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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Parrain, 2ème partie

(The Godfather: Part II)

 

L'histoire

Depuis la mort de son père, Michael dirige seul les affaires de la famille Corleone. Il cherche à étendre ses diverses activités criminelles à Las Vegas, Hollywood et Cuba. Amené à négocier avec la mafia juive, s'apprêtant à conclure un important contrat avec Hyman Roth qui voit en lui son possible successeur, il manque d'être la victime d'un attentat. Il feint d'attribuer la responsabilité du crime à un clan mineur, les Pentangeli, tout en étant persuadé que c'est Roth qui a voulu l'éliminer... En parallèle, le film conte en flash-back l'ascension de son père défunt, Vito, petit orphelin sicilien victime de la mafia, immigrant miséreux des années 1910, puis jeune bandit plein d'ambition...

Analyse et critique

Les dirigeants de la Paramount savent déjà que Le Parrain sera un grand succès. En février 1972, quelques semaines à peine avant la sortie en salles, ils décident de mettre en chantier une suite qui sortira dans un délai suffisamment bref pour ne pas perdre l’engouement médiatique et public. On se précipite pour annoncer des dates de tournage (janvier 1973) et de sortie (mars 1974) qui ne seront finalement pas respectées. Tout va en effet trop vite : l’équipe n’est toujours pas engagée et Mario Puzo est en pleine écriture du scénario, en Italie. Le titre de travail est alors "Le fils de Don Corleone". Portée par l'énorme succès du Parrain, la Paramount voit tout en grand. Elle double le budget prévu qui atteint 15 millions de dollars et permet notamment à Al Pacino, devenu depuis une véritable star, de voir son salaire multiplié par vingt. Francis Ford Coppola est désormais dans une position enviable, il n’a jamais eu autant de pouvoir. Quand la Paramount lui propose de reprendre la saga du Parrain, il n’est pas foncièrement motivé : « Je plaisantais en leur disant que je ne tournerais que Abbott et Costello rencontrent le Parrain. » Le président de Gulf + Western (la maison mère de Paramount) estime que ne pas tourner de suite au Parrain serait comme « avoir la recette du Coca Cola et ne plus fabriquer de bouteilles ! » On essaie tant bien que mal de motiver Coppola mais celui-ci veut vraiment passer à autre chose et surtout oublier le cauchemar qu’il a vécu pendant toute la production du film. Le studio lui déroule alors le tapis rouge : un salaire d'un million de dollars, un gros pourcentage sur les bénéfices et le contrôle total du film en tant que producteur. « Pour Le Parrain II, j’ai négocié tant d’argent que cela me permettra de financer mon propre travail », disait-il à l’époque. En contrepartie, le studio accepte en effet de distribuer un film écrit sept ans auparavant, Conversation secrète, qu’il tournera entre les deux Parrain.


Paramount souhaite reprendre Marlon Brando pour interpréter Vito Corleone plus jeune. Mais après la polémique déclenchée par la remise de son Oscar (1), Brando est sévèrement critiqué dans les médias, notamment par le patron du studio. En réaction, l’acteur demande une somme astronomique qu'il refuse de négocier. Coppola, qui travaillait depuis un an sur le scénario, doit désormais compter sans Brando et réécrire le personnage. On se met à la recherche d’un autre acteur, et une nouvelle fois le studio se tourne d’abord vers des stars américaines confirmées comme Dustin Hoffman. Coppola, comme sur le premier film, finit par imposer un acteur italo-américain de 30 ans, Robert De Niro, qu'il avait remarqué dans quelques films dont Mean Streets de Martin Scorsese (1973) et qu'il avait surtout pu voir à l'oeuvre pendant le casting du premier Parrain. Il venait alors auditionner pour le rôle de Sonny, mais son jeu était beaucoup trop sec et violent. Coppola s'en souviendra lorsqu'il s'agira de caractériser le jeune Vito. Pendant sa formation de comédien, De Niro avait étudié le jeu de Brando : l’acteur n’a aucun mal à se glisser dans la peau de Don Corleone et reproduire les nuances du personnage. Pour interpréter Hyman Roth, le terrible associé du clan Corleone, Coppola pense d'abord à Elia Kazan avant de suivre la proposition d'Al Pacino qui lui suggère le nom de Lee Strasberg, fondateur du mythique Actor’s Studio dont il a été l'élève. Le rôle de Hyman Roth est pour le moins marquant. Strasberg incarne un autre genre de parrain, tout en contraste : un pouvoir immense et une poigne impitoyable cachés derrière l’apparence fragile d’un vieil homme malade. « J’ai essayé de créer un visage qui ne montre pas d’émotions, la sensibilité d’un homme pour qui tout est business », se souvient l’acteur. Autre mentor qui apparaît brièvement (comme membre de la commission d’enquête), Roger Corman est celui qui a permis à Coppola de développer son apprentissage du cinéma. Ses années passées dans l’écurie de ce chantre de la série B furent pour le jeune réalisateur comme une deuxième école de cinéma.

Le tournage commence en octobre 1973. L’équipe part six semaines près du lac Tahoe, entre le Nevada et la Californie, pour tourner notamment les scènes estivales de la fête donnée au bord du lac. Or à près de 1 900 m d’altitude, le mois d’octobre précède les premières neiges. Il fait donc très froid et cela cause retards de planning, dépassements de budget et nombreuses tensions. Al Pacino se montre par exemple assez difficile avec Coppola. Quelques semaines avant le début du tournage, l’acteur, qui a accepté de faire Le Parrain II sans avoir lu le scénario, fait savoir, par l’intermédiaire de son avocat, que le script ne lui plaît pas. Coppola, qui partage son avis sur de nombreux points, réécrit toutes ses scènes en un week-end. Quelques années plus tard, Pacino avouera à Coppola que ce coup de pression était surtout destiné à lui faire améliorer un script encore trop faible. Plus tard pendant le tournage, Pacino se plaint cette fois-ci de la lenteur des prises de vues, rappelant sans cesse que Serpico (1973) fut bouclé en une vingtaine de jours seulement. Rendu visiblement nerveux par la sortie imminente du film de Sidney Lumet, l’acteur s’est ensuite calmé, rassuré par le bon accueil critique : « Il n’y a qu’au théâtre que Pacino se sent en sécurité » rappellera Coppola.


Le lac Tahoe est un lieu du tournage isolé et certains se demandent si le réalisateur n’a pas délibérément choisi de couper l’équipe tout entière du reste du monde - tel Michael qui enferme sa famille entre les murs de sa résidence. Cela occasionne de nouvelles tensions sur le plateau car l’équipe le vit mal. C’est notamment le cas d’Eleanor, la femme du réalisateur, qui supporte difficilement ces longues semaines loin de sa vie, de ses amis. Leurs disputes et la mauvaise ambiance minent le moral de Coppola qui glisse lentement vers la déprime, comme l’a plus tard rappelé Pacino : « Je vais voir Francis, j’ai un problème, je veux lui en parler. Et que fait-il ? Il me raconte ses problèmes. Est-ce que je veux les entendre ? C’est le réalisateur ! » En janvier 1974, lorsque l’équipe doit partir dans les Caraïbes tourner les scènes cubaines, elle trouve une pluie ininterrompue au lieu d’un grand soleil. Al Pacino attrape une pneumonie et doit être arrêté près d’un mois. En attendant sa guérison, Coppola peut heureusement gagner du temps en filmant à New York un décor qui reconstitue le quartier de Little Italy de 1918. Dean Tavoularis, qui vient tout juste de le terminer, a maquillé les devantures des boutiques, caché le bitume avec de la terre et du sable. Coppola ne se prive par de filmer ce décor impressionnant, notamment dans un plan général qui montre la rue à perte de vue. On retrouve le talent de Tavoularis, son souci du détail, dans les scènes à Ellis Island où arrivent les immigrants, recréées dans un marché au poisson de Trieste, en Italie. « J’ai mis tout mon cœur dans les séquences de Little Italy, se souvient Coppola. J’avais écrit de très belles scènes que nous n’avons pas pu inclure dans le film. »

La proposition que Coppola a d’abord acceptée pour son aspect financier a fini par l’intéresser d’un point de vue artistique. Il avait besoin de s’identifier à l’histoire et à ses personnages, et a trouvé dans la vie de Michael Corleone des échos à son propre parcours, se demandant par exemple par quels moyens il pourrait épargner sa famille après avoir acquis toute cette richesse. Car Coppola est désormais très puissant, comme Michael, et vit aussi les mêmes conflits intérieurs - argent, pouvoir, famille. Avec Le Parrain II, Coppola souhaite « faire un film plus ambitieux, encore plus beau, plus avancé que le premier » et entrevoit la perspective de prolonger l’intrigue du Parrain, d’en faire un récit de sept heures au total, sans que cette deuxième partie soit un simple décalque de la première. Il choisit de poursuivre et développer les mêmes thématiques en les renouvelant. La peinture familiale, par exemple, n’a plus du tout la même saveur. Dès les premiers plans du film, un fauteuil désespérément vide, Coppola nous prévient que la mort de Vito Corleone a eu des répercussions importantes : beaucoup de choses ont changé et son absence se fait cruellement sentir.


Malgré des personnages qui tentent d’en préserver le souvenir, l’impression d’une famille unie ne fait plus illusion. La chaleur humaine a disparu. Vito et Sonny ne sont plus là et les enfants, si nombreux jadis, sont absents du cadre - à l’exception du fils de Michael et Kay que l’on aperçoit brièvement. Tous ont l’air de survivants, à l’image de Connie. Traumatisée par le sort de son mari (que Michael a fait assassiner dans le premier film), elle ne peut garder son indépendance et vivre par ses propres moyens : elle doit rendre des comptes permanents à Michael. Elle perd complètement pied, délaisse ses propres enfants et s’oublie dans l’alcool. Kay fait aussi bonne figure que possible car Michael ne lui laisse pas plus de liberté qu’à sa soeur. Il la soumet à son pouvoir, à ses règles. Au sein d’un couple en pleine crise, Kay supporte de moins en moins la proximité de la vie criminelle. Son impuissance face à un mari absent, et si différent de celui qu’elle a connu autrefois, la poussera à fuir. Pour se faire rejeter, provoquer un départ brutal, seul moyen pour elle d’échapper à son mariage avec la Mafia, elle avoue s’être fait avorter - un geste irréparable suggéré à Coppola par sa sœur Talia Shire. Michael prend ce geste comme une trahison, elle a atteint sa fierté masculine, très sensible. « Jamais tu ne me pardonneras à cause de ce sale côté sicilien qui est en toi depuis 2 000 ans ! », lui lance-t-elle désespérée. La façon dont Coppola filme le moment où il la chasse de la maison rappelle la fin du Parrain : la porte qui se referme sur elle symbolise une nouvelle et ultime séparation.

Après huit mois de tournage intense, Coppola est épuisé. En juin 1974, à quelques jours de la fin des prises de vues, à un journaliste qui lui demande ce qu’il fera ensuite, il répond : « Je prends ma retraite ! » Le stress l’a fait énormément grossir, il pèse près de 110 kg. La pression n’est toujours pas retombée car arrive l’étape du montage. Coppola doit encore trouver la forme idéale qui corresponde à ses idées : « J’ai beaucoup de théories que je veux mettre en pratique. C’est pour cela que j’ai si peur de gâcher cette occasion. Je pourrais facilement tout rater », avoue-t-il à l’époque. Car pour distinguer cette suite, lui apporter un nouveau souffle, Coppola fait le pari osé de réunir deux histoires en une. Le montage se fait lentement, à base d’expérimentations. Après en avoir visionné une première version, son ami George Lucas et son chef opérateur Gordon Willis lui avouent : « Tu as deux films. Il faut en jeter un, cela ne fonctionne pas et ne fonctionnera jamais. » Une rumeur finit par se propager à Hollywood où le film est très attendu : la forme choisie par Coppola va déstabiliser les spectateurs. Mais le réalisateur a la conviction que son idée est la bonne et que cette structure fera la force du film. Il travaille jusqu’au tout dernier moment, s'appuyant d'abord sur des allers-retours fréquents entre les deux époques avant d'opter pour des segments plus longs pour mieux profiter des scènes du passé. Il coupe près de 40 % de son premier montage. Par cette double évocation Coppola raconte l’histoire des Corleone à travers la jeunesse de Vito, au début du XXe siècle, et la vie de Michael à la fin des années 50, dix ans après le premier opus. Comme dans You’re a Big Boy Now (1966), Coppola explore une relation entre un père et un fils, présentés cette fois comme deux images en miroir. L’alternance successive des deux époques montre deux destins étroitement liés, au sens propre comme au figuré. Car à travers ce dispositif, Coppola accentue leur opposition : « J’ai pensé que ce serait intéressant de juxtaposer le déclin de la famille avec son ascension : le jeune Vito qui la construit en Amérique pendant que son fils préside à sa destruction. » L’image de la création de la société d’import-export de Vito, le moment où il érige son nom sur la devanture de ses locaux, est ainsi immédiatement enchaînée sur l’entrevue de Michael par une commission d’enquête sur le crime organisé.


Comme dans Le Parrain, Coppola donne à Vito une image valorisante qui ne reflète pas la cruauté de ses actes. Il agit comme un Robin des Bois des quartiers qui sauve son voisinage de la répression et du racket, Falucci (le représentant local de « la Main Noire », ancêtre de la Mafia) pouvant être associé au genre de personnage qui a assassiné sa mère devant ses yeux : un Don à l’attitude de seigneur qui se plaît à écraser les plus faibles. Lorsqu’il se tourne ainsi vers le passé, le réalisateur ne peut s’empêcher de développer un certain lyrisme, avouant la nostalgie d’une Amérique qui lui rappelle aussi bien des souvenirs familiaux que des valeurs qu’il affectionne. Pour passer d’une époque à l’autre, Coppola utilise de longs fondus enchaînés qui donnent à l'image l'impression d'une rencontre manquée entre le père et le fils, deux personnages qui se révèlent très différents malgré des traits communs (silencieux, mutiques, observateurs, qui étudient les situations et les comportements). Vito est montré comme quelqu'un de loyal avec ses associés, lesquels resteront à ses côtés jusqu’à sa mort quand Michael, lui, finira par les abandonner. Quand Vito lance un « Je t’aime » à Fredo, son premier fils, ou quand il rapporte chez lui une poire pour la déguster avec sa femme, ce sont des moments qui expriment sa détermination à une vie familiale épanouie et un mariage heureux. Michael est désormais loin de tout cela : il charge Tom Hagen d’acheter le cadeau de Noël de son fils - une voiture électrique que Coppola nous montrera, plus tard, laissée à l’abandon dans le jardin, sous une couche de neige. Le dispositif des récits parallèles se conclue sur une séparation très nette. Par des actes identiques (tous deux fomentent une vengeance), Coppola montre leur opposition : Vito venge la mort de ses parents quand Michael assassine son propre frère.


Si Coppola s’étend de façon nostalgique sur le passé, l’accent est toutefois porté sur le présent, sur le personnage que Michael est devenu, à l’image de la résidence du lac Tahoe, un mélange de roc et de bois qui dévoile autant la stature de la famille, sa volonté d’enracinement, qu’elle révèle le caractère froid et primitif de son chef. Coppola estime d'ailleurs qu'Al Pacino a su parfaitement maîtriser la psychologie de son personnage, l'acteur excellant dans les attitudes impassibles autant que dans les explosions de colère. Pilier de la famille, Michael s’est laissé submerger par le pouvoir et les responsabilités, le fils continuant de payer le prix des actes de son père. « Tu étais fort pour nous tous. Comme Papa », rappelle Connie à un frère désormais impuissant face à ses erreurs passées. S’il commençait à délaisser ses idéaux de jeunesse dans le film précédent, le tempérament de Michael se fait ici plus radical, touchant la sphère familiale et ses racines. Soumis à une mécanique qui n’obéit plus qu’aux intérêts mafieux et financiers, Michael abandonne les principes de la génération de son père. Il se met peu à peu à délaisser son couple et son fils, leur imposant ses règles restrictives, et un foyer où il séjourne de moins en moins : on le sent errer comme un fantôme dans sa propre demeure. Michael est un personnage ambigu car il sait vers quoi il entraîne sa famille. Et derrière une posture rigide et déterminée, c’est un homme rempli de doutes - ce que montrent les conversations avec sa mère où il cherche à retrouver, à travers elle, la sagesse et la clairvoyance du père disparu. Or Michael se laisse pourtant conduire par le crime tandis que ses démarches, ses actes continuent de l’isoler.


Grâce au travail accompli depuis des années, la famille Corleone fait maintenant partie d’une élite, passée d’une renommée locale à une envergure nationale, son influence s’étendant désormais sur plusieurs Etats. Pour qu’ils puissent encore évoluer, Michael estime que les Corleone doivent désormais afficher une assimilation totale à la culture américaine. Michael veut faire oublier les familiarités italiennes transmises par « la première génération ». La fête qu’il donne au bord du lac rappelle les célébrations de mariage du premier film. Sauf que le statut de la famille a changé. Elle requiert désormais une sorte de distinction qui écarte toute référence à ses origines étrangères et populaires. Cette transformation lentement opérée depuis quelques années saute aux yeux des anciens, comme Pentangeli, un proche de Vito. (2) Celui-ci remarque que les musiques traditionnelles ont disparu (« Sur 30 musiciens il n’y en a pas un d’italien ») et se demande : « Où sont les piments et les saucisses ? » La famille périphérique passe désormais au second plan, les vieux amis et anciens associés doivent attendre leur tour pour obtenir une audience. Si Vito personnifiait encore la famille et l’empire Corleone, Michael les a peu à peu déshumanisés. Coppola accentue l’isolement de Michael par un comportement que la criminalité rend parfois proche de la folie, de la paranoïa. Il n’a plus le temps de se raccrocher à une famille ou puiser dans ses racines. Il commence à se méfier de tous, y compris de ses proches qui sont peut-être les derniers à lui être totalement dévoués. Pour le réalisateur, Michael personnifie une Amérique qui est alors repliée sur elle-même, se mettant peu à peu à l'écart du reste du monde par ses choix politiques (Richard Nixon est alors à la tête du pays). Michael est pris dans une spirale de violence qu’il ne contrôle plus, même quand il sait avoir gagné la partie : lorsque Hyman Roth, qui est condamné par la maladie, est mis hors jeu à la fin du film, Michael le fait quand même assassiner. Il se montre beaucoup plus cruel que son père puisqu'il va jusqu’à commettre l’irréparable : faire couler le sang de sa propre famille.


En nous montrant Vito sur les marches de son immeuble, avouant à son enfant : « Michael, papa est fou de toi », Coppola souligne la position de Michael. Il est le fils préféré, l’héritier naturel, quand Fredo, l’ainé, est le fils mal aimé, marginalisé par sa famille et par le scénario. Malgré ses efforts pour rentrer dans le moule familial, Fredo ne s’est jamais adapté à un univers pour lequel il n’était pas fait. Dès Le Parrain il apparaît comme un personnage faible, notamment incapable d’aider son père pendant la tentative d’assassinat du marché. Il ne cesse de subir les humiliations de son frère à Las Vegas (dans le premier film) ou de sa femme volage. Reclus dans sa fonction de parrain et « déchiré entre un frère désiré et un frère imposé » (3), Michael est incapable de pardonner les maladresses de Fredo qu’il perçoit comme des trahisons. Il finit par lui murmurer : « Tu n’es plus rien pour moi à présent », reniant son propre sang. Coppola magnifie la mort de Fredo dans une scène chargée de son propre souvenir. « J’étais un gamin magique, se souvient-il. Je n’avais qu’à dire un "Je vous salue Marie" et mon souhait se réalisait. Cette anecdote que raconte Fredo dans Le Parrain II - chaque fois que tu dis un "Je vous salue Marie" tu attrapes un poisson - c’était moi ! Un jour j’ai péché 22 poissons parce que j’avais prononcé 22 fois "Je vous salue Marie". »

Cette prière entonnée par Coppola enfant devient pour cette scène, dans la bouche de Fredo, une incantation poignante pour accueillir sa propre mort. Francis Ford Coppola a un frère de cinq ans son ainé, August, qu’il a littéralement adulé durant sa jeunesse. « Je préférais juste être comme lui. Il était le prototype : celui qui le premier s’est intéressé à la littérature, à la philosophie, à toutes ces choses que je n’avais aucun moyen d’appréhender - et que j’ai connues parce que j’avais un frère aîné. » (4) Or, contre toute attente, c’est finalement Francis qui aura la plus belle réussite professionnelle. Il s’en voudra toujours d’avoir pris la place que ce frère prédestiné à la réussite aurait dû occuper. Il y a sans aucun doute un caractère expiatoire dans la mort de Fredo, une façon pour Coppola de se racheter lui-même en faisant du fils Corleone qui a réussi quelqu’un d’indéfendable. Lorsqu’il commandite l’assassinat de son propre frère, Michael devient définitivement prisonnier de l’univers criminel auquel il a voué sa vie. Il se damne à jamais. Le flash-back final semble le condamner à l’isolement : on le voit se heurter à ses frères et rester seul après leur avoir annoncé son engagement dans la Marine. Des années plus tard, ses aspirations de jeunesse ont été oubliées. L’homme a été pris dans l’engrenage du crime et du pouvoir, envahi par la paranoïa, la vengeance et le goût du sang. Sans ses frères Fredo et Tom Hagen (qu’il écarte peu à peu des responsabilités), sans son épouse Kay, il subit désormais la solitude des chefs. Même son fils le remarque dans un dessin où il trône fièrement - mais seul - dans sa grande voiture blindée. « Sa vie est en ordre mais son avenir est aussi morne et vide que son cœur. » (4)


En choisissant de raconter l’histoire des Corleone depuis leurs origines, Coppola apporte au récit une dimension supplémentaire : la notion de destin. Ayant perdu son père, sa mère et son frère, Vito encore enfant doit fuir en Amérique où le sang se retrouvera sur son chemin et celui de ses enfants. Les Corleone entretiennent un rapport intime avec la mort, telle une malédiction qui les accable tous. Coppola accentue ici le thème de la tragédie, en germe dans le premier opus, qu’il appuie par quelques références célèbres. Les remords de Michael rappellent notamment ceux que ressentait Macbeth après avoir fait assassiner le roi Duncan. Pour appuyer le lien qui unit le père et le fils, le réalisateur choisit de répéter certains éléments du premier film pour les considérer comme des moments-clé d’une destinée commune. Le meurtre de Fanucci par Vito est le passage à l’acte qui répond directement à l’assassinat que commet Michael dans le petit restaurant italien : Vito et son fils sont brutalement passés de l’honnêteté à la criminalité. Ce moment charnière qui orientera la vie de la famille tout entière adopte, par la mise en scène et la musique, un caractère solennel et funèbre. D’autres plans reviennent à la fois comme un écho : les policiers dans le parking pendant la communion, la réunion entre mafieux et industriels, le cadavre de la prostituée ensanglantée évoquant la tête de cheval dans le lit, ou les scènes de Hyman Roth à l'hôpital rappelant celles où Michael vient rendre visite à son père blessé. Certaines images sont comme une signature : une célébration religieuse en ouverture (la communion d’Anthony), une attaque surprise du parrain (la tentative d’assassinat de Michael dans sa maison du lac Tahoe) ou une séquence finale en montage parallèle. Ce dernier climax alterne scènes familiales et règlements de comptes sanglants. Même dispositif et mêmes intentions que dans le premier film : dévoiler ce que Michael voudrait être (un bon père de famille) et ce qu’il est vraiment (un criminel).


A travers le parcours de Vito, Coppola montre le vrai visage d’une Amérique qui se prétend terre de tous les possibles. Comme pour appuyer cette légende, la Statue de la Liberté est la première vision que ces immigrants ont du nouveau monde, depuis le bateau qui les transporte. Ce symbole d’espoir et de promesses reste pourtant inatteignable, vu à travers des barreaux ou la fenêtre d’une cellule de quarantaine. (5) A Ellis Island, Vito découvre une Amérique peu accueillante : il subit un traitement dégradant, déshumanisé. Parqué au milieu de la foule, il est marqué d’une façon qui rappelle presque le traitement des Juifs pendant la guerre - ce n’est plus une étoile jaune mais une croix tracée à la craie (tel le sceau de l’immigré) qui orne son veston. Poursuivant la réflexion entamée dans le premier film, Coppola décrit une population trop ignorée des institutions, livrée à elle-même, qui doit se prendre en charge pour assurer sa protection, subvenir à ses besoins, quitte à franchir la frontière de la loi. Ainsi, dans son quartier, le crime de Vito est perçu comme un acte de bravoure. Il est reçu comme un héros alors qu’il a tué. Du jour au lendemain, il se voit respecté, traité comme un membre éminent de la communauté, une figure crainte qui va gagner en puissance. Vito apprend alors qu’en suivant la voie légale il n’a aucune chance de réaliser ses rêves. Il se heurte à un système qui exploite les plus faibles pour ne leur laisser que des miettes. Il ne pourra créer sa propre entreprise - et, avec les années, fonder un véritable empire - qu’après avoir embrassé une carrière criminelle qui lui ouvrira toutes les portes. Pour les Corleone, le crime organisé s‘impose comme le passeport des opprimés pour le rêve américain, le seul moyen pour eux de réussir. « La carrière de Michael Corleone est la métaphore parfaite du nouveau monde, rappelle Coppola. Comme l’Amérique, Michael était au début un brillant jeune homme, pur, avec d’incroyables ressources et croyant en un idéalisme humaniste... C’est alors qu’il a eu du sang sur les mains. Il s’est menti à lui-même et aux autres sur ce qu’il faisait et pourquoi. » Cette vision désenchantée participe à un élan contestataire qui apparaît dans le cinéma américain de cette époque. Michael Cimino dans La Porte du paradis (1980) a, par exemple, poursuivi cette démystification de l'Amérique en dénonçant le sort réservé aux immigrants venus chercher fortune qui se sont heurtés aux riches propriétaires décidés à ne pas partager leurs richesses.

Au moment du Parrain, Coppola a parfois été accusé de projeter une image trop romantique du crime et de la pègre. Le réalisateur, qui considère plutôt Le Parrain comme une vision cinglante de la Mafia, souhaite profiter de la deuxième partie pour rectifier cela, évacuer tout sentimentalisme et renouveler sa peinture du monde criminel. Si l’on retrouve un décorum familier avec les règles et les codes du gangster (savoir s’entourer d’hommes de confiance, punir les traitres), Coppola explore le Milieu au-delà du groupe italo-américain. Nous n’évoluons plus parmi les familles régnantes new-yorkaises mais avec des pontes placés à de très hauts niveaux de la société. Hyman Roth incarne un autre genre d'organisation criminelle, un puissant lobby juif basé en Floride. Coppola poursuit ici son exploration des rapports entre les criminels et les institutions, thème qui était survolé dans le premier film. Il décrit les relations ambigües, mais toujours intéressées, entre la mafia et le pouvoir politique incarné par Geary, un sénateur corrompu (« le méchant de niveau supérieur » selon Coppola). Les scènes de négociation ne sont que des efforts de la famille Corleone pour gagner une respectabilité aux yeux de la société. Cela tourne au jeu des apparences, à l’entente de façade : remise officielle d’un chèque pour financer une université, poses complices devant la presse et les photographes.


Les traditions n’ont pas changé, les véritables enjeux sont discutés en secret dans l’intimité d’un bureau obscur. Si le sénateur paraît garder son intégrité en refusant tout compromis avec la Mafia, il n'hésite pas à accepter l’aide de Michael pour éviter un scandale qui nuirait à sa carrière - un concours de circonstances bien opportun, trop beau pour être honnête. En échange de ces bons procédés, Geary soutient Michael pendant les interrogatoires de la commission d’enquête, prenant son parti contre un avocat qui tente de le déstabiliser. Coppola continue de dépeindre une société toujours plus corrompue : « On est très près d’avoir notre propre président des Etats-Unis. On pourra bientôt se l’offrir », avoue Hyman Roth. « Nous participons de la même hypocrisie » : cet aveu lancé par Michael au sénateur Geary résume la position de Coppola sur l’analogie entre crime et business, thématique abordée dans le premier film qu’il poursuit ici de façon encore plus appuyée. Comme son père, Michael assiste à de grandes réunions où se discutent entre chefs les affaires du Milieu. Cette fois-ci il s’agit d’une table ronde qui rassemble la pègre, les syndicats et des industriels américains. Les mafieux jouent désormais à jeu égal avec les grandes institutions. Coppola va jusqu’à souligner visuellement les enjeux de la séquence cubaine lorsqu’ils en viennent à se partager le marché des hôtels de luxe et des casinos à Cuba. Chacun vient prendre sa part du gâteau, dans tous les sens du terme.


En novembre 1974, un mois avant la sortie du film, NBC diffuse Le Parrain à la télévision, une bonne publicité qui malgré le succès (près de 90 millions de téléspectateurs) ne sera pas suffisant pour écraser ses scores au box-office : Le Parrain II ne réalisera qu’un tiers des entrées de son prédécesseur. Cela n’empêche pas une déferlante de prix à la cérémonie des Oscars - avec parmi les concurrents Conversation secrète. Le Parrain II obtient les Oscars du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleure adaptation, meilleur second rôle pour Robert De Niro, meilleur décor et meilleure musique pour Carmine Coppola et Nino Rota. Ce dernier put enfin recevoir ce prix très mérité, lui qui avait été disqualifié de la compétition en 1973 parce qu’une des mélodies était trop inspirée de celle qu’il avait composée pour Fortunella (Eduardo De Filippo, 1957). En juillet 1975, Coppola signe un accord avec NBC pour la diffusion des deux Parrain sous la forme d’une minisérie de neuf épisodes incluant près d’une heure de scènes inédites que le réalisateur n’a pas souhaité garder pour l’exploitation en salle. C’est  Coppola lui-même qui doit superviser le montage de cette version intégrale. Mais à cause d’un planning monopolisé par la préparation d’Apocalypse Now, il se contente de remodeler la structure (le récit est désormais chronologique) et confie cette version intégrale à Barry Malkin, ami d’enfance et monteur des Gens de la pluie (1969). Cette version intégrale est diffusée en novembre 1977 et reste à ce jour encore inédite en DVD.


(1) cf. la chronique du Parrain
(2) Brillamment interprété par Michael V. Gazzo, pourtant choisi au tout dernier moment.
(3) Francis Ford Coppola, Iannis Katsahinas (éd. Cahiers du Cinéma, 1997).
(4) On the edge, Michael Goodwin, Naomi Wise (William Morrow and Company, 1989).
(5) Le jeune Vito, atteint de la variole et placé en quarantaine à Ellis Island, appelle un souvenir d’enfance qui a durablement marqué Coppola : il a lui-même attrapé la polio à l’âge de neuf ans et, en partie paralysé, dut rester alité pendant presque une année.

Sources d'information :
Francis Coppola, Ronald Bergan (Orion Media, 1998)
The Francis Ford Coppola Encyclopedia, J.M. Welsh, G.D. Phillips, R.F. Hill (Scarecrow Press, 2010)

Lire la chronique du Parrain 3e partie sur Dvdclassik

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Par Stéphane Beauchet - le 1 avril 2013