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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Mystère Von Bülow

(Reversal of Fortune)

L'histoire

Alan Dershowitz (Ron Silver) accepte de défendre, pour un recours en appel, Claus Von Bülow (Jeremy Irons), accusé d'avoir injecté une dose fatale d'insuline à sa femme Sunny (Glenn Close), pour vivre tranquillement seul de la fortune de cette dernière. Tout paraît raisonnablement accuser son client, mais l'avocat avance qu'à défaut de preuves irréfutables, la plausibilité de son innocence devrait suffire à le disculper devant les tribunaux.

Analyse et critique

« It’s very hard to trust a man you don’t understand. »

Si la réception difficile de Barfly ne laissait pas augurer le meilleur pour la période américaine de Barbet Schroeder, Le Mystère Von Bülow, l'engouement critique et public qui accompagnera sa sortie, se chargeront de l'ancrer pour un temps plus sûrement à Hollywood (où c'est un autre « échec » qui y sera son film le plus fort : Le Poids du déshonneur). Schroeder lui-même se méfie de faire l'unanimité et au fond grand bien lui prend : avec son récit (véridique) d'une victoire légale, mais certainement pas morale, son film se confronte à un point-limite de l'état de droit où celui-ci menace de basculer dans un cynisme et une amoralité à connotation légalistes. Comme s'il y avait un prix à payer pour la défense des innocents : que les coupables aient aussi la leur... et qu'elle les serve à certaines occasions, ici de façon éclatante. La question que le film pose, par la voix d'une victime, est : au service de qui l'affairement des membres d'un cabinet est-il entrepris ?

La haute bourgeoisie du film succède aux bistrots miteux du précédent, exprimant par contraste la vision du cinéaste de l'Amérique comme une société de classes et le rappel épisodique ici d'une autre affaire conduite en parallèle par l'avocat (les frères Johnson, deux Noirs injustement condamnés au couloir de la mort, et qui n'obtiendront pas gain de cause) révèle au sein de cette société une justice à deux vitesses. Le titre original (Reversal of Fortune) dit mieux cette ironie cinglante par son double-sens : « bonne » fortune ou fortune financière sont dans cette affaire une seule et même chose. Bien qu'Européen, donc à certains égards de visite aux États-Unis, Schroeder n'est pas étranger à ce « système », au sein duquel il a choisi d'œuvrer. C’est-à-dire qu'il ne peut prendre une position confortable de dénonciation, comme en extériorité, mais qu'il assume de faire le récit d'une victoire dérangeante, peut-être même pas souhaitable. Il y a quelque chose de méphistophélique dans la réhabilitation de Claus Von Bülow devant les tribunaux, personnage qui a le charme, la drôlerie, que le cinéaste perçoit dans les nombreuses incarnations du mal qui peuplent son oeuvre. En ironiste, il conclut par une blague (aussi glaçante que réussie) de son sujet, qui ne manque pas de l'autodérision de celui qui se sait détesté de tous alors qu'il peut pratiquement tous les acheter. On hait Von Bülow, on le craint, mais on lui cède la meilleure place au restaurant.


Il y a des points communs entre Von Bülow et Schroeder : l'humour tordu, le dandysme, l'opacité du caractère, l'exil (on pourrait ajouter une calvitie alors naissante). Le goût de la farce : voir un cirque médiatico-juridique pour ce qu'il est. « Est-ce que vous blaguez ? » demande en substance, pris d'une indignation soudaine (et peut-être trop démonstrative pour ne pas être suspecte d'insincérité) Alan Dershowitz, chargé  de sa défense, à celui qui parle alors du second coma de son épouse, qu'on l'accuse d'avoir provoqué, comme étant beaucoup plus « spectaculaire » que le premier. L'homme de loi avait pourtant encaissé d'autres plaisanteries lors de cette soirée passée à interroger plutôt amicalement son client (dans un registre type : « - Que donne-t-on à une épouse qui a déjà tout ? - Une dose d'insuline.»). Là toutefois réside l'écart entre le filmeur et le filmé, la conscience morale que tout ne se résume pas à un spectacle, à une farce, qu'il y a une victime dans l'affaire. C'est elle qui en voix off, raconte l'histoire, du lit d'hôpital où elle végète (en un écho du procédé fataliste de Sunset Blvd.). Son esprit (cet esprit inconscient dans un corps encore en vie) plane sur le film. Sa présence fantomatique est imposée dès l'ouverture, un travelling aérien sur des propriétés de milliardaires à Rhode Island (Xavier Beauvois s'en souviendra pour Selon Matthieu) menant à l'hôpital où elle repose, dans une chambre face à la baie. Cette baie de l'Hudson qui est un arrière-plan récurrent du film, avec ses voiliers, qui relie le lieu du crime (et du procès dont le déroulement ne sera pas filmé, bien que retransmis sur des écrans de télévision) au New Jersey où une équipe juridique fait des pieds et des mains pour innocenter un coupable plus que probable.

Cette voix off est étonnante, en cela que ce n'est pas à l'évidence des mémoires de Sunny Von Bülow que le film s'inspire, mais de celles de l'avocat ayant écrit un livre sur cette affaire. Alan Dershowitz, spécialiste des procès retentissants, personnage libertarien n'étant pas étranger à la judiciarisation de la société américaine, a mené et gagné la seconde défense de Claus Von Bülow, accusé d'avoir provoqué, par injection d'insuline, le coma de son épouse, aux crochets de laquelle il vivait et qu'il trompait allègrement (après avoir quitté l'Angleterre, déjà suspecté de l'assassinat de sa mère et d'une tante). Condamné une première fois, il fit appel à l'avocat qui réussit, cette fois, à le faire innocenter (dans les grandes lignes au motif que sans témoin au crime, au vu du caractère spéculatif de l'accusation, il suffisait de rendre plausible l'hypothèse de l'innocence pour une relaxe). Du fait de traiter d'une décision prise devant une cour d'appel, le film s'en tient le plus rigoureusement possible aux détails inclus dans le dossier du procès (en suivant la préparation de celui-ci), se rapprochant en cela de la pratique documentaire de Schroeder, toujours animé d'une curiosité pour les faits s'accompagnant d'un souci d'exactitude. Or l'incertitude (personne n'était là pour dire ce qui, exactement, s'est passé) autorise ici le basculement dans la fiction : les diverses interprétations de ce qui, au juste, est arrivé (ou une probable tentative d'assassinat, ou une possible volonté de mettre fin à ses jours, ou un accident improbable mais à proprement parler plausible).


Les motifs de « the Dersh », comme le surnomment ici ses employés (surnom qu'il a du reste acquis dans la culture populaire américaine), à accepter cette affaire sont d'après lui-même au nombre de trois. D'abord l'intérêt financier d'être employé par Von Bülow, qui devient sa vache à lait tandis qu'il s'occupe d'une autre défense, plus noble mais qui, elle, n'entre pas dans ses frais. Ensuite (c'est là que son approche légaliste des causes transparaît) un principe de droit à défendre : les enfants suspicieux de Sunny ont, après la découverte de son corps, pris contact immédiatement avec un procureur, menant lui-même, en leur compagnie, une enquête express pour incriminer leur beau-père. Or cette manière de faire introduit un précédent, au détriment de la procédure de droit voulant que n'importe qui puisse, voire doive, s'adresser dans ce cas à la police. En faisant jurisprudence, l'affaire aurait permis à n'importe qui en possédant les moyens d'en passer directement par l'accusation pour organiser une enquête orientée. Il y a enfin, et le film montre que ce n'est pas négligeable, un simple goût du jeu (souvent présent dans l'oeuvre de Schroeder). Comme le dit un juriste de Dershowitz, avec une frivolité dont le film constate qu'elle est aussi implantée que partagée : Von Bülow est très probablement coupable, c'est bien pour ça qu'il est amusant de le défendre. Le scénario de Nicholas Kazan (auteur d'un autre script consacré à une célébrité par ailleurs défendue par Dershowitz, celui de Patty Hearst) s'intéresse à des motivations et attitudes, formant l'ordinaire de la pratique juridique, qui contrastent on ne peut plus avec l'expression grandiloquente d'une vertu affichée.


Si Von Bülow est diabolique, qu'en est-il de celui qui prend sa défense? Cette fascination pour la limite entre exercice et instrumentalisation du droit, Schroeder l'exprimera encore dans L'Avocat de la terreur. Mais si ce film témoigne d'une indépendance vis-à-vis de la figure de Jacques Vergès (il répond implicitement à ses propos, en tout cas les commente, par son montage : Vergès n’était pas où il était communément « supposé » être durant ces huit années de disparition), celle-ci n'est pas aussi affirmée dans ce précurseur fictionnel (c'est l'ouvrage de l'avocat qui est adapté, son fils compte du reste parmi les producteurs). Dershowitz, professeur à Harvard, élabore une stratégie habile, en agrégeant ses propres étudiants en divers groupes d'enquête dont il pousse la recherche dans des directions diverses, voire opposées. Il profite aussi d'une main-d'oeuvre bon marché. Le cynisme de l'opération se trouve un peu noyé dans les matchs de basket et l'ambiance colonie de vacances de la propriété où il a réuni son équipe. Mais peut-être cette approche cynique n'est-elle pas perçue comme plus saillante du fait qu'elle est ici omniprésente, tenue par acquise autant par les tenants du barreau que par les mondains qui font appel à eux. Cela en devient pratiquement une vision paradoxale de l'innocence, tout (et l’usage des étudiants n’est au vu de la gravité de l’affaire, de ses ramifications corruptrices, qu’un détail) peut devenir bon enfant.

Cette idée perverse d'une innocence des méchants est l'ambiguïté, assez géniale, du jeu de Jeremy Irons, qui incarne son personnage « comme si » il était innocent. Cette candeur affichée de l'acteur redouble celle de qui il incarne. « Innocence has always been my position » déclare, visiblement très satisfait de lui-même, Von Bülow, pour qui tout est affaire de pose, de prétention, que la vie de cour a préparé aux démonstrations de la cour d'appel. Il joue le jeu, comme tous les autres. Il n'y a pas plus poli que lui, tant et si bien que ça en devient outrageux (l’ubris de celui qui est bien élevé ne connaît apparemment aucune limite, tant qu’elle est elle-même encadrée dans les normes du goût, serait-il le plus morbide et le plus décadent). Il a réponse à tout, c'est bien cela qui sous un certain angle l'incrimine dans une situation incertaine, où la seule personne qui pourrait dire « ce qui s’est passé » ne peut exercer sa voix que par un procédé qui la réanime, la fait planer au-dessus de la fiction. De ce point de vue, l'interprétation de Glenn Close, voix de la victime au détriment de la mémoire de laquelle s'élabore la défense de Dershowitz, n'est pas moins essentielle à la réussite du film. Le mystère Von Bülow n'est pas que celui de Claus, mais de Sunny, héritière profondément malheureuse, qui se condamne comme lui (et avec lui) à un enfer domestique, où l'un et l'autre jouent un rôle rôdé depuis des années, où la dépendance sentimentale de la seconde (symétrique à celle, financière, du séducteur vieillissant) se voit redoublée par celle à l'alcool, aux médicaments (en un écho de tous les amants habités par diverses compulsions dans l'oeuvre du cinéaste). Le récit est comme une mosaïque, à l'incomplétude foncière, où à ce drame domestique, grand-bourgeois (d'une grandiloquence parfois sirkienne) s'ajoute le film de procès dans la lignée d'Autopsie d'un meurtre (particulièrement aimé de Schroeder), mâtinée de l'impitoyable ironie sceptique dont Lang faisait preuve dans L'Invraisemblable vérité, le tout mêlé aux réflexes documentaristes de l'auteur.


Pour la première fois, il collabore avec Luciano Tovoli, chef-opérateur à la recherche d'une image la plus nette et tridimensionnelle possible, qui inscrit les personnages dans un cadre très défini (précision de l'exploration d'un milieu), inscrit l'énigme dans un souci de clarté (Que s'est-il exactement passé ? Qui en l'occurrence peut le dire ?). Cette clarté déjà à l'oeuvre chez les grands ironistes français (Marivaux, Diderot), dont Schroeder, ici au service d'une enquête sur les soubassements de la société américaine, reconduit tout le brillant, l'étincelle de malice, la lueur nette et corrosive. Quand le principe juridique de la présomption d'innocence verse-t-il dans un effet pervers, capitaliste, de l'impunité pour qui est en mesure de s'acheter un nouveau procès ? Est-ce trop cher payer pour défendre un principe qui, une fois bafoué, pourrait aussi l'être au détriment de gens moins fortunés (même si, en l'occurrence, il n'aura profité qu'à un riche) ? Le film ne répond pas... et paraît s'amuser au détriment de qui voudrait trancher avec facilité. Schroeder pense sur ce point comme Lang : pour défendre le plus radicalement un principe, on ne prend pas l'exemple d'un innocent, mais d'un coupable. Reste à se demander si à ne pas transiger sur un principe, on ne peut pas finir par légitimer un système qu'il vaudrait mieux refuser. Cette zone de friction critique entre le droit et la politique est en partie le trouble Von Bülow. Il ne faudrait pas prendre pour de l'équanimité ce qui dans le film (et l'oeuvre sceptique du cinéaste) tient du pessimisme joyeux. Il y a un fond de tragédie à ce que Claus Von Bülow soit, tout cela traversé, libre de plaisanter en prenant à partie une vendeuse qui l’a reconnu pour l’avoir vu à la une des journaux, comme si elle était une pharmacienne à qui il venait demander une nouvelle injection d'insuline. Il n'est pas rare que Schroeder nous fasse rire avec le mal, questionne notre potentiel amusement face à lui. C'est que la blague a un prix, dont le film nous a rendus complices. « On peut très bien ne pas avoir l'intention de dénoncer, et néanmoins examiner les choses de façon impitoyable, si bien que le film devient une dénonciation terrible. » (1)

(1) Cahiers du Cinéma, mars 1998, cité par Jérôme d'Estais dans Barbet Schroeder - Ombres et Clarté, 2017, LettMotif

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Par Jean Gavril Sluka - le 19 mai 2020