pouvait causer des dommages, si cela pouvait anéantir une personne. Au fond de mon cœur j’étais convaincu que oui, mais je lui ai répondu que non ». (Conquête de l’inutile)

En 1973, Herzog découvre dans un documentaire de Michael Edoles (Lalai Dreamtime) un vieux sage aborigène du nom de Sam Woolagooche. Fasciné par ce personnage, il commence à écrire un film s’en inspirant, mais le décès du vieil homme signe la fin du projet. Neuf années passent durant lesquelles Herzog va et vient entre l’Europe, l’Amérique du Nord et du Sud. Après avoir mené à bien Fitzcarraldo, projet démesuré et dont il ressort épuisé, il est pris par l’envie de découvrir de nouveaux horizons. Il se souvient de Sam Woolagooche et se rend en Australie à la recherche de nouveaux personnages, de nouvelles histoires, de nouvelles cultures. Il veut ouvrir son champ de vision, découvrir d’autres manières d’appréhender l’existence, trouver de nouveaux territoires à arpenter.

L’idée du Pays où rêvent les fourmis vertes lui vient à la lecture d’un article de Len Wright consacré à un procès durant lequel, pour la première fois, la justice accepta d’instruire la demande d’Aborigènes la saisissant dans l’espoir de protéger un territoire sacré. Le procès fut perdu et la compagnie minière implantée dans le nord ouest du pays pu continuer à exploiter ces terres, mais le juge fit à son issue un discours très fort et sans équivoque où il exprimait son regret de constater qu’aucune loi ne lui permettait de donner raison aux tribus aborigènes qu’il considérait être dans leur plein droit. Ce procès eut un grand retentissement auprès de la population australienne, blanche comme aborigène. D’autres suivirent bientôt, gagnés de plus en plus souvent par les plaignants, mais surtout les descendants des colons prirent conscience du fait que le pays où ils vivaient appartenait dans un passé pas si lointain à un autre peuple et que celui-ci était aujourd’hui en vie, orphelin de sa propre terre. Les Aborigènes n’étaient plus ces silhouettes vagues, lointaines, un peu fantomatiques qu’ils croisaient parfois, mais des êtres de chair et de sang spoliés par leurs ancêtres. Et ils étaient aujourd’hui les complices de ce vol…

Herzog brode une histoire en partant de ce procès et imagine un ingénieur blanc prenant fait et cause pour des Aborigènes qui se battent pour voir l’arrêt de l’exploitation à laquelle lui-même participe. Soit un scénario qui paraît bien classique au regard de la filmographie du cinéaste, didactique même. Mais d’une part ce n’est qu’un point de départ à partir duquel Herzog va broder et d’autre part cette histoire lui permet de raconter un épisode un peu similaire qui lui est arrivé sur le tournage de Fitzcarraldo. Alors installé au Pérou, Herzog découvre le combat des populations indiennes pour la restitution de leur terre et espère que les salaires qu’il leur verse leur permettront de se défendre contre les industriels du pétrole. Il réussit même à obtenir du président du Pérou qu’il accepte de recevoir une délégation indienne. Herzog raconte ainsi dans Conquête de l’inutile qu’ « Avant de quitter le Pérou, j’ai amené deux représentants des Machiguengas de Shiankoreni à Lima... (Après l’audience) les deux hommes ont ensuite voulu voir la mer, alors nous y sommes allés. Ils ont goûtés avec précaution l’eau, dont ils savaient qu’elle était salée. Puis il se sont procurés deux bouteilles vides (…) ils ont rempli les bouteilles, les ont fermées soigneusement, afin de ramener des preuves à la maison ». Herzog s’inspirera de cette histoire en mettant en scène dans son film australien le séjour à Melbourne de représentants de tribus aborigènes.

Le droit de propriété de ces indiens est bien reconnu par les autorités, ce qui n’empêche malheureusement pas la compagnie pétrolière qui lorgnait sur leur territoire de s’installer une fois le tournage de Fitzcarraldo terminé. Dans un pays où le droit des indiens est constamment bafoué, la reconnaissance de terres leur appartenant est une grande avancée, mais la corruption des institutions rend cette victoire bien amère. En changeant de continent, Herzog raconte la même histoire. On imagine son ressentiment suite à l’implantation de la compagnie pétrolière sur ces terres pourtant rendues aux indiens et cette amertume, cette colère explique certainement le côté didactique et presque militant du Pays où rêvent les fourmis vertes. En Australie, le combat est aussi embryonnaire qu’au Pérou et c'est seulement dix ans plus tard, en 1992, que la haute cour accordera un titre foncier aux populations autochtones (Native Tittle), mettant officiellement fin à la doctrine de la Terra Nullius qui niait l'existence de terres appartenant aux Aborigènes. Si Herzog prend donc parfois ici un ton un peu moralisateur, professoral auquel il ne nous a absolument pas habitué, Le Pays où rêvent les fourmis vertes n’en demeure pas moins un film plein de mystère, étonnant et déroutant.

Le film s’ouvre sur des images de tornades tournées par Jörg Schmidt-Reitwen en Oklahoma. Le chef opérateur doit patienter pendant près d’un mois en compagnie de chercheurs – des « chasseurs de tornades » - pour qu’apparaissent ces majestueuses manifestations de la nature. Herzog aime aller puiser à des milliers des kilomètres de là où il tourne des images qui vont nourrir son film. Cœur de verre, Nosferatu, Pays de silence et d’obscurité, Kaspar Hauser... tous ces films travaillent sur une géographie composite, Herzog imaginant un territoire formé d’une multitude de territoires, comme ci des nexus s’étaient formés, faisant coïncider des lieux diamétralement opposés. Ce n’est jamais explicite dans ses films, mais on a le sentiment que pour le cinéaste les distances s’abolissent naturellement, que tout point de la terre est relié aux autres. Viennent ensuite des images de mines, un paysage constellé de rejets de terre venus des galeries creusées par l’exploitation humaine. On a l’impression d’arpenter une terre lunaire creusée par des fourmis géantes. C’est une autre constante d’Herzog que de travailler des images issues du réel et de les transformer en visions de mondes imaginaires, en visions de science-fiction. Fata Morgana, Leçons des ténèbres ou The Wild Blue Yonder sont des films entièrement construits autour de ce principe. Cette vision d’une terre désertique jonchée de galerie nous saisit comme nous saisissaient les dunes de Fata Morgana (des plans sur un avion pris dans des brumes de chaleur nous rappellent également celui de feu qui ouvrait ce même film), Herzog reprenant le même principe de mise en scène, à savoir un superbe travelling ici porté par le Requiem de Fauré. Le vent, des machines qui creusent la terre et les vibrations du didgeridoo : Herzog pose ensuite en quelques plans les enjeux de son film. Celui-ci se refermera sur des images de tornades, le bruit du vent venant remplacer la musique, comme si la nature avalait les hommes et les traces de leurs civilisations.

La façon dont on met en scène un paysage façonne la pensée, les impressions du spectateur. Plus largement, la façon dont on regarde le monde conditionne le rapport qu’on entretient avec lui : c’est le sujet profond de ce film, bien plus personnel qu’il ne le laisse à priori penser. Les Aborigènes et les colons blancs ne voient pas la vie de la même manière et lorsqu’ils sont devant un même paysage ils ne voient pas la même chose. La culture, la pensée, la langue conditionnent la façon dont chacun appréhende l’existence et c’est ce que nous raconte Herzog avec ce film. Les Aborigènes Wororas et Riratjingus entendent défendre à tout prix le site car dans leur pensée magique, c’est là que rêvent les fourmis vertes. La destruction de ce lieu sacré marquerait la fin d’une culture vieille de 40000 ans mais aussi la fin du monde car c’est du rêve des fourmis que naissent les hommes. A cette force symbolique du rêve s’oppose la culture occidentale du profit, le site étant convoité par une compagnie minière qui compte extraire de l’uranium de son sous-sol. Dans Le Pays où rêvent les fourmis vertes, les deux camps en présence ont une vision radicalement opposée du monde et ils vivent chacun dans leur réalité, avec une temporalité et des lois différentes. Les Aborigènes nous voient comme des fous qui ont un jour débarqué sur Terre. Pour eux, nous sommes des enfants qui ne comprennent rien au monde que nous habitons. Miliritbi l’exprime en ces termes : « les hommes blancs, vous êtes perdus. Trop de questions stupides. Vous ne comprenez rien à la Terre. Votre présence sur cette terre touchera à sa fin. Vous n’avez aucun sens, aucun but, aucune direction ». Et pourtant, Herzog montre qu’au fond ce sont les mêmes choses qui portent les hommes, toutes cultures confondues. Cette vieille dame occidentale qui attend tout au long du film à l’entrée d’une mine que son chien perdu réapparaisse ne ressemble-t-elle pas aux Aborigènes qui attendent le retour des fourmis ?

Les Mythes

Au rationalisme occidental s’oppose donc une vision mystique du monde et l’Australie devient le territoire de cet antagonisme. « Que feriez vous si avec un bulldozer nous creusions vos églises ? » demandent les aborigènes qui ailleurs s’installent, silencieux et immobiles, au milieu d’une superette, à l’endroit même où se dressait il y a peu un arbre au pied duquel ils venaient rêver leurs enfants afin qu’ils puissent naître. Pour les Aborigènes, chaque humain est une émanation de la terre et lorsqu’on les voit assis, figés, ils ressemblent effectivement à des rocs posés à sa surface. Creuser des mines, des sillons, c’est toucher l’intégrité de l’être, c’est corrompre son essence. La terre est pour eux creusée de « rivières de rêves » et ils écoutent son flux, son langage. Ils se repèrent aussi grâce à la musicalité de ces ondes souterraines en chantant et en accordant leurs vibrations avec celles qui émanent de la terre. La société minière interroge aussi le sol, mais à grand renfort d’explosifs, la propagation des ondes leur permettant de connaître sa composition géologique. Herzog s’amuse ainsi à montrer comment deux approches du monde à priori opposée se rejoignent, montrant ainsi qu’il peut y avoir de la magie dans la science et de la science dans la magie.

Si le spectateur occidental peut appréhender quelque chose de ce lien qui unit les populations aborigènes à la terre, d’autres aspects de leur culture sont plus difficilement saisissables. Herzog s’attache ainsi à nous faire ressentir l’importance que revêt le « temps des rêves » aux yeux des Aborigènes, à nous faire partager quelque chose de cette temporalité différente dans laquelle ils évoluent. De nombreuses langues aborigènes n’ont d’ailleurs comme conjugaison que le présent, le passé et le futur n’étant pour eux que des formes mouvantes issues du présent. Dans le même ordre d’idée, d’autres tribus comptent seulement de un à trois, au-delà il n’y a plus qu’un terme : « beaucoup ».

« Jukurrpa » en warlpiri et en pintupi est un terme qui associe le passé ancestral au rêve. Certains Aborigènes font une distinction entre le temps du mythe et le temps du rêve, mais tous partagent cette idée que le passé n'existe pas, que le temps est une permanence en mouvement. Le temps s'actualise constamment et s'il le fait c'est par l'intermédiaire des rêves. Rêver chez les Aborigènes, c'est « voir les ancêtres totémiques, voir les pistes pour leurs voyages, voir l'ensemble des espace temps où l'homme peut communiquer avec les esprits ancestraux et les forces telluriques » (1). Ces esprits et ces forces dorment dans des sites sacrés et ce sont eux qui rêvent la vie des hommes, qui actualisent le temps universel. Ces quelques lignes sont une explication très simpliste et simplificatrice de la pensée aborigène et elles n’ont aucune ambition ethnologique. Elles permettent simplement de comprendre ce qui a pu intéresser Herzog dans la culture aborigène, l’idée de territoires du rêve étant présente dans ses films, et ce depuis ses premiers pas de réalisateur. Comme à son habitude, Herzog lui-même n’est pas guidé par une approche ethnologique et il prend beaucoup de liberté avec la vérité. Ainsi, c’est lui qui invente les différents mythes et légendes qui ponctuent son film. Si Herzog ne voit bien entendu pas dans l’Occident le centre de l’humanité, il sait que ses films sont forcément conditionnés par son regard d’occidental.

Herzog évite toujours cette arrogance qui consisterait à se substituer au regard des populations qu’il filme. Pleinement conscient de son bagage culturel occidental, conscient du fait qu’il filme du point de vue d’un européen, il essaye partant de là d’ouvrir ses films à la culture qui l’accueille, pliant tant que faire se peut sa propre perception du monde au regard de celui qui vit sur les terres qu’il arpente avec sa caméra. Ses films sont ainsi traversés par des langues, des rites, des chants, des musiques qu’il n’utilise pas d’une façon ethnographique, mais comme sources à laquelle sa mise en scène vient s’abreuver. Chaque nouveau projet d’Herzog se transforme au contact de l’autre, si bien que ses films, qu’ils soient des fictions ou des documentaires – et l’on a vu en amont dans ce dossier combien cette frontière n’a guère de sens chez lui -, portent et son regard de cinéaste et celui des populations et des personnages qu’il filme. Tout film d’Herzog est un échange.

Cette humilité face aux personnes qu’il film est incarnée dans le film par l'habitat de Lance Hackett (interprété par Bruce Spence, le camarade de Mel Gibson dans Mad Max 2), une simple cabine de chantier un peu délabrée. La présence de l'homme blanc sur un territoire qui ne lui appartient pas se fait pour une fois discrète, non invasive. De la même manière, Herzog parsème son film d’images montrant un monde occidental qui accepterait enfin l’autre, jusqu’à voir se modifier sa réalité même. Ainsi, une montre offerte à un aborigène se dérègle constamment, tout comme l'ascenseur que l'on veut à tout prix leur faire emprunter. Où comment pour une fois il y a une rencontre entre deux mondes et non l’ordinaire combat pour la suprématie occidentale.

Une scène très emblématique se trouve au milieu du film. On y voit Lance Hackett rencontrer un expert en fourmis qui évoque les champs magnétiques qui gouvernent les mouvements de insectes (comme les fourmis vertes des Aborigènes, cette donnée scientifique est une invention d’Herzog) : il lui décrit un monde invisible aux yeux des humains que le héros peut entrapercevoir par le biais de la science. Les Aborigènes sentent ce monde invisible dans leurs corps, dans leurs chants. On se situe à ce moment du film à un point utopique où se croiserait la science occidentale et la mystique aborigène. La caméra tourne autour des personnages, seul moment du film où elle quitte son trépied avec la scène qui suit la décision de la cour de justice et où la caméra accompagner Lance en colère contre sa hiérarchie. Ce point névralgique est ainsi mis en avant par ce mouvement circulaire incessant et le film semble alors se déployer dans les deux sens à partir de ce croisement entre deux visions du monde.

Le film est tourné à Coober Pedy, dans une des multiples mines d’opales qui parsèment la région. Les Aborigènes qui jouent dans le film ne sont pas issus des environs de ce lieu de tournage mais ont parcouru plus de deux mille kilomètres depuis Yirrkal, situé dans la partie septentrionale de l’Australie. Les tribus du centre de l’Australie ont vu en effet leurs structures sociales et culturelles complètement détruites, notamment par l’alcool… l’histoire se répétant dans quelque partie du monde où l’on se trouve. Les Aborigènes de Yirrkala ont bien mieux tenus face à la destruction organisée de la culture aborigène par les colons blancs. Ils sont restés soudés, proches de leurs mythes, de leur culture et de leurs racines. Herzog a longtemps parlé avec eux avant d’entreprendre le film, s’assurant en premier lieu qu’ils soient d’accord de jouer le jeu et de défendre à l’écran des mythes inventés de toute pièce par ses soins (2). Ils comprennent très bien la position d’Herzog qui est de dire que lui, le petit occidental, est bien incapable de comprendre la complexité de la pensée aborigène, si éloignée de sa vision du monde, incapable surtout de la transmettre à l’écran. Herzog estime en effet que la pensée mythologique aborigène est si éloignée de notre rationalisme occidental que tenter de la transcrire littéralement serait la trahir. Il devrait pour cela réduire toute une culture à quelque chose de compréhensible pour le spectateur et qui pour le coup ne correspondrait plus en rien à sa vérité. Ainsi, plutôt que de trahir par souci de réalisme, mieux vaut inventer, transformer et par ce biais, toucher quelque chose de la vérité profonde de leur culture. Mentir pour toucher la vérité : un des credo d’Herzog.

Comme dans Fitzcarraldo, on ne comprend pas d’entrée de jeu pourquoi les Aborigènes se lancent dans une aventure à priori délirante. En effet, ils se mettent à construire une piste d’atterrissage en plein désert rappelant par là les tribus indiennes qui acceptaient d’aider Fitzcarraldo à faire passer son bateau par dessus la montagne. Comme ces derniers, ils ont leur raison, mais elle reste longtemps cachée : l’avion demandé par la tribu à la société minière en dédommagement est pour eux l’incarnation de la grande fourmi verte (3). À la fin du film, la culture aborigène et leurs mythes vieux quarante mille ans de vie nous sont toujours aussi étrangers. On revient dans les dernières images à ces tourbillons comme déconnectés du récit qui ouvraient le film. Des images sans signification, sans rapport avec le récit mais qui conditionnent son atmosphère, lui conférant sans que l’on ne sache trop pourquoi ni comment une ambiance mélancolique (Herzog explique que la mort de sa mère durant le tournage a profondément marqué le film) et étrange. Ces images magnifiques et mystérieuses sont comme issues d’un rêve dont Herzog se refuse à nous livrer les clefs. De la même manière, il ne nous propose pas de ressortir du film avec un savoir (illusoire) sur la culture aborigène, il nous propose simplement de plonger pendant une heure et demi dans un univers où les mythes font partie de la réalité. Le Pays où rêvent les fourmis vertes peut-être vu comme le versant éclairé d’Aguirre. Dans ce dernier, habiter une légende, un mythe (celui de l’Eldorado, inventé par les indiens pour piéger les conquistadors) conduisait à la folie, à la mort. Ici, c’est un échange, un ressourcement.

Les Langues

La culture a laquelle on appartient conditionne le monde, notre perception du réel et, donc, la réalité. La langue est un des grands facteurs qui agissent sur cette transformation du réel. La langue est un monde, un territoire en soi, quelque chose de purement abstrait mais qui agit concrètement sur notre perception des choses. C’est donc quelque chose qui fascine tout naturellement Herzog.

Dans Aguirre, un indien raconte les horreurs perpétrées par les Espagnols contre son peuple. Il conclut en expliquant que la pire chose qui lui soit arrivée c’est lorsque qu’ils ont changé son nom. De Runo Rimac, « celui qui parle », il est devenu Balthasar et a depuis l’impression qu’on lui a volé tout son être. Cette histoire montre combien la langue est au cœur d’une civilisation, comment elle façonne l’identité des individus. Herzog a longtemps eu (et a toujours) un grand projet sur les langues. Il aimerait enregistrer toutes ces langues qui disparaissent et réaliser à partir d’elles une encyclopédie des civilisations. Lors de la préparation du Pays où rêvent les fourmis vertes, il rencontre un vieil Aborigène, Malila, dernier survivant des Wororas, dernière personne à parler la langue de son peuple et à en conserver la mémoire. Il ne communique plus avec personne, reste seul enfermé dans son monde, dernier habitant de sa réalité. Cette figure tragique (qu’Herzog intègre dans son film) nous ramène à la détresse de Fini Straubinger (Pays de silence et d’obscurité) ou de Kaspar Hauser. C’est communiquer qui permet à l’individu d’exister non pas seulement aux yeux des autres, mais aussi à ses propres yeux. Lorsque la communication est enrayée, alors l’individu se retrouve isolé, perd de sa substance, perd de sa réalité. Souvent chez Herzog, l’horreur conduit au mutisme : le vieil homme de Dernières paroles qui refuse depuis des années de dire un mot parce qu’on l'a contraint de quitter son île ou encore cet enfant dans Leçons de ténèbres qui ne parle plus depuis qu’il a vu son père être torturé et assassiné. Face à l’horreur, il y a cette tentation du repli sur soi, le désir de s’isoler dans une réalité dont on est le seul habitant et où l’horreur humaine ne peut ainsi plus pénétrer. La langue est aussi frontière entre soi et l’autre, rempart protecteur ou mur d’une prison.

Les langues qui disparaissent sont le résultat d’une tendance de l’humanité à uniformiser, à vouloir imposer une seule et même réalité partagée par tous. Conquêtes militaires, commerciales ou culturelles, il faut toujours soit circonscrire les autres réalités dans des territoires sous étroite surveillance (les réserves indiennes, les Aborigènes parqués dans des bidonvilles…), soit les faire disparaître. Herzog raconte ce mouvement dévastateur dans nombre de ses films. A cette vision désespérée d’une humanité visant à réduire la multiplicité des regards à un point de vue unique sur le monde, répondent heureusement de multiples histoires d’échanges de langues, qui sont autant de partages de réalités. Dans Le Pays où rêvent les fourmis vertes, les émissaires aborigènes se rendent dans un restaurant grec et répondent à la chanson du patron par une chanson à eux. La Grèce chère à Herzog et l’Australie des origines discutent, se répondent. Dans ce croisement de langues, il y a une incompréhension de ce qui est dit, mais un partage de l’esprit de chacun, un cadeau fait à l’autre.

À la fin du film, Lance donne à un enfant aborigène son poste à K7 et l’enregistrement d’un vieux match de football. L’enfant ne comprend pas l’espagnol déversé par le volubile commentateur sportif, mais on sait que comprendre les mots n’est pas ce qui compte. C’est à la fois un échange profond entre deux civilisations, mais aussi un échange marqué par l’incompréhension mutuelle. C’est l’une des scènes les plus troublantes et ambiguës jamais tournées par Herzog. L’image de cette petite fille, une pierre à la main, qui écoute le commentateur hurler alors que l’équipe d’Argentine rate un but contient en substance les grandes interrogations de son auteur.

Après Fitzcarraldo, la presse annonce qu’Herzog s’apprête à réaliser son nouveau film en haut du K2 (il prépare en fait Gasherbrum, film qu’il tournera presque dans la foulée). Les critiques s’attendent de sa part à une nouvelle aventure improbable qu’elle pourra commenter à foison, elle affûte sa rhétorique désormais bien rôdée consistant à dépeindre la mégalomanie et la folie du cinéaste. Aussi, quand il sort sur les écrans, le film déçoit les attentes. Alors qu’il est habituellement vilipendé pour cause de projets jugés délirants, Herzog se voit cette fois rejeté parce qu’il propose une œuvre simple et discrète. Le film, qui passe ainsi complètement inaperçu, marque le début d’une éclipse qui va durer près de vingt cinq ans. Les films d’Herzog seront dès lors très peu commentés, remarqués ou même simplement distribués, jusqu’à son retour en grâce à la fin des années 2000.

Il faut donc absolument redécouvrir ce Pays où rêvent les fourmis vertes, œuvre subtile et délicate qui peut être une parfaite porte d’entrée dans l’univers d’Herzog. C'est un film très vivant et dans un même temps presque « minéral », le cinéaste parvenant à nous faire ressentir la présence de la terre, des pierres, de la matière brute du monde sans rien abandonner de l'humanité de ses personnages. Plus serein que contemplatif, à la fois drôle, poétique (toutes les réactions imprévisibles et mystérieuses des Aborigènes) et profondément mélancolique, c’est un film magnifique et touchant dans lequel Herzog brasse habilement les grands thèmes de son cinéma.

(1) in Aux sources de la création de Barbara Glowzewski
(2) Wandjuk Marika, peintre, musicien, écrivain, acteur (on l'a vu dans L'Etoffe des héros), avocat et activiste politique, apparaît dans le film jouant du didgeridoo. Sa présence permet à Herzog de rassurer les Aborigènes quant à la sincérité de son approche. A noter que Wandjuk Marika a dirigé le Bureau d'Art Aborigène, ce qui ironiquement éclaire la proposition de la compagnie minière d'offrir aux Aborigènes un centre d'Art en échange de l'exploitation de leur terre.
(3) Le pilote de l’avion est Gary Williams, autre grande figure du combat politique des Aborigènes.
(4) La photographie est signée Rainer Klausmann, qui travaillera de nouveau avec Herzog sur Cerro Torre, Jag Mandir et Leçons des ténèbres.

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Par Olivier Bitoun - le 8 mars 2011