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Critique de film
Le film

Le Pauvre coeur des hommes

(Kokoro)

L'histoire

En se rendant sur la tombe d’un ami, Nobuchi, un professeur retraité, retrouve un étudiant admiratif avec lequel il se lie d’amitié malgré la différence d’âge. Compréhensive en apparence, son épouse est jalouse du temps passé par Nobuchi avec son élève...

Analyse et critique

Se lancer dans une adaptation n’est jamais chose aisée. Outre le risque de souffrir de la comparaison, éternelle épée de Damoclès prête à influer sur la critique, ce choix peu évident de prime abord nécessite un réel talent et beaucoup de maîtrise formelle. Concernant l’histoire tirée de l’œuvre de Natsume Soseki « Le Pauvre cœur des hommes », il aurait été facile d’alourdir un matériau de base résolument pessimiste et d’étouffer le spectateur. Mais en l’occurrence, sans connaître l’œuvre originale, je dois reconnaître de nombreuses qualités et un savoir-faire bienvenu à la réalisation de Kon Ichikawa.

Kokoro axe sa réflexion sur les rapports humains et la complexité des sentiments. Il ausculte l’âme humaine et en révèle les ambiguïtés en allant toujours plus loin dans ses recoins, là où se terre le ressenti. En approfondissant les innombrables tourments propres à l’esprit de chacun, Kon Ichikawa mène à bien une entreprise difficile. D’autant que son approche résolument, pessimiste et emprunte de souffrance, imprègne chaque centimètre de la pellicule. L’une des principales raisons de ce désespoir ambiant tient à ce que les personnages vivent et racontent. Bien souvent, ils ressemblent à des âmes en peine flottant dans un monde privé d’air, et dans lequel toute bouffée d’oxygène semble impossible. Des sentiments rendus palpables par une caméra affairée à saisir l’instant, par l’intermédiaire d’un regard ou d’une attitude mal dissimulée.

L’histoire débute en avril 1912, 45ème année de l’ère Meiji. Elle tourne autour de la relation entre Shizu et son mari Nobuchi, un ancien professeur. Leur histoire d’amour et son cheminement miné par un facteur incontrôlable sera à l’origine du profond mal-être des protagonistes, et donnera le ton à l’ensemble des événements. Alors que le bonheur ne demandait qu’à battre sa pleine mesure, la souffrance guidera la destinée du couple. Tous les ingrédients nécessaires à un épanouissement rapide étaient pourtant réunis, mais la valse du ressenti aura progressivement eu raison de la logique, pour finir d’effacer la simplicité apparente de la situation de départ. Tout au long du film, l’incompréhension symbolisera ce couple composé de deux âmes sœurs séparées malgré elles par un traumatisme à la trace indélébile sur l’âme de Nobuchi. Face à son incapacité à faire sauter les verrous du passé, la perdition profitera des moindres opportunités de se jouer de ses émotions. Pourtant, il est évident qu’un amour profond lie cet homme et cette femme, créant un regret infini dans le cœur de l’un et de l’autre.

L’élément déclencheur de ce gâchis trouvera sa source dans l’amitié entre Nobuchi et Kaji, sur la tombe duquel commence le mystère ayant influé sur ces destins croisés. L’ami en question, sûr de lui en apparence, cache en son for intérieur de multiples doutes et autant de questions sans réponses. Depuis longtemps, le paraître domine son caractère et influe sur son comportement. Mais au fil du temps, il se heurtera aux barrières érigées par l’inlassable quête d’une « vérité » à laquelle son subconscient s’accroche tant bien que mal.

Entre admiration et volonté d’aller au bout de son amitié, Nobuchi fera son possible pour apporter une aide à celui qu’il tient en haute estime. Un sentiment ébranlé lorsque la force mentale de Kaji se décomposera pour laisser place à un flot d’émotions humaines trop longtemps enfouies. Son courage et sa conviction envolés, Kaji dévoilera des failles jusqu’alors inconnues et deviendra « comme tout le monde », troublant par la même les sentiments de Nobuchi. Un doute passager dont l’impact sera déterminant sur de proches événements. Ces mêmes instants fragiles à l’origine de la mort de Kaji et du changement de cap de la destinée d’une union alors en devenir.

Hanté par ce souvenir douloureux, Nobuchi se mettra en quête du repos de son âme. Une part de lui-même refermée pour cause d’un désespoir suspendu à ses multiples interrogations. Car depuis la disparition tragique de son ami, un conflit intérieur le ronge. Entre perte de confiance en soi et doutes vis-à-vis de son entourage, dont sa femme souffrira en premier lieu, il cherche désespérément le chemin de la rédemption. Se sentant coupable, il se dévalorise et marque une distance avec son épouse, comme s’il n’avait pas le droit au bonheur et devait se punir pour sa trahison. Le poids de ce secret empêche également la confiance mutuelle indispensable à toute relation de voir le jour. De ce fait, il entraîne Shizu sur sa pente savonneuse et lui inflige sa propre souffrance. L’impossibilité de crever l’abcès accentuant toujours plus le chaos inerte de cette relation, l’amertume et un sentiment de jalousie s’empareront d’elle, pour bloquer toute porte de sortie. Peu à peu, ils laissent filer leur vie sur les sillages du malheur, délaissant un bien-être ne demandant qu’à éclore. Une vérité dont la force révèle l’impact du passé sur notre attitude présente, mais également sur nos vies futures.

Un autre personnage tiendra un rôle majeur. Il s’agit de l’élève du « maître » Nobuchi. Considérant son professeur comme un véritable exemple, il cherchera à comprendre les raisons de son mal-être, ainsi que de l’apparente froideur qu’il dégage. Ce besoin vital de compréhension, fil conducteur et désir profond de tous les protagonistes, sera un moyen d’approfondir les thèmes abordés, et de mener à bien le dévoilement progressif d’un passé indélébile. Alors que le thème de l’homosexualité est mis de côté, l’évocation du suicide est omniprésente et plane en permanence. En procédant ainsi, Ichikawa ne laisse pas de place à l’espoir et alimente cette veine pessimiste. Croire à nouveau semble impossible, d’autant que le passé n’est pas le seul obstacle. Il faut aussi affronter le présent et les changements liés à leur époque. Un début pour beaucoup, mais une fin pour certains.

La sobriété de la réalisation et la mise en scène toute en discrétion sont en parfaite adéquation avec le récit. Ces deux éléments participent à créer une ambiance réaliste et dénuée de la traditionnelle part de rêve synonyme d’espoir. La force des sentiments, ainsi que leur nature improbable et pourtant tellement authentique, donne à Kokoro une dimension humaine essentielle, mais qui peine à survivre face au désespoir ambiant. Au final, une indéniable réussite et un film marquant, mais à ne pas regarder en phase de déprime, sous peine de se plomber définitivement le moral.

Le mot de la fin ? « Heureux celui dont le cœur est capable de choisir le bonheur. »

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La fiche IMDb du film

Par Guillaume Magique - le 9 septembre 2009