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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Nôtre parmi les autres

(Svoy sredi chuzhikh, chuzhoy sredi svoikh)

L'histoire

Un groupe d'anciens camarades, ex-soldats de la Révolution reconvertis dans la Tchéka, est chargé d'assurer la protection d'un train à destination de Moscou. À son bord, 500 000 roubles or pour sauver la Russie de la famine. Des bandits attaquent le convoi et s'emparent du trésor. La Tchéka recherche les traîtres...

Analyse et critique

en 1945, Nikita Sergeïevich Mikhalkov-Konchalovski compose de film en film une œuvre aussi personnelle qu'attachante, pleine de poésie et de sensibilité. Scénariste, acteur, metteur en scène, c'est un auteur complet qui pose un regard parfois cruel mais toujours tendre sur ses personnages. Profondément marqué par la culture russe, son cinéma n'en a pas moins une portée universelle. Et ce, dès ses débuts.

Issu de l'intelligentsia, Nikita a grandi dans une famille d'artistes, peintres, écrivains, poètes et cinéastes. Son père Sergei Vladimirovich Mikhalkov est l'auteur de l'hymne national soviétique ; son frère Andrei Konchalovski le devance de peu en tant que nouveau talent du cinéma russe. Les réunions de famille où l'on parle art et société entre deux tasses de thé - scènes fréquentes dans son œuvre - lui sont donc très tôt familières. Il en vient naturellement à étudier le théâtre et se partage dès 1959 entre la scène et les plateaux de tournage. En 1964, il interprète Kolia dans Je m'balade à Moscou de Georgi Danelia, film emblématique sur la jeunesse moscovite de l'époque, Prix de la mise en scène au Festival de Cannes. Ce rôle marquant fait de lui une véritable idole et lui ouvre de nouvelles portes. Il tourne sous la direction de Bondarchuk, Jancsó, Kalatozov et bien sûr d'Andrei. Passer de l'autre côté de la caméra s'impose bientôt comme une étape logique pour ce jeune homme ambitieux à qui tout semble réussir. Il s'inscrit à la prestigieuse école nationale de cinéma VGIK, qui forma avant lui son frère et Tarkovski. Son film de fin d'études, Un jour tranquille à la fin de la guerre (1970), impressionne déjà par son savoir-faire technique ; mais ce n'est qu'à son retour du service militaire qu'il se voit enfin offrir les moyens de réaliser son premier long-métrage.

Responsable du cinéma d'État - industrie nationalisée depuis 1920 - la Mosfilm met à disposition du jeune réalisateur un stock de pellicule couleur Kodak, dont la qualité est supérieure au Sovcolor généralement de mise. La quantité fournie se révèle néanmoins insuffisante, et il devra tourner le métrage restant en noir et blanc. Mikhalkov va cependant parvenir à transformer cette contrainte technique en volonté esthétique, et il persistera sur ses films suivants à jouer avec les différentes possibilités de teintes.

Pour son premier film, il n'a pas choisi la facilité. Le Nôtre parmi les autres est une production relativement ambitieuse, incluant des cascades et nécessitant figurants, costumes et véhicules d'époque. Il sera tourné en grande partie loin des studios, dans les paysages sauvages de Tchétchénie et d'Azerbaïdjan. Enfant du théâtre, Mikhalkov s'est régulièrement porté sur des sujets qui lui permettaient de diriger une importante distribution et de témoigner ainsi de son amour pour les acteurs (l'un de ses derniers films en date, 12, est une réadaptation de Douze hommes en colère). Il aime mettre en scène des rapports de groupes. Le Nôtre parmi les autres est un film d'hommes, un film d'amitié virile. Coécrit avec Eduard Volodarski, le scénario propose un audacieux mélange des genres et met en scène des personnages aux intentions opaques, suffisamment nombreux pour rendre l'histoire captivante. Endossant lui-même l'un des rôles principaux, le réalisateur s'entoure de comédiens de talent, et de film en film certains visages nous deviendront vite familiers (Alexandre Kaliagine, Yuri Bogatyrev). On notera également la présence d'Alexandre Kaïdanovski, le futur Stalker de Tarkovski. Cette première œuvre signe également sa première collaboration avec son précieux complice Alexandre Adabachian, ici décorateur, ailleurs coscénariste, acteur ou seulement figurant. Enfin, le directeur de la photographie Pavel Lebechev et le compositeur Eduard Artemiev (Solaris) comptent parmi les autres membres d'une équipe qui lui demeurera fidèle.

Tourné alors que Mikhalkov n’a que 27 ans, Le Nôtre parmi les autres témoigne dès son prologue d'une inspiration débordante. Le film s'ouvre en effet par un flot d'images désordonnées sur fond de chanson pop, provoquant un irrésistible et grisant sentiment de liberté et de vitalité. Ce sont les éclats du passé des soldats, héros du film. Non pas des images de guerre mais des images de joie au sein d'une ferme. Instants de bouffonnerie burlesque, sourires, rires et embrassades, et au milieu un visage rayonnant de femme, le tout capturé caméra au poing dans des teintes sépia qui ne sont pas loin d'évoquer Butch Cassidy and the Sundance Kid. Par la suite, Mikhalkov alternera entre caméra à l'épaule, à la grue, travellings et plans-séquences, avec un goût pour la profondeur de champ qui deviendra vite une marque de fabrique. On imagine l'envie du cinéaste de tout tenter, sans doute encouragé par un tournage très court. Il se jette dans la mise en scène comme dans une bataille, avec fougue et appétit. Rien n'est gratuit pour autant puisque ces mouvements semblent naturellement épouser les émotions des personnages que nous sommes appelés à accompagner. Et lorsqu'il s'agira de filmer des scènes d'action, le réalisateur saura faire preuve d'un sens du suspense efficace, grâce à un montage nerveux et une gestion du son originale.

Le montage énigmatique du prologue ne sera jamais vraiment approfondi, demeurant ainsi à l'état de rêve inaccessible. Il nous est offert comme l'incarnation d'un passé mythique, des souvenirs heureux et chéris d'une bande d'amis. La nostalgie est un élément fondamental dans l'œuvre de Mikhalkov. Ici, elle définit d'entrée de jeu les protagonistes. C'est comme s'ils étaient restés bloqués à cette époque et que toute leur vie désormais avançait au ralenti. La caméra s'attardera ensuite sur les montres, les horloges, tantôt brisées, arrêtées ou remontées. Pour ces camarades soldats, la fièvre d'Octobre est déjà loin, les voilà devenus bureaucrates sans passions au service de la Tchéka. La mission du convoi, avec les dangers et les tentations qu'elle comporte, va remettre en cause leur sens de la loyauté et les lancer soudainement dans une course folle à la recherche du temps perdu. C'est ce qui permettra au film de s'achever sur une nouvelle envolée lyrique où rien d'autre n'aura de sens hormis l'amitié reconquise, la satisfaction de savoir l'autre en vie. Les retrouvailles prendront alors le pas sur tout ce que l'aventure a entraîné (le doute, la crise de confiance). Ce lien qui les unissait profondément en sort grandi.

Mikhalkov tourne dès ses débuts le dos à la réalité de son temps et s'efforce de recréer, fasciné, un passé qui interroge les valeurs du présent. Le western européen est une influence évidente, mais ici adapté à un sujet absolument russe (on devrait donc parler de eastern). Cet aspect surgit avec l’entrée en scène remarquable du personnage interprété par le réalisateur, le capitaine des bandits Brylov. Il est défini par ce que nous en montre la caméra, telle une icône du genre : des bottes, un cheval, une "cow-boy attitude". Le décor du rail bascule alors dans une nouvelle dimension. Artemiev a composé dans cette optique des thèmes flamboyants soutenus par des cuivres. On pense naturellement au tandem Leone/Morricone, tant de nombreuses scènes semblent n'exister et ne trouver leur sens que dans cette harmonie entre images, mouvements et son. Harmonie parfois dissonante, à l'image d'un film qui ne cesse de déstabiliser par son mélange de gravité et de légèreté. Le spectateur est en effet régulièrement malmené. Les bandits tantôt inquiètent, tantôt s'apparentent à de joyeux paillards. La mort est filmée avec une sécheresse qui ne prête pas à rire, et pourtant la musique qui parfois l'accompagne se fait guillerette. La violence froide et la farce voyagent ensemble.

Inclassable, Le Nôtre parmi les autres s'apparente aussi à une enquête policière bien menée, avec son lot de manipulations, de témoins assassinés, d'agents doubles et de faux coupables. Tandis que Dimitri et Nikolaï mènent leurs interrogatoires à l'arrière, Lemké et Chilov ont rejoint les bandits dans l'espoir de mettre la main sur le magot. C'est d'autant plus palpitant que nous ignorons les intentions des uns et des autres. Lemké semble presque se sentir coupable d'avoir trahi ses anciens camarades. Chilov veut-il réellement rendre l'or ? Quel est le sens de sa quête ? Prouver son innocence ? Le marxisme est-il soluble dans un coffre au trésor ? Le titre original signifie : "Ami chez les ennemis, ennemi chez les siens". En d'autres mains, en d'autres temps, cette chasse aux traîtres aurait sans doute donné lieu à une œuvre de propagande, hymne aux héros de la Révolution et au travail de la Tchéka.

Mikhalkov s'efforce pour sa part de raconter son histoire avec honnêteté. Sans la dénoncer ouvertement, il peint une Russie post-révolutionnaire particulièrement morose, où les héros d'hier traînent leur mélancolie dans des palais décrépis. Le pays souffre de famine et en appelle aux aides extérieures (le convoi est destiné à la Société Des Nations). Les Bolcheviques ont bien remporté la victoire, mais le temps de la réconciliation n'est pas pour tout de suite et n'importe qui peut soudainement passer dans le rang des suspects. Les bandits de leur côté - les "autres" - sont montrés sans antipathie foncière. Kayoum est plus proche de l'enfant, c'est un gentil idiot guère dangereux, et sa relation avec Chilov en devient presque touchante. Brylov quant à lui incarne l'un des derniers irréductibles anti-rouges, mais un insoumis davantage préoccupé par les pillages que par la politique, un bandit d'honneur qui empêchera notamment ses hommes de commettre un viol. Mikhalkov n'en fait pas pour autant un modèle puisque, une fois gagné par la soif de l'or, il révélera toute la violence latente du personnage.

Le cinéaste n'a donc pas profité d'un sujet qui s'y prêtait pourtant idéalement pour glorifier un système, un régime. Derrière les uniformes, il y a des hommes, et chacun aura droit à ses moments d'héroïsme et à ses instants de faiblesse. Et c'est ainsi que Nikita Mikhalkov transcende le simple film d'aventures et nous offre un spectacle que l'on n'espérait pas aussi attachant. Attendu au tournant, cette première œuvre est particulièrement bien accueillie et confirme sa renommée. Il ne cessera plus dès lors de tourner.

Les autres films du coffret Mikhalkov n° 1:

Esclave de l'amour

Partition inachevée pour piano mécanique

Cinq soirées

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La fiche IMDb du film

Par Elias Fares - le 28 janvier 2010