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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Passé se venge

(The Crooked Way)

L'histoire

Héros de la Seconde Guerre mondiale, Eddie Rice vient de passer plusieurs années dans un hôpital militaire. Blessé à la tête, il est amnésique et les médecins ont tout tenté pour le soigner. Le traitement est un échec, son handicap irréversible. Sur les conseils de son médecin, Eddie quitte l'hôpital. Il va rejoindre Los Angeles, sa ville d'origine, espérant que le hasard mette sur sa route ceux qui pourront lui rappeler son passé. Dès son arrivée, il est interpellé par deux policiers. Pour eux, il est Eddie Riccardi, un homme au passé criminel trouble qui n'aurait jamais dû revenir en ville.

Analyse et critique

Il est des réalisateurs dont il est aujourd'hui bien difficile d'appréhender la carrière. C'est le cas de Robert Florey, cinéaste français qui a passé la majeure partie de sa carrière aux Etats-Unis, et sur lequel le cinéphile peinera à se faire une opinion tant sa filmographie semble disparate et surtout difficile d'accès. Une petite centaine de films, essentiellement des œuvres de série B hollywoodienne, puis, à partir du début des années 50, un nombre incalculable d'épisodes de séries télévisées  constituent une des carrières les plus prolifiques de l'histoire du cinéma. De cette liste foisonnante de réalisations essentiellement méconnues, émergent seulement quelques titres qui ont traversé les décennies. C'est le cas, par exemple, de Double assassinat dans la Rue Morgue, adaptation plutôt réussie de l'œuvre d'Edgar Allan Poe, ou encore de Noix de coco, premier long métrage mettant en scène les Marx Brothers mais qui ne reste toutefois pas comme l'œuvre la plus mémorable de la fratrie. C'est aussi le cas, dans le petit monde des amateurs de films noirs, du Passé se venge, une des dernières œuvres pour le cinéma de Robert Florey qui garde une réputation de petit classique de la série B.


Ce n'est pas de son sujet que Le Passé se venge tire cette reconnaissance. Au centre de l'intrigue se trouve l'amnésie du personnage principal, un ressort scénaristique qui était déjà, notamment, celui de Quelque part dans la nuit, l'excellent film de Joseph L. Mankiewicz. Le principe de l'amnésie semble être une thématique idéale dans l'écriture d'un film noir, en offrant un personnage qui avance dans la nuit, sans repère, vulnérable à toutes les attaques du destin. C'est aussi une bénédiction narrative, qui offre au scénariste l'opportunité de s'assurer que le spectateur a toujours, au minimum, le même niveau de connaissance que le héros, et donc la possibilité de broder à sa guise autour de la situation initiale sans risque de perdre totalement son spectateur, qui pourra toujours se raccrocher au protagoniste principal. C'est ce que fait pour Le Passé se venge Richard H. Landau, scénariste d'une vingtaine de films sur une décennie, entre 1943 et 1954, sans véritablement laisser d'œuvre marquante à l'exception du Monstre, premier avatar des aventure du professeur Quatermass tourné par Val Guest, qui fut son dernier travail pour le cinéma. Il adapte ici une pièce de théâtre radiophonique dont le film conserve la trace. L'exposition de la situation, notamment, est très statique, les mots primant sur l'image dans la plupart des scènes d'introduction. Quant aux différents rebondissements du film, on les trouvera plutôt efficaces même s'ils ne brillent pas par leur originalité. Le scénario a le mérite de nous proposer une histoire plutôt cohérente, même si l'on peut s'interroger sur le traitement expéditif de certains points de détail, par exemple dans la psychologie un peu simpliste du personnage féminin. On note toutefois, en filigrane, une thématique intéressante. Celle de la réinsertion des combattants dans la société, sujet alors rarement abordé dans le cinéma hollywoodien, et qui semble être ici mise en question. Le personnage, héros de la Seconde Guerre mondiale, se heurte dans la quête de son identité à de nombreux obstacles. Arrêté par la police, rejeté par son ex-femme et ceux qui semblent avoir été ses amis, il est mis au ban de la société qui ne semble pas donner le moindre crédit à ses exploits militaires, comme le montre le doute que suscitent ses décorations dans l'interrogatoire de police qu'il subit. On pourrait ainsi voir une lointaine filiation entre Eddie Rice et les combattants du Vietnam exclus de la société que nous décrira le cinéma américain de la fin des années 70. Une toile de fond audacieuse et étonnante pour un scénario efficace mais banal.


Au cœur de l'histoire se trouve donc le personnage d'Eddie Rice ou, comme nous l'apprenons rapidement, d'Eddie Riccardi, qui découvre son passé trouble. Lui qui ne connaissait de lui-même que le héros de guerre apprend qu'il était un truand, associé du gangster Vince Alexander, impliqué dans une sombre affaire qui a vu Alexander condamné et, cerise sur le gâteau, un mari au comportement apparemment inapproprié qui a entraîné la demande de divorce de sa femme. Une situation qui tranche avec l'image parcellaire qu'il pouvait se faire de lui-même et qui lui vaut la rancœur de beaucoup de monde. Pendant toute la première moitié du film, Eddie est donc un personnage ballotté par les événements, perdu devant les révélations de son passé, impuissant face aux réactions que son retour provoque. Une situation que John Payne, qui incarne Eddie, rend plutôt bien. Payne, qui fut le  jeune premier de plusieurs comédies musicales avant-guerre, voit à la fin des années 1940 sa carrière prendre un tournant qui lui offrira plusieurs de ses rôles les plus intéressants, dans le film noir ou dans le western, notamment sous la direction d'Allan Dwan. Une trajectoire qui rappelle un peu celle suivie par Dick Powell et que Payne suit avec un certain succès. Même s'il est incontestable que son jeu est limité, il incarne dans Le Passé se venge un héros de film noir parfaitement crédible, malgré un personnage qui aurait pu bénéficier d'une écriture de meilleure qualité. En effet, le revers de la médaille d'une dramaturgie établie sur l'amnésie est la construction d'un personnage relativement creux, auquel aucun rebondissement scénaristique ne viendra offrir une réelle épaisseur. On regrette alors que le personnage d'Eddie n'offre jamais de véritable prise à l'empathie du spectateur, malgré une interprétation convaincante d'un acteur qui incarne bien le destin d'un homme qui subit les événements, et doit obtenir sa rédemption en payant pour des péchés qu'il ne se souvient pas avoir commis. Autour d'Eddie, certains personnages secondaires sont bien plus convaincants. Si ce n'est pas le cas de Nina, l'ex-femme d'Eddie interprétée sans grande conviction par Ellen Drew, on se réjouit par contre à chaque apparition du méchant du film, Vince Alexander, incarné avec beaucoup d'originalité par Sonny Tufts, qui se sera rarement fait remarquer de manière si positive à l'écran. On retrouve aussi avec beaucoup de plaisir Percy Helton, un habitué du cinéma noir qui campe un superbe personnage à la botte d'Alexander, petit être veule qui vit entouré de chats, et qui trouvera in extremis la force de sauver le héros dans un ultime accès de courage.


Assez banal dans son écriture, Le Passé se venge aurait donc pu rester un petit film oubliable s'il n'avait pas été magnifié par sa photographie et sa mise en scène. C'est incontestablement le travail combiné de Robert Florey et de John Alton, le légendaire chef opérateur des chefs-d'œuvre en noir et blanc d'Anthony Mann, entre autres, qui fait la valeur du film. Alton, plutôt avare en compliments envers les réalisateurs avec lesquels il avait collaboré, disait du bien de Florey, ce qui situe la haute estime en laquelle il le situait. En voyant Le Passé se venge, seule collaboration entre les deux hommes, on comprend aisément ce qui justifie les propos d'Alton. Florey laisse beaucoup de libertés à son chef opérateur et sait, par sa mise en scène, tirer un profit maximal de ses expérimentations. Chaque scène est un régal, et l'esthétique décuple à chaque instant la force de ce qui est écrit. On est notamment frappés par la représentation de chacun des rapports de force à l'écran, traduits par l'évolution des ombres projetées par chacun des personnages, effet combiné des choix d'éclairage et de la mise en place de la caméra. On est aussi frappés par la qualité des plans en extérieur. D'abord parce que Le Passé se venge est un des rares films qui fut tourné en extérieurs réels à Los Angeles à l'époque, ce qui en fait un document précieux sur l'architecture de la ville à la fin des années 40. Surtout car les plans nocturnes sont remarquables, offrant à Alton un terrain de jeu parfait pour exprimer son talent. En limitant au maximum les sources de lumières artificielles pour proposer des plans étonnants, notamment ceux qui semblent uniquement éclairés par les panneaux publicitaires de la ville, ces images saisissent, laissant uniquement se détacher les ombres des protagonistes qui errent dans la nuit. Le Passé se venge est un des exemples les plus flagrants de films qui semblent bien plus et bien mieux écrits par l'image que par le scénariste. Sur le papier, le film était banal. A l'écran, il prend une dimension tout à fait remarquable grâce au talent évident du réalisateur et du chef opérateur, qui semblent avoir obtenu une liberté d'expression maximale.


Nous ne pouvons pas considérer Le Passé se venge comme un classique incontournable du film noir, ses faiblesses scénaristiques sont trop importantes pour lui offrir ce statut au milieu des nombreuses réussites du genre. Toutefois, la réussite esthétique du film est telle qu'il serait dommage de ne pas découvrir cette œuvre surprenante qui est une nouvelle illustration du talent de John Alton et qui nous fait regarder d'un autre œil un réalisateur qui mériterait peut-être d'être redécouvert : Robert Florey.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 17 février 2015