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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Pays du silence et de l’obscurité

(Land des Schweigens und der Dunkelheit)

L'histoire

Fini Straunbinger est une femme sourde et aveugle. Elle parvient cependant à communiquer par l’usage d’un langage tactile et aide maintenant d’autres adultes et enfants handicapés à entrer en contact avec le monde, à les sortir de leur monde de silence et d’obscurité.

Analyse et critique

« J’aimerais pouvoir m’envoler n’importe où : là où les hommes sont au-dessus des clochers, les clochers au-dessus des champs en labours, les bateaux au-dessus des montagnes, les continents au-dessus des océans. » (Conquête de l’inutile)

Pendant le tournage d’Avenir handicapé, Herzog se rend à un congrès sur le handicap auquel participe le président Heinemann. Il découvre dans l’assistance un homme qui communique avec une femme en traçant des signes sur sa main et demande à son caméraman de filmer la scène. Il perd de vue ces deux personnes et passe les semaines qui suivent à essayer de les retrouver. C’est ainsi qu’il rencontre Fini Straubinger, une femme sourde et aveugle qui s’occupe d’autres personnes atteintes du même handicap, qui tâche de les sortir de leur pays de silence et d’obscurité. Herzog décide de faire de cette figure qui le fascine le cœur d’un film qui viendrait enrichir et compléter celui qu’il vient de consacrer aux enfants de la thalidomide. Il suit Fini pendant cinq mois, apprenant à communiquer avec elle par son alphabet tactile. Puis il tourne son film très rapidement, uniquement avec l’aide de son chef opérateur Jörg Schmidt-Reitwein. De manière générale, c’est ainsi qu’Herzog procède : ses films mûrissent dans sa tête, il couche le scénario en quatre ou cinq jours puis tourne avec des équipes réduites au minimum et en des temps souvent records.

D’autres mondes

Alors que les enfants dAvenir handicapé ressentaient avant tout leur isolement comme étant le fruit du regard de la société, ici la nature du handicap fait que les protagonistes du film sont totalement coupés du monde qui les entoure et qu’ils deviennent l’expression même de la solitude. Parias, fous, rebelles, rêveurs, visionnaires, clochards…les personnages que met en scène Herzog se situent toujours à la marge de la société. Mais le cinéaste, lorsqu’il les filme, les place au cœur du monde. Pour lui, c’est la société qui est folle, étrange et absurde. Il montre comment, depuis la marge, ces exclus de la normalité ont un autre rapport au monde. Ces expériences, ces tentatives se révèlent souvent sans issues, dangereuses ou ratées. Mais pour Herzog il vaut toujours mieux essayer de réinventer son rapport au monde plutôt que de se conformer aveuglement à la folie ambiante, comme les villageois somnambules de Cœur de Verre qui marchent sans sourciller vers le désastre.

Les protagonistes de Pays du Silence et de l’obscurité sont amenés, du fait de leur handicap, à inventer un nouveau langage mais surtout à appréhender le monde autrement, sans se reposer sur l’usage de la vue et de l’ouïe. Une situation qui permet à Herzog de creuser encore plus loin la question de l’enfermement : partant du fait que nous sommes tous des prisonniers sur Terre, si, plongé cette situation extrême, l’homme parvient à habiter le monde alors il est évident que tout un chacun est en mesure de vivre. Il ne cherche aucunement à nous apitoyer sur le sort de ces handicapés, il cherche à nous faire saisir quelque chose du monde dans lequel ils évoluent et du chemin qu’ils ont du arpenter pour y parvenir.

C’est ici qu’intervient la puissance du rêve et de l’imagination qui courent tout au long de son œuvre. Herzog est constamment en quête d'autres mondes : ceux réinventés par la pensée humaine (les moines bouddhistes de Wheel of Time, les aborigènes du Pays où rêvent les fourmis vertes), ceux bien réels mais physiquement invisibles à nos yeux (les scientifiques d’Encouters at the End of the World qui travaillent sur les neutrinos, ces particules qui ont la capacité de traverser toute matière) et enfin ceux que les rêves permettent de contempler sans qu’il soit nécessaire de les connaître physiquement. C’est ainsi que dans Cobra Verde, le nain Euclide, du fond de son gourbis du Nordeste brésilien, évoque ses rêves de paysages enneigés et de montagnes, territoires dont il n’a jamais foulé le sol mais qu'il parvient à se figurer et où il est en mesure de se transporter. C’est Dagmar qui, dans Avenir Handicapé, passe ses après midi perdus dans ses songes, qui comme Kaspar Hauser rêve « les yeux ouverts » de paysages inconnus de lui, qui comme Stroszek dans La Ballade de Bruno rêve de vivre aux milieu des Indiens. Une capacité de déplacement offerte par les rêves qui est aussi partagée par le berger Hias dans Cœur de Verre ou encore par Fini Straubinger.

Fini est devenue aveugle à treize ans, sourde à dix-huit. Elle est restée alitée, coupée du monde, pendant près de trente années. Elle conserve encore en elle des souvenirs visuels et auditifs et c’est l’un de ces souvenirs qui ouvre le film. Fini décrit cette vision d’un sauteur à ski qu’elle a contemplé enfant et qui est restée profondément ancrée en elle. En fait, cette vision appartient à Herzog, c’est sa propre fascination pour ce sport (auquel il consacrera une de ses œuvres maîtresses, La Grande extase du sculpteur sur bois Steiner) que la voix de Fini nous transmet. C’est une invention mais qui pour Herzog reflète la réalité de ce que Fini ressent au fond d’elle. C’est une extension de son intériorité, à la fois image de sa solitude extrême et de sa capacité à s’évader de la prison de son corps. La pensée, l’imagination, le rêve, le désir sont ce qui permet à ces handicapés de vivre. C’est aussi ce qui nous permet à tous de supporter notre condition humaine. Mais sortir de son corps est une lutte et le monde est un océan de solitude duquel il est difficile de s’extirper. Cette solitude intrinsèque à la condition humaine, cette douleur d’être au monde, Herzog l’exorcise en filmant le puissance du pouvoir d’évasion de l’homme, ce mouvement qui fait s’envoler Steiner ou qui transporte Fini vers des mondes intérieurs pleins de bruits et d’images.


Herzog ne s’attache pas au seul parcours de Fini mais raconte d’autres histoires. Il y a cette femme de quarante huit ans, coupée du monde depuis le décès de sa mère, seule personne qui parvenait à entrer en contact avec elle en touchant ses lèvres. Depuis lors, elle vivait dans un asile, ne pouvant plus communiquer avec personne. Au moment du film, elle vient d’en sortir et elle ressemble à un enfant craintif surpris dans son monde. Il y a le paysan Fleishmann, sourd de naissance et qui devient aveugle à 35 ans. Il est alors abandonné par sa famille, mis à l’écart, négligé. Il oublie comment écrire, parler et finit par ne plus même reconnaître ses frères. Lorsque Fini lui rend visite, il est incapable de sortir de sa bulle, de son monde intérieur. Le seul contact qu’il a avec l’extérieur, c’est lorsqu’il rencontre un arbre sur son chemin. Il le caresse longuement, semble être en pleine extase. Bientôt Fini reproduit les mêmes gestes, partageant son plaisir d’enfin sentir quelque chose du monde. Dans cette scène magnifique, Herzog nous fait saisir le plaisir tactile, l’étendue de ce qu’ouvre le toucher, sens négligé au regard de la primauté de la vue et de l’ouie.

Il y a un énorme fossé entre les handicapés que l’on stimule de l’extérieur et ceux que l’on abandonne à leur monde. Personne n’a jamais essayé de rentrer en contact avec Vladimir qui a aujourd’hui vingt-deux ans. Être devant lui, c’est être devant l’incompréhensible : aucun de ses gestes ne nous est familier et il est impossible de comprendre quoique ce soit de son univers, de sa pensée. Les enfants qui naissent sourds et aveugles viennent au monde une deuxième fois lorsqu’ils apprennent l’alphabet tactile. Le contact avec les autres humains est une nouvelle vie qui commence. S’ils découvrent un monde qui leur est inconnu, Herzog s’attache aussi au fait que nous aussi en découvrons un à leur contact, même s’il demeure mystérieux. Par exemple, toute notion abstraite est difficile à transmettre par le toucher et l’on ne sait pas vraiment ce qu’est pour eux la joie ou la tristesse.

Comme ces handicapés confrontés aux limites de leurs sens, Herzog se heurte aux limites de représentation de son art. Comment rendre compte de l’absence de son et d’image par les moyens du cinéma alors que c’est un art qui n’est justement fait que de ça ? Il essaye d’avoir une approche très tactile des choses, s’attardant sur les mains qui touchent des objets, sur les textures. Mais si le film donne à ressentir quelque chose de leur vies, c’est qu’à la demande d’Herzog, Jörg Schmidt-Reitwein porte la caméra à l’épaule et pénètre véritablement l’image avec son corps. Herzog sent que la caméra doit transmettre le rythme de sa respiration, doit réfléchir l’environnement pour rendre quelque chose de ce monde de silence et d’obscurité. Cette approche de l’art de filmer va devenir une composante essentielle de son cinéma et il va encore l’affiner avec Thomas Mauch sur son film suivant, Aguirre, la colère de Dieu.

Pays du silence et de l’obscurité est un film d’une grande douceur. Les images semblent caresser les personnages du film et l’on approche, un peu, de ce monde intérieur qui est le leur. Herzog est tout entier à ses personnages, il épouse leur solitude, leur tristesse, mais sans jamais sombrer dans le pathos. Il s’intéresse à leurs sensations, essaye de transmettre quelque chose de leurs vies plutôt que de jouer sur la corde sensible en décrivant les difficultés liées à leur handicap. Ce film et aussi, et avant tout un cadeau adressé à Fini. Il débute dans le noir, sur son songe/souvenir d’un sauteur à ski. Herzog lui offre cette image qui vient, la première, trouer la nuit de l’écran. Fini a ouvert la porte et l’irruption de cette image qui suit sa pensée place dès lors le film comme étant un voyage au cœur de son monde. Herzog l’emmène en avion, lui fait visiter un zoo, lui fait prendre un chimpanzé dans les bras et tout dans le film n’est ainsi qu’attention portée aux personnages. Lorsqu’ils communiquent par le toucher, Herzog prend plaisir à filmer leurs visages qui s’éclairent, à nous transmettre quelque chose du bonheur qui est le leur lorsqu’ils sortent de leur solitude et communiquent avec l’extérieur. Portés par la musique de Bach ou Vivaldi, ces instants sont parmi les plus beaux filmés par le cinéaste.

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Par Olivier Bitoun - le 15 avril 2010