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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Mot de Cambronne

L'histoire

Voilà des années que Mme Cambronne, qui est britannique, entend parler du « mot de Cambronne ». Son cher époux Charles refuse pourtant de répéter le terme qui a fait sa notoriété.

Analyse et critique

Pierre Jacques Étienne (et non Charles) Cambronne est né en 1770 à Nantes, et si sa carrière militaire fut brillante au point de lui faire atteindre le grade de général de division du Premier Empire, la postérité a moins retenu de lui des faits d’armes probablement admirables qu’une répartie, concise et brutale, (supposément) adressée à ses adversaires anglais un jour de juin 1815, à Waterloo. Au point de voir son nom, désormais, irrémédiablement associé à une périphrase employée par ceux qui ne veulent point lâcher le terme mais chez qui l’intention y est.

Ce que l’on sait moins, forcément, de celui dont on ne sait en réalité presque rien (sinon...), c’est qu’après avoir été absous par un tribunal militaire (il était jugé pour avoir aidé Napoléon Bonaparte à s’évader de l’île d’Elbe) et après avoir été réformé, Cambronne poussa l’ironie de l’histoire jusqu’à épouser, en 1820, Mary Osburn, d'origine écossaise, avec qui il vécut jusqu’à sa mort en 1842.

C’est Edmond Rostand - l’« adorable » Edmond Rostand, comme il est ici présenté - qui confia autour de l’année 1912 cette délectable anecdote à Sacha Guitry, en lui assurant qu’elle ferait un excellent sujet de petite comédie. Vingt-cinq ans plus tard (le temps nécessaire pour y repenser, probablement), Sacha Guitry ne prit que quelques heures (le temps nécessaire pour l’écrire, certainement) pour coucher sur le papier un seul acte, assez librement versifié, dont l’action se situe dans la paisible retraite de M. et Mme Cambronne, quelques années après Waterloo.

L’unique argument de la pièce - mais il est savoureux - repose sur le postulat que si, depuis tant de lustres, tout le monde reparle à Monsieur de cette saillie dont il réfute plus ou moins la paternité, Madame ne sait toujours pas de quoi il s’agit. Il faudra bien (mais guère plus de) trente minutes d’un huis clos alerte et ludique pour que le terme soit enfin lâché, pas nécessairement d’ailleurs par la personne la plus concernée.

Si Sacha Guitry n’était pas aux manettes (et sa troupe de fidèles des fidèles : Carton, Moreno, Delubac, à ses côtés), on pourrait trouver le point de départ léger. Mais voilà, Sacha l’auteur est alors d’humeur particulièrement enjouée, et la contrainte de la maigreur du matériau l’enjoint à en essorer, jusqu’à la dernière goutte, son potentiel, aussi aride soit-il. Dans la lignée du Roman d’un tricheur (et, dans une moindre mesure, de deux autres films tournés en 1936 : Mon père avait raison et Faisons un rêve), Le Mot de Cambronne est un film qui embrasse, pleinement et de façon communicative, la polysémie du mot « jeu ». Jouer un jeu, jouer un rôle, jouer avec les mots.

Qu’importe donc si les comédiens manquent de justesse dans l’incarnation de leurs personnages, car ce qui compte est qu’ils les jouent : Jacqueline Delubac joue (avec force mimiques outrées) la muette, Marguerite Moreno joue (sans une oreille manifeste pour la langue) l’accent anglais, Pauline Carton joue (elle qui a été si souvent du côté des domestiques) la préfète rombière, et Sacha Guitry joue (avec une délectation non feinte) un ami de l’Empereur (1), fat et emperruqué.

Et les jouets de ces gosses réunis pour un après-midi à la ludothèque du plateau (le tournage du film entier ne dura que six heures, ce qui a de quoi sidérer dans la mesure où le film est plutôt plus découpé que certains autres films de Guitry), eh bien ce sont les mots, billes qui roulent et s’entrechoquent, soldats de plomb qui mitraillent leurs saillies, petits chevaux qui bondissent et hennissent leur volupté.

L’éventail complet des expressions idiomatiques de la langue française faisant intervenir le « mot » (ou ses homophonies) semble avoir été ratissé ici, avec toujours la vocation dramaturgique de retarder l’échéance de l’énonciation du terme honni.

Monsieur et Madame discutent :
« _Sans aller jusqu’à causer avec la bonne, je pourrais lui dire un mot.
_ Quel mot ?
_Comment, quel mot ? Je ne sais pas, le mot qui me viendra. Pourquoi me demandez-vous ça ?
_ Suis-je indiscrète ?
_ Non.
_ Alors de quel mot vous parliez ?
_ D’aucun mot.
_ Ah non ?
_ Non.
_ J’avais cru que vous parliez du vôtre.

[...]
_ Je ne vois pas bien ce que vous voulez dire. Est-ce une allusion à la manière cavalière dont je m’exprime ? Je suis un vieux soldat. Je n’ai pas de mot qui me soit personnel, même pour m’adresser... à votre personnel. »

Les mêmes, un peu plus tard.

« La sonnette, attendez-vous quelqu’un ?
_ Oui, la préfète.
_ Je disparais.
_ Oh non restez !
_ Jamais, je la déteste, je ne réponds pas de mon vocabulaire.
_ Vous pouvez lui dire un mot.
_ Un mot ? Lequel ? Ne me tentez pas, cruelle ! 
»

Il s’esquive, prétextant une douleur. La préfète et Mme Cambronne parlent de la paix franco-anglaise.

« Et on s’accorde à reconnaître qu’on peut panser nos blessures et oublier nos maux.
_ Ah ça, nos maux, ça dépend de la manière dont vous écrivez le mot.
Si vous l’écrivez m-a-u-x, alors nous sommes bien d’accord.
Mais si vous l’écrivez m-o-t-s, alors c’est une autre affaire.

[...]
Mais l’heure passe. A très bientôt. Transmettez au général les vœux que nous formons pour l’oubli de son mal. De son mal et pas de ses maux. »

À mesure que le film avance, il devient évident que le mot va finir par être prononcé (2), mais plus son échéance est repoussée, plus le plaisir croît : il est impératif, sans l’exagérer, d’évoquer ici la constante dimension séductrice, voire sexuelle, de l’utilisation des mots chez Guitry, qui procèdent dans ce cas précis de la logique de préliminaires repoussant sans cesse l’orgasme attendu. Sur ce sujet, Carole Desbarats va plus loin que nous quand elle associe la comparaison faite par Cambronne entre son mot et un coup de canon à l’idée de l’éjaculation. (3)

Tandis que se profile l’imminence du terme, une rime malhabile semble appeler l’inévitable conclusion (« Ah les illusions ? À mon âge, il est indifférent qu’on les perde ») : Guitry le comédien est alors à deux doigts de briser le quatrième mur tant il semble réclamer alors le soutien d’un public qui le voit résister à la tentation de la grossièreté. Il le brisera, très vite, une fois le mot lâché, en venant prendre les mains de ses partenaires pour un salut final (vers un public absent, notons-le, nous sommes au cinéma, malgré le rideau qui se ferme) qui, là encore, renforce l’idée que tout ceci n’était bien qu’un jeu.

Mais le jeu, chez Guitry, n’est pas chose futile - au contraire, bien au contraire. Il serait ainsi peu pertinent de reléguer Le Mot de Cambronne aux arrière-plans de sa filmographie sous le double prétexte de sa brièveté et de la légèreté de son argument. C’est ainsi un film qui dit beaucoup de la manière dont Guitry envisage le cinéma, comparativement au théâtre, comme lieu de la distanciation et de l’artificialité (d’un jeu de duperie consentie, en quelque sorte). Il contient, par ailleurs, en son sein, au moins deux tirades passionnantes durant lesquelles Cambronne s’efface derrière Guitry (mais a-t-il vraiment un instant pris le devant ?) :

La première, qui mériterait d’être spécifiquement étudiée dans tous les cours de philosophie guitryesque (si de tels cours n’existent pas, c’est un tort), opère une distinction fondamentale entre le plaisir et le bonheur :

"On prétend que l'argent ne fait pas le bonheur
Et ma foi, j'en ai peur - bien qu'il y contribue.
Mais le bonheur non plus
Ne fait pas le bonheur !
Et l'ennui du bonheur, c'est d'être continu,
Impitoyable et fade !
On croit que le bonheur c'est d'être bien portant,
Alors que l'important
C'est de cesser d'être malade !
J'aime le calme... après l'orage,
Et le port... après le naufrage.
Et j'aime aussi l'accord après un long débat,
Tout comme l'armistice à la fin des batailles,
Mais loin d'être la paix qui succède au combat,
Le bonheur est souvent l'envers de la médaille.
Tandis que le plaisir, c'est le fruit défendu !
Donne-moi tes beaux yeux, petit fruit défendu !"

 

La seconde, plus grave mais peut-être (et non paradoxalement, nous sommes chez Guitry) moins profonde, est une leçon d’histoire de France qui s’achève par : « Il en sera toujours ainsi, je le suppose, aussi longtemps que durera notre pays. Car la France obéit, pourvu qu’on l’autorise à crier quelque chose. » Alors que l’horizon imminent d’un futur qui charriera bien des cris (cris que Guitry tardera d’ailleurs parfois à entendre ou à comprendre) se profile déjà, l’observation spécifique de l’année 1936 dans la filmographie de Sacha Guitry nous donne surtout envie de crier « Bravo ! » : car, faisons le compte, Le Mot de Cambronne est rien moins que le cinquième (cinquième !) des films - tous dignes d'intérêt - tournés par le cinéaste cette année-là.

(1) Au cinéma, Sacha Guitry tourna beaucoup autour de Napoléon - furtivement évoqué ici, brièvement montré dans Les Perles de la Couronne, presque surnaturellement croisé dans la brume de Remontons les Champs-Élysées - avant de laisser son obsession pour le personnage se concrétiser plus massivement dans Le Destin fabuleux de Désirée Clary (où Sacha Guitry joue lui-même le rôle de l’empereur) en 1941, Le Diable boiteux en 1948 et, bien sûr, Napoléon en 1955.
(2) Dans le générique de début, Sacha Guitry s’est déjà amusé à nous faire croire que nous allions le lire :

(3) Sacha Guitry, cinéaste, ouvrage coordonné par Philippe Arnaud, 1993, Éditions du Festival International du Film de Locarno /Éditions Yellow Now.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 12 novembre 2018