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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Moindre geste

L'histoire

Dans Le Moindre Geste, Yves et Robert s’échappent de l’asile où ils sont enfermés et fuguent dans les Cévennes. Lorsque Robert tombe dans un trou, Yves essaye de le secourir. Mais Yves est autiste et ses actions de sauvetage sont pour le moins inefficaces. Il s’évertue à fabriquer une corde, puis passe à autre chose, oublie son ami, se perd dans les pérégrinations de son esprit. Yves est dans la réalité un adolescent suivi par Fernand Deligny, éducateur, pédagogue, et pour l’occasion cinéaste. Ce gamin, là est un film tourné par Renaud Victor qui témoigne des expériences menées par Deligny avec les autistes. Autre réalisation de Renaud Victor, Fernand Deligny : à propos d’un film à faire est un essai sur un projet de film abandonné et sur l’approche du cinéma de Deligny.

Analyse et critique

Une biographie

Difficile de parler du cinéma de Fernand Deligny sans évoquer le parcours de l’homme, tant sa pensée et sa vie nourrissent la compréhension de son approche cinématographique. Son cinéma est une telle fulgurance, il a si peu en commun avec ce que l’on a l’habitude de voir sur les écrans, qu’il est intéressant d’essayer de découvrir d’où il vient. La vie de Deligny c’est un cheminement, une marche parfois sinueuse, avec ses retours en arrière, mais c’est toujours une avancée. Deligny a passé sa vie à prendre des chemins de traverse, à débroussailler des sentiers, à les marquer pour d’éventuels randonneurs qui souhaiteraient le suivre. Les lignes d’erre de ses autistes (nous y reviendrons plus tard) ne sont pas autre chose. Il n’a cessé de consigner ses expériences, sans jamais donner de leçons, juste en lançant des idées. Il écrit des nouvelles, des études, des essais (1), offrant la possibilité aux autres de se nourrir de ses idées et non pas de suivre un système. Educateur, philosophe, poète, anthropologue, pédagogue, Deligny ne s’est jamais cantonné à un domaine.

Alors que sa famille l’imaginait à Saint-Cyr, Fernand Deligny passe un bac de philosophie. Il entre ensuite à hypokhâgne mais abandonne rapidement les cours. Il suit des études de philosophie et de psychologie, mais passe surtout une grande partie de son temps à l’asile d’Armentières où travaille un de ses amis. Il fait son service militaire, qu’il quitte avant la fin sans toutefois être déclaré déserteur, ayant trouvé un poste d’instituteur suppléant à Paris où il s’occupe d’une classe d’enfants difficiles. Nous sommes en 1936, et Célestin Freinet a créé l’année précédente sa première école à Vence. Freinet explore la théorie du « tâtonnement expérimental », rejette l’autorité du maître, toutes choses auxquelles Deligny adhère. Mais il ne parvient pas à s’accommoder du corps enseignant. En 1938, il trouve à l’asile d’Armentières un autre poste d’instituteur spécialisé pour enfants difficiles. En 1939, Deligny est mobilisé. Après la capitulation, il retourne à l’asile en tant qu’éducateur. En 1943, il devient conseillé à L’ARSEA (Association Régionale de Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence). Deligny a alors trente ans. Il commence à écrire : Pavillon 3, son premier livre, des nouvelles, des articles pour le quotidien communiste Liberté. En 1945, un recueil de ses textes paraît : « Graine de crapule : conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver ». Deligny devient directeur du premier COT (Centre d’Observation et de Triage), un foyer contre la délinquance où il mène des expériences novatrices : les éducateurs sont des travailleurs du quartier et non des professionnels, les pensionnaires ne sont pas cantonnés dans l’enceinte du centre. Le COT ferme en 1947, et Deligny devient délégué régional de Travail et Culture. La même année, Henri Wallon le fait entrer dans son laboratoire de psychobiologie de l’enfant à Paris.

A partir de ces multiples expériences, Fernand Deligny imagine et pose les bases d’une cure libre pour adolescent "irrécupérables" : « La Grande Cordée ». Henri Wallon prend la présidence et tous deux se battront pendant six années (durant lesquels Deligny écrit Les Vagabonds efficaces et Les Enfants ont des oreilles) pour que La Grande Cordée puisse enfin faire sa première expérience en 1954, avec notamment dans l’équipe Josée Manenti qui participera plus tard à la réalisation du Moindre geste. Vingt enfants sont envoyés dans le Vercors. Entre autres activités, ils retapent des maisons abandonnées, cultivent la terre, organisent des séances de cinéma avec un Debrie 16mm dans les hameaux pour des villageois qui n’avaient jamais vu de films. Après cette première aventure, Deligny et ses proches ne cesseront de se déplacer et, même lorsque La Grande Cordée prendra fin, poursuivront ces expériences un peu partout en France : Haute-Loire, Allier, Gard. Des expériences qui sont menées loin de toute institution, quasi sans financement, seulement portées par la persévérance de Deligny et la présence d’un cercle grandissant d’amis. L’un d’eux est Guy Aubert, que Deligny rencontre en 1956, le preneur de son du Moindre geste. La même année, Yves, le héros du film, entre dans le centre. Deligny continue d’écrire (Adrien Lomme, l’histoire d’un enfant fugueur confronté aux institutions qui font tout pour le ramener dans le droit chemin, Anges purs sous le pseudonyme de Vincent Lane…). Peu après le tournage du Moindre geste, en 1965, la situation financière est devenue trop précaire. Guattari accueille Deligny à la clinique de La Borde, connue pour son travail sur la psychothérapie institutionnelle. Il y découvre Janmari, rencontre déterminante pour Deligny dans son approche de l’autisme. En 1968, Deligny s’installe avec Janmari et quelques proches dans une ferme près de Monoblet. Il met en place un réseau d’enfants autistes, sans institution, sans financement, sans la présence de spécialistes. Autour des autistes, des « présences proches » et non pas des soignants, et un système de cartes, des lignes d’erre, pour tenter de saisir leur appréhension du monde. Ce gamin, là retrace cette expérience. Deligny poursuit ces tentatives, écrit énormément (des contes, des essais, des articles : Toute cette parole perdue, Nous et l’innocent, Acheminement vers l’image, L’Arachnéen, Le Croire et le craindre…). En 1980, Deligny remplace les cartes par l’usage de la vidéo. En 1985, le réseau se réduit. Deligny se lance dans un « manuscrit sans fin » (L’Enfant de la citadelle qui existe en cinq versions, toutes inachevées, soit plusieurs milliers de pages), projet qui résume bien le cheminement de l’homme. Deligny écrira jusqu’à la fin de sa vie, même très malade.

Que nous enseigne cette biographie succincte ? Déjà la multiplicité des trajectoires, le besoin de dépasser les barrières. Fernand Deligny, étudiant, instituteur, éducateur auprès des enfants délinquants, ne cesse de franchir les murs, de les faire franchir à ceux pour qui c’est interdit. Deligny est toujours mu par le besoin de briser les carcans, ceux de l’enseignement, ceux des institutions. A hypokhâgne : « Au beau milieu de l’année scolaire, je suis resté dans le petit bistrot au bord du terminus du tram. Impossible d’aller me rentrer dans ce lycée (…) Je suis resté dehors. D’être là, dehors (…) c’était la fête. Fête encore lorsque j’allais faire des séjours à l’Hôpital psychiatrique d’Armentières, alors que j’aurais dû être au cours de psychologie, à la fac, que je désertais allégrement. » (2) Jeune instituteur suppléant auprès d’une classe d’enfants difficiles, il « épuise la gamme des erreurs pédagogiques, de la séduction aux hurlements. » (2) Alors ces enfants, il les sort en cachette, il se rend au Bois de Vincennes avec eux : « Il me semblait et il me semble encore que ça valait mieux que des heures dans des lieux prévus pour. » (2) Mobilisé, il est marqué par le fait d’être sorti indemne de cette absurdité : « ON m’avait contraint à y être, dans cette guerre, sans me demander le moins du monde mon avis. Dorénavant, ce ON-là, celui d’institutiON, d’AdministratiON, de mobilisatiON, d’instructiON… j’essaierai de lui faire sa fête, à toutes les occasions possibles. » (2) Après la Capitulation, devenu éducateur principal à l’Armentières, il s’occupe de ces enfants et adolescents jugés inéducables. Deligny découvre là son projet : imaginer autre chose pour ces enfants que le passage d’institution en institution, de pavillon en pavillon, jusqu’au dernier, jusqu’à la morgue. Deligny ne supporte pas les murs des asiles et, là encore, il les sort sans autorisation. A la Libération, l’expérience du COT est l’occasion d’imaginer l’encadrement de ceux qu’il appelle les « vagabonds inefficaces » par des « vagabonds efficaces ». Tous sont des vagabonds. Il n’y a pas d’un côté des éducateurs, des infirmiers, des pédagogues, des flics, et de l’autre des irrécupérables, des inéducables.

L’idée est de chercher chez ces adolescents ce qu’il y a en eux de volonté à persévérer dans l’être, sans qu’il y ait d’embrigadement, de meneur d’hommes. C’est cette réflexion qui aboutira à la création de La Grande Cordée, ainsi que le besoin d’aller ailleurs, de parcourir. Deligny évite toujours de s’attacher quelque part, de s’installer, de s’institutionnaliser, que ce soit dans ses expériences avec les enfants et les adolescents, délinquants ou autistes, ou dans son cheminement intellectuel. Il ne cesse de changer de trajectoires, d’explorer, de créer des liens entre différentes disciplines, de franchir des frontières. « Il ne s’agit pas de méthode, je n’en ai jamais eue. Il s’agit bien, à un moment donné, dans des lieux très réels, dans une conjoncture on ne peut plus concrète, d’une position à tenir. Il ne m’est jamais arrivé de pouvoir la tenir plus de deux ou trois ans. A chaque fois, elle était cernée, investie et je m’en tirais comme je pouvais, sans armes et sans bagages et toujours sans méthode. » (3) Ce qui compte, ce sont « les circonstances, l’imprévu, le n’importe quoi, l’inédit. » (3) Il y a tout de même à un moment un point qui focalise sa pensée : l’enfant autiste. Dès lors c’est une vie menée auprès d’eux, mais toujours avec des points de fuite : des contes, des romans, du cinéma (documentaires, fictions, films d’animation), Deligny accordant une grande importance à l’imaginaire. Auprès des délinquants, Deligny comprend que la loi est « surfaite, contrefaite et absurde. » Auprès des autistes que « cette intelligence tant prônée et même mesurée ne serait qu’un leurre. (…) La parole, dont certains affirment qu’elle est l’homme elle-même, apparaît bien suffisante sous prétexte qu’elle est nécessaire. » Deligny refuse l’institutionnalisation, l’enfermement de ces enfants dont la société ne sait que faire. Le terme d’éducateur, employé jusqu’ici dans le texte par commodité, ne lui convient pas. Il ne veut pas de cette éducation, cette « action de former quelqu’un », cette « connaissance des bons usages d’une société » comme le dit le Larousse. Pédagogue est un mot qui lui convient bien mieux qu’éducateur. Il n’essaye pas d’éduquer, d’insérer, de soigner ces enfants insupportables, irrécupérables, il marche auprès d’eux : « Tout effort de rééducation non soutenu par une recherche et une révolte sent par trop rapidement le ligne de gâteux ou l’eau bénite croupie. Ce que nous voulons pour ces gosses, c’est leur apprendre à vivre, pas à mourir. Les aider, pas les aimer. » (4) « Il était un âne, adulte depuis quelques années et maître d’école de son métier, qui battait souvent les jeunes agneaux parce que leurs oreilles ne poussaient pas assez vite. A côté de lui, un vieux géranium apprenait à de jeunes bleuets comment ils devaient rougir. Attelé au même travail, un vieux merle enseignait à de jeunes chouettes les secrets du bien-chanter. Et ce Centre de rééducation était célèbre dans le monde entier pour l’excellence de ses méthodes, sinon pour l’efficacité des résultats obtenus. » (5)

La société est conçue pour les meilleurs, les autres on les enferme, on les cache, puis on les éduque, on les normalise. Or Fernand Deligny voit en eux des choses à cultiver, cette « graine de crapule » que l’on se borne à arracher de terre : « T. est brutal et entêté. Ne te hâte pas de lui ôter ses griffes, elles sont peut-être ses seules qualités », « Si tu joues au policier, ils joueront aux bandits ; si tu joues au bon Dieu, ils joueront aux diables ; si tu joues au geôlier, ils joueront au prisonniers. Si tu es toi-même, ils seront bien embêtés. » (6) En s’intéressant à l’autisme, Deligny poursuit cette approche du « délinquant » avec des enfants et des adolescents qui sont encore plus radicalement hors de la société. Le langage inaccessible, soit la remise en question du rapport à l’autre et de l’identité, devient la question centrale de son travail. Ses expériences sur l’autisme, dont les lignes d’erre, influencent Deleuze et Guattari (la théorie du rhizome, dans Rhizome en 1976). Françoise Dolto lui confie des enfants.

Le cinéma

Si Fernand Deligny s’intéresse au cinéma, c’est d’abord comme prolongation naturelle de son travail sur l’autisme. Mais sa première expérience vient de la rencontre avec François Truffaut qui le contacte pour terminer Les Quatre cent coups. Deligny lui conseille de supprimer une scène où une psychologue interroge Antoine Doinel, et c’est Truffaut lui-même qui prend finalement en charge la discussion avec l’enfant. C’est aussi Deligny, et on le reconnaît bien là, qui donne l’idée de la fugue qui conduit Antoine sur les plages du Nord. En fait, cette rencontre en suit une autre : à la fin des années 1940, André Bazin prit conseil auprès de Deligny pour faire sortir le jeune François du Centre d’observation des mineurs de Villejuif. Deligny et Truffaut correspondront souvent. Truffaut pensera un temps adapter Adrien Lomme, il co-produira Ce gamin, là de Renaud Victor. Découvrir le cinéma de Deligny, c’est mettre en cause ce que l’on pense savoir du cinéma. Nous ne sommes pas devant un cinéaste avec son esthétique, sa mise en scène, sa patte, devant un auteur qui défendrait bec et ongles son art, sa vision. Le cinéma ne semble pas être grand-chose pour Deligny, il n’a pas plus d’importance que tout ce qui a nourri sa vie. Cette légèreté, cette insouciance, nous offrent cependant parmi les plus belles expériences que le septième art nous ait proposé. Le cinéma : une belle image, un beau scénario (ou pire un beau sujet), de beaux acteurs, une belle musique ? On voit de nombreux films qui possèdent tous ces éléments mais à la vision desquels on ressent tellement peu de cinéma. On sent qu’il étouffe parfois dans ce carcan alors qu’il y a tant de choses à explorer, de possibilités. Pour chercher ces choses qui lui seraient propres, qui ne seraient pas un héritage d’autres arts, des habitudes, on peut en retirer un à un les attributs, le dénuder… peut être alors peut-on deviner la chair du cinéma, ce qu’il a en propre et n’appartient qu’à lui. Deligny peut nous permettre de faire un bout de chemin dans cette direction, de repartir à zéro.

Donc un film, ce serait avant tout un réalisateur, un auteur. Où se trouve t-il dans Le Moindre geste ? Ce film n’est pas réalisé par un homme, il se réalise à partir de ses idées. Même pas tant des idées, plutôt un cheminement. Fernand Deligny emporte quelques proches sur ces sentiers mal défrichés, recouverts d’éboulis. Ils construisent, inventent, découvrent le film non pas chacun à leurs places, hiérarchisés, mais tous ensemble. Et s’il n’y a pas de réalisateur installé dans une chaise portant son nom, il y a bel et bien du cinéma. Un film ce serait ensuite un scénario. Quelle histoire nous est ici racontée ? Il nous apprend quoi ce film ? Et bien rien. Il ne nous apprend rien ce film, il nous instruit du monde. Comme Deligny, certains réalisateurs ont fui les intentions et ont recherché dans le cinéma la vie, l’envie, le désir. Portés par l’intuition qu’il y a quelque chose à capter de ce qui se présente à soi, ils filment par exemple un corps, pour nous faire partager ce qu’ils ressentent en sa présence, ce qu’il provoque en eux. Ce peut être un corps mais aussi un pays, une lutte, un paysage, une sensation. Pas de sujet, c’est le partage qui compte. Et le cinéma est le plus bel art pour créer du partage. Il crée du lien entre le spectateur, le réalisateur et celui qui est filmé. Jean Rouch (dont l’œuvre marqua beaucoup Deligny), Pierre Perrault, les groupes Medvedkine, Roberto Rossellini, Nanni Moretti, Ingmar Bergman, Alain Cavalier, Robert Bresson, ont fait de ce cinéma. Deligny participe, voir radicalise, ce mouvement en proposant un cinéma débarrassé du sujet, du réalisateur mais aussi du film même. Car ce qui compte ici ce n’est pas tant le film, l’objet fini, exploitable, que le geste de sa création. Soit le cinéma dans son plus simple appareil, cette caméra que l’on actionne. Peu de cinéastes se sont frottés à cette façon de concevoir leur art. Alors le cinéma a une fâcheuse tendance à tourner en rond, avec sa troupe de prestigieux acteurs qui tiennent de magnifiques rôles de composition, ses scénarios fantastiques, ses mises en scènes virtuoses. Alors on voit beaucoup de beaux films, chaque année propose son lot d’œuvres majeures, mais on sent qu’il n’est pas pleinement exploité. L’idée n’est pas de crier avec les loups que le cinéma est mort, mais de regretter qu’il ne soit pas encore tout à fait né. C’est pourquoi Rouch, Perrault, Flaherty, les ouvriers de Besançon, Deligny, sont si importants (7). Chacun à leur manière, ils ont creusé l’idée de cinéma, cherché ce qu’il a de singulier, de propre à lui.

Pourquoi cet intérêt porté au cinéma ? Fernand Deligny sait que ces autistes, qui n’ont pas accès au langage, pensent. L’institution « ne supporte pas l’absence de langage. Il faut du langage, quelque part, ou on est perdu. Ils tiennent à cette caractéristique du langage qui maintient l’homme singulier par rapport à l’animal. Une veille trouille. » (8) Or le cinéma, pour Deligny c’est de « l’animal ». Le spectateur réagit à des images, pas à du langage. Deligny cite Chaplin, la façon dont ses films nous touchent, nous enthousiasment, en faisant appel à quelque chose qui se trouve bien en deçà du langage. Les images naissent entre l’écran où elles sont projetées et le spectateur. Chacun y met du sien, et le cinéma naît alors de ce jeu entre les deux pôles. La caméra permet de capter des choses très coutumières, mais le cinéma nous les offre d’un œil neuf. Il éveille, il surprend, même avec du futile, du quotidien. Le cinéma permet de mettre des images sur ce qui n’a pas de mot. C’est une force fantastique que de pouvoir réanimer des choses que l’on ne voit plus. Pour Deligny, le « preneur d’image » doit dépasser le langage, le symbole, l’intention. Il doit laisser venir à lui les images, et non les faire venir de lui. Elles doivent surgir hors de toute contrainte, hors de toute intention. Il faut que celui qui filme n’impose pas son « je ». Deligny voit chez les autistes des actes et non du faire. Le cinéma pour lui doit naître de ce même mouvement, des coïncidences, de ce qui advient et qu’on attend pas. Il faut de l’accident, de l’imprévu, il faut que le cinéma se frotte au monde au lieu de le dompter. Pendant le tournage du Moindre geste, Deligny est souvent dans sa voiture, à fumer des cigarettes, négation de l’auteur, du « je ». Le fait que les images se tournent, là, qu’il y a un acte, un geste, du désir suffit pour qu’il y ait du cinéma. Cette pensée, cette vision du cinéma, Deligny la partage avec Straub et Huillet, avec Godard (qui préférait se fier à ses mains qu’à ses yeux), avec Chris Marker. Le Moindre geste est peut-être le plus beau film de ce mouvement.

Le moIndre geste

D’où vient ce film météore, quelle en est la genèse ? Avec son association La Grande Cordée, Fernand Deligny s’installe dans un village cévenol pour s’occuper d’adolescents jugés irrécupérables par l’institution médicale. Parmi les multiples expériences menées, Deligny s’arrange pour qu’ils aient accès à une caméra. Il n’est pas question de projet pédagogique autour d’un film à faire, juste qu’ils aient l’outil, la possibilité de s’en servir, l’envie. C’est un moyen d'entrer en contact avec les autistes, de dépasser la barrière du langage. Pour que, lorsqu’ils voient quelque chose à raconter du monde, ils aient autre chose que le langage pour le faire. L’idée du Moindre geste naît comme ça. Deligny contacte Chris Marker pour lui proposer de mener l’expérience, mais celui-ci, bien que très intéressé, ne peut se libérer. Truffaut de son côté lui obtient de la pellicule et du matériel, lui envoie deux opérateurs, Robert Bober et Claude Jutra, et lui explique la façon dont il imagine un « documentaire » qu’il est prêt à produire. Deligny sent que les choses lui échappent et cesse la collaboration. Le Moindre geste se fait, mais avec les moyens du bord. Le tournage dure neuf mois, avec une équipe minuscule. Du côté des acteurs il y a Robert, Any et Yves Guignard, vingt ans, le héros du film, adolescent autiste que Deligny a recueilli quatre ans auparavant. Le générique précise « Yves est Yves dans le film, Robert est Robert, Any est Any (Any Durand, également scripte), les Cévennes sont les Cévennes... » Un documentaire ? Non, car le générique se poursuit et creuse immédiatement une distance : « la mère d’Any est la mère de Richard. » Deligny créé du jeu entre réel et fiction. Il y a au début un embryon de fiction avec l’échappée belle d’Yves et de Robert. Puis l’enfant tombe dans un trou et la fiction s’arrête soudainement. Et le film part ailleurs, prend la tangente comme l’avaient fait auparavant les deux héros. Il n’y a plus alors de scénario, il y a Yves. Mais Yves joue, et ce faisant nous ramène à la fiction. Côté technique, Josée Manenti tient la caméra. C’est son premier film et elle n’en fera pas d’autres, poursuivant sa carrière comme psychanalyste. Elle est très proche d’Yves qui avait douze ans lorsqu’elle a fait sa connaissance. Elle l’accompagne constamment, et le filmer devient pour elle une extension naturelle de leurs relations. Le tournage s’étale entre 1962 et 1963. Deligny et Manenti tournent, mais sans imaginer un film au bout de cette aventure. Il n’y a pas de film à réaliser, juste du cinéma à faire, avec un petit groupe de personnes et une caméra Paillard 16 mm muette que l’on remonte avec une manivelle. Manenti et Deligny partent avec Yves pour la journée, parfois Deligny ne les accompagne pas. Il donne des indications à Yves et Yves en fait ce qu’il veut. Le soir, Guy Aubert enregistre les monologues d’Yves qui se réinvente sa journée, qui brode, qui délire. Une fois le tournage achevé, pour Deligny le film est terminé. L’acte de filmer, le geste a été fait. Il n’y a pas de film à montrer, mais qu’importe, Le Moindre geste n’est qu’une étape, pas une fin. (9)

Il y a donc des images, beaucoup, une vingtaine d’heures que Jean-Pierre Daniel découvre en 1968 et qu’il décide de monter. (10) Jean-Pierre Daniel est un militant communiste qui a prit part aux mouvements d’éducation populaire. Il sera plus tard à l’origine d’Enfants de cinéma qui coordonne les dispositifs Ecole et cinéma en France. Il sort de l’IDHEC et a été l’élève de Ghislain Cloquet. Il travaille pendant deux années sur le film, dans une salle de montage bricolée dans le grenier d’un centre social. Au bout, un film de 3h45, juste des images, pas de son. Fernand Deligny le dirige vers Chris Marker (qui avait écrit un article élogieux sur Adrien Lomme), qui vient de monter la coopérative SLON (Service de Lancement des Œuvres Nouvelles, "éléphant" en russe). La définition que donne Marker de SLON est éloquente : « SLON, qui n’est pas une entreprise, mais un outil - qui se définit par ceux qui y participent concrètement - et qui se justifie par le catalogue de ses films, des films qui ne devraient pas exister ! » Le Moindre geste ne pouvait qu’y trouver refuge, et Daniel peut finaliser le montage et le mixage sonore qui devient central dans le projet. Aimé Agnel et Jean-Pierre Ruh (l’un des plus grands ingénieurs du son français) se rendent dans les Cévennes enregistrer des ambiances sonores, piochent à l’ORTF (où travaille Agnel) quantité de bruitages et de sons. Deligny découvre le film terminé et demande juste d’y ajouter une petite ouverture lue par ses soins, une coupure de journal et des dessins d’Yves. Le film est présenté au Festival de Cannes en 1971 (seules deux personnes ne quittent pas la salle, veut la petite histoire : un journaliste et Alain Cavalier). Il ne sortira sur les écrans français qu’en novembre 2004.

On l’a vu, Le Moindre geste est un film sans réalisateur, un film où tous le sont : Deligny, Yves, Josée Manenti, Jean-Pierre Daniel. Que nous dit le générique ? « Un film de Fernand Deligny et Josée Manenti, réalisé par Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, Tournage sous la direction de Fernand Deligny, Josée Manenti réalise l’image, Guy Aubert enregistre le son, Jean-Pierre Daniel effectue la mise en film des images et du son. » Pas d’auteur avec un grand A, ce qui chamboule nos conceptions arrêtées sur le cinéma. Pas de réalisateur, mais tellement de cinéma. D’ailleurs, le terme cinéaste désignait à l’origine tous ceux qui participaient à l’élaboration d’un film. Deligny voit dans le cinéma quelque chose de primitif. Logique, dès lors qu’il conçoit cet art comme le faisaient certains de ses pionniers et qu’il y ait dans Le Moindre Geste des beautés propres au cinéma muet.

S’il est un film auquel Le Moindre geste fait penser, c’est au Passe montagne de Jean-François Stévenin, dont le cinéma pourrait être hâtivement décrit comme un croisement entre Deligny et Monte Hellman. On y trouve la même liberté narrative, le même attachement au paysage. « Les Cévennes sont les Cévennes » : Le Moindre geste s’accroche à chaque parcelle de paysage. Il y a les villages abandonnés, comme ceux que Deligny retape avec ses camarades pour accueillir les irrécupérables, les falaises de schistes, les faysses, les pâturages, les tourbières, le soleil. Un monde qu’Yves arpente, librement. Le film débute sur une coupure de presse qui raconte l’histoire d’un bœuf s’échappant d’un abattoir de la Villette, tombant dans un trou avant d’être récupéré. La voix de Deligny poursuit en présentant Yves : « débile profond disent les experts. Tel il est, source intarissable de rires aux larmes, depuis dix ans qu’il est avec nous. » Le bœuf qui s’échappe d’un abattoir, la façon dont on enferme Yves dans une case, « débile profond ». Deligny veut inventer autre chose, s’opposer aux institutions qui ne peuvent qu’imaginer enfermer ce cas, nous mettre à l’abri, nous le cacher. Deligny, lui, connaît Yves, et ce film est un cadeau qu’il lui fait, où il peut traiter les gens de l’asile de « bande de sauvages ! », où il peut s’échapper et vivre. Le Moindre geste est habité par ce grand corps, par son errance dans les paysages, par son esprit en errance qu’accompagne le film. La matière du Moindre geste c’est ce corps, ses sensations, sa perception de l’environnement, la façon dont il saisit des cailloux, des herbes, la façon dont il écoute, regarde. Là, c’est l’intelligence et la sensibilité de Manenti qui sont à l’œuvre. Les pensées d’Yves, elles naîtront du travail de Guy Aubert et de ses longues soirées passées avec Yves, et du montage de Jean-Pierre Daniel. Si c’est bien au départ une question technique, le fait que les images et les sons soient enregistrés séparément créé un décalage dans le film qui nous fait ressentir l’impossibilité des autistes à utiliser le langage pour décrire le monde. Un hasard heureux qui nous permet d’appréhender leur douleur et leur frustration de ne pouvoir communiquer. Restent alors les gestes, le moindre de ces gestes qui sont autant d’appels que l’autiste nous lance mais que l’on ne sait pas voir.

La question du langage, ou de son absence, est centrale dans Le Moindre geste. La logorrhée d’Yves parcourt tout le film. Loufoque, inquiétante, poétique… Fernand Deligny pense à Artaud en l’entendant. Yves passe de la religion (la prière à Sainte Marie pleine de crasse : « J’vous dit Amen… bande de cons ! ») à la politique (De Gaulle à Strasbourg), roi du coq à l’âne et de la digression. Lors de la traversée d’un village, on entend une radio. Yves se met à imiter le ton du journaliste, nous renvoyant en pleine face le ridicule de cette diction qui nous semble si naturelle, si normale. Yves ne cesse de singer : les politiques, les curés, les reporters. « A vivre proche de ces enfants qui vivent hors la parole, on en arrive à la percevoir, cette fameuse parole, comme une sorte de supermonument de jacasserie, un cérémonial à vrai dire assez étrange, un rite souverain dont nous sommes, à n’en pas douter, les sujets. » (2) On rigole énormément dans Le Moindre geste, mais il y a aussi de la douleur. Les enfants autistes sont si proches, mais ils ne perçoivent de nous que des signaux. Il y a un énorme fossé entre eux et nous, nous qui avons le langage, l’intelligence mesurée. Deligny pense que nous sommes inaptes à imaginer d’autres modes de relations que le discours, et il ne cesse d’explorer cette zone vierge qui nous sépare de l’autiste. Sans cesse, il cherche à comprendre ce qu’ils quémandent dans leur moindre geste. La désynchronisation de l’image et du son nous fait ressentir la brisure entre le corps et le langage. Parfois on se demande si c’est vraiment Yves qui parle, si c’est bien à lui qu’appartiennent ces mots. Deligny, au début du film, déclare en voix off : « Je certifie que sa parole n’est pas la mienne, mais peut-on dire qu’elle soit la sienne ? Pourquoi faut-il que la parole appartienne à quelqu’un, même si ce quelqu'un la prend ? ». Après avoir rapidement présenté Yves, Deligny s’efface et lui laisse les rênes du film, de l’histoire, des dialogues. Il lui laisse guider la caméra, l’emporter à sa suite. Alors, comme lorsque Yves s’imagine conduire des travaux de ses gestes désordonnés, le film n’est pas propre, bien rangé. Comme pour s’affranchir de tout velléité scénaristique, trois cartons au tout début du film racontent l’histoire à venir. Il n’y aura donc pas de suspense, pas de crescendo dramatique, rien de ces bases du cinéma que des générations de cinéastes, d’auteurs, ont posés. Yves veut sauver Robert qui appelle à l’aide du fond de son trou. Il prend une pioche, frappe tant et si bien (n’importe où) que le manche casse. Yves essaye de la réparer et ce faisant les deux morceaux du manche forment une croix. Donc Yves s’en va mener une procession religieuse. Tous ces évènements sont des accidents, des choses qui adviennent d’Yves, et non des scènes préparées. Le Moindre geste fonctionne ainsi, au fil d’Yves, suivant ses pensées comme suivant le cours d’un fleuve.

Pour Fernand Deligny, rentrer en contact avec un autiste, c’est faire un voyage dans l’avant langage, travailler sur les rites et l’image, d’où l’importance d’en appeler au cinéma. Le cinéma, images et sons, art du rituel, est pour Deligny une étape dans la recherche de ce qu’est le langage non verbal, celui-là seul auquel les autistes ont accès. Manenti signe un noir et blanc très contrasté. Les plans sont longs mais le montage heurte ces images, nous plongeant dans la tête d’Yves. La longueur des plans accompagne la dérive de ses pensées et les accidents de montage ses sautes, ses va-et-vient constants. Le montage lie difficilement les images, comme Yves peine à lier ses pensées, à lier les choses. Ses lacets se rebiffent, il n’arrive à pas à attacher deux branches, à faire un nœud. Yves n’a pas de prise sur le monde, celui-ci dérape, lui échappe. Yves s’énerve souvent de cette incapacité à accrocher le monde. Alors il casse, il hurle. Jean-Pierre Daniel utilise le montage non pour sa capacité à créer du lien entre les images, comme il est habituel, mais pour détricoter, pour interrompre, pour briser, pour introduire.

Il faut une incroyable capacité à se renouveler pour oublier tout ce que l’on appris, pour aller contre cette propension à lier les choses qui est le fondement du montage. Daniel se concentre sur les gestes, écarte l’histoire, interprétant de manière solitaire ce que Deligny avait imaginé (il ne le rencontre que quelques fois et Deligny lui a donné carte blanche). Il construit le film par soustraction, enlevant un à un les personnages de fiction qui avaient été filmés. La bande sonore est le fruit d’un incroyable travail, terrain d’invention et de manipulation mené par Ruh, Daniel, Agnel et Marker. Les sons, souvent surprenants (une fanfare irlandaise, des hurlements de boursicoteurs) se multiplient, fractionnant encore la personnalité d’Yves qui semble essayer de se retrouver au milieu de ces multiples injonctions venant du dehors, de quantités de souvenirs, de stimuli de tous horizons. Ses gestes fous, qui le font ressembler à une marionnette animée par dix personnes, accompagnent ces multiples interventions sonores. Le sujet du film, Yves aux prises avec le monde, est porté par un montage qui joue sur l’image, sur le son, et sur la désynchronisation qui peut exister entre les deux. L’image aussi joue parfois des accidents (de violentes surexpositions, des éclats de lumière intenses), mais surtout elle lie le film par des jeux d’écho, comme pour offrir une terre à Yves. Les rochers, les pierres, les routes de montagne, les rivières, offrent un cadre dans lequel il peut se déployer. Deligny décide du tournage en fonction de la lumière, attendant patiemment qu’elle corresponde à cette terre qu’il s’est sommé de filmer. Fernand Deligny compare l’image au lichen. Un mélange d’anecdotique et de quelque chose de plus vaste, quelque chose qui serait antérieur à la parole même. Deligny pense que le cinéma a cette capacité, plus qu’aucun autre art peut-être, de réveiller chez les spectateurs des sensations primales, quelque chose d’avant nous, d’antérieur… cette partie de nous même qui rejoint l’autisme. « L’image est autiste » souligne t-il. Pour lui, l’image ne montre rien, ne dit rien, elle préexiste au langage et renvoie à cet espace où l’autiste vit. L’image réveille : elle agit sur le spectateur, le travaille, fait remonter des souvenirs, des expériences, des sensations. Alors, par cette action, elle se met à signifier, à dire quelque chose. C’est pourquoi Deligny s’est intéressé au cinéma. Pas par passion pour les films, mais pour ce que cet art transporte et qui rejoint ses recherches. Il a creusé la matière filmique, a cherché et a trouvé avec Le Moindre geste quelque chose d’unique et d’inoubliable.

Ce gamIn, là

Renaud Victor et Fernand Deligny se rencontrent en 1972 et leur complicité durera pendant plus de vingt ans. Renaud Victor est plombier. Il suit divers enseignements en auditeur libre à l’université de Vincennes. Après avoir découvert Le Moindre geste, il décide de devenir cinéaste et vient proposer à Deligny un projet de film sur son travail avec les enfants autistes, projet qui n’emballe guère ce dernier. Mais cette rencontre sera décisive, et la carrière et la vie de Renaud Victor en seront profondément modifiées. Renaud Victor reste dans le réseau et, petit à petit, convainc Deligny de tourner ce film. Richard Copans et Denis Gheerbrant, des amis de Victor, viennent prêter main forte au tournage du film qui démarre en 1973 et s’étale sur dix huit mois. Véra Belmont, Claude Berri, Jacques Perrin, Yves Robert apportent leurs soutiens financiers en co-produisant le film avec Les Films du Carrosse, la société de François Truffaut. Renaud Victor montre au fur et à mesure les rushes à Deligny qui intervient pour préciser ses pensées, expliciter les expériences. Ce gamin, là est un splendide documentaire, un film plein de présence. Celle des enfants et des adolescents autistes, celle de la pensée de Deligny qui ouvre le film avec quelques paroles qui vont nous guider auprès d’eux. Il parle de ces « gamins incurables, invisibles, insupportables » pour la norme, de ces lieux où on les cantonne, ces asiles psychiatriques, où « invivre » est programmé, où les fenêtres ne s’ouvrent pas. « Que deviennent les yeux d’un enfant qui n’a rien à voir ? » se demande-t-il. Janmari est l’un deux. Lorsque Deligny le rencontre il a douze ans et n’a jamais prononcé un mot. Il se cogne la tête contre les murs, ne cesse de se balancer, ne s’intéresse qu’aux sources d’eau, fontaines et rivières. Le film tourne autour de Janmari, autiste infantile précoce disent les spécialistes, « mon maître à penser » rétorque Deligny. « Je l’ai pris avec nous pour chercher ce que pourrait être un langage non verbal (…) Ce gamin là, naît avec l’incapacité innée d’établir la relation à l’autre et souffrant d’un besoin impérieux d’immuable. » L’expérience consiste à faire vivre un groupe de ces enfants et adolescents autistes au côté de « présences proches » qui ne s’occupent pas d’eux mais qui vont et viennent dans leurs tâches quotidiennes : ramasser du bois, faire la cuisine, laver le linge, aller chercher de l’eau. Le réseau s’organise autour de ces actes, régis par la nécessité et l’environnement, qui répondent à ce besoin impérieux d’immuable qui définit l’autisme selon Deligny.

Il s’agit ensuite de « trouver un chemin. C’est pourquoi nous faisons des cartes, inlassablement, depuis sept ans que cette tentative persiste. » Cette cartographie, ce sont les lignes d’erre. Elles inscrivent en trajets « ce qu’il en advient d’un enfant non parlant aux prises avec les choses et ces manières d’être qui sont les nôtres. » Deligny et les présences proches observent les mouvements des autistes et répertorient leurs allers et venues sur des cartes où sont également tracés les parcours des accompagnateurs. Sur ces grandes feuilles, les trajets de Janmari dessinent des ronds, des petits ronds. Il tourne en rond ou tourne sur lui-même. « Si celui même est absent, vacant, cet enfant tourne sur rien, éperdument… perdu » : Deligny se demande au départ s’il se cherche, et conclut qu’au contraire « c’est nous qu’il cherche. » Janmari n’a jamais souri, n’a jamais tendu les bras, il n’a jamais vu l’autre. Cette impossibilité d’accéder au langage crée une distance infinie entre lui et nous. Petit à petit les lignes d’erre montrent que les trajets de Janmari se rapprochent de ceux des accompagnateurs. Entre Janmari et le monde, des brèches se sont faites dans le mur, il raccorde. Deligny observe ce qui agit sur les autistes, ce qui les attire, ce qui fait sens pour eux, ces petits raccords si précieux. Les accompagnateurs ritualisent : ils tapent avec un bout de bois sur une pierre ou font rouler une boule avant d’entamer une action. Janmari se met à répéter ces gestes, ces petits riens, et alors quelque chose de grand se passe. Quelque chose qui inquiète aussi Deligny qui craint d’avoir domestiqué Janmari, lui, l’irréductible, lui qui « d’instinct aurait refusé la parole. » Janmari ne se cogne plus la tête contre les murs, il met la table, coupe du bois : « Se peut-il qu’il l’ait été à ce point mobilisé, domestiqué ? Allez savoir quel mot il faut penser quand tout va si bien. » Pour Deligny, appréhender les enfants autistes par un contact direct ne mène à rien, et l’institution ne sait pas s’y prendre autrement. « Notre langage fait grille pour ces enfants-là qui n’ont pas accès au langage (…) A quoi se fier lorsqu’il fait défaut, ce langage ? » Le langage est trompeur, il donne un faux sentiment d’immuable : « Le ciel est bleu » donne l’impression qu’il est toujours bleu, mais pourtant il ne cesse de changer de couleur. L’autiste ne peut pas s’accorder à ce langage qui le trompe et ment sur le statut des choses. L’image, le cinéma, ont cette capacité à rendre vraiment immuable : le temps se fige le temps du film. Ce temps que l’autiste veut ralentir, arrêter. Il y a là une grande proximité entre ce qu’offre, le cinéma, et ce qu’attend l’autiste. Ce gamin, là épouse un rythme cyclique, routinier, régulier et répétitif. Il y a une grande douceur, une sérénité qui s’en dégage. Il n’y a pas d’histoire, pas de progression dramatique, juste des moments de vie, des instantanés. L’image est douce, peu contrastée. La bande sonore joue sur les répétitions, les échos. Une fillette autiste joue beaucoup avec les bruits, les imite, s’intéresse de près à l’ingénieur du son et s’emberlificote dans ses câbles. Les lignes d’erre permettent de voir « ce que notre regard aveugle de parlant à bien du mal à voir. » Le cinéma permet aussi de s’abolir du langage, et ce faisant d’entrer en contact avec les autistes, de dépasser « tout ce qui nous empêche de voir ceux qui ne nous regardent pas, je veux dire, ceux qui échappent au langage dont nous sommes des esclaves plus ou moins malins, subtils. »

Le cinéma est un moyen de chercher du commun, de créer du rapport, du liant. C’est toute l’expérience du Moindre geste et Ce gamin, là aurait pu être une nouvelle étape dans cette approche du cinéma. Seulement Truffaut, qui produit le film, ne comprend visiblement rien à l’expérience menée par Deligny et Victor. Il demande que le film soit un documentaire, qu’il soit didactique, avec un narrateur. Deligny et Victor résistent, en vain. Le film, qu’ils imaginaient durer quatre ou cinq heures, sort en salle réduit à une durée plus commerciale. Deligny accepte à contrecœur d’enregistrer une voix off, réalisée à partir de ses commentaires des rushes. Ce gamin, là ne correspond pas à l’idée que Deligny se fait du cinéma. S’il est singulier, original, novateur, il reste cependant d’une forme classique. Mais le film permet de rendre compte d’une expérience, il a valeur de témoignage. La précision de la pensée de Deligny nous accompagne, par sa voix douce, par la qualité de son écriture. Une pensée en mouvement, qui s’interroge, fait retour puis avance d’un pas. Il y a un trajet dans Ce gamin, là, un voyage. Le spectateur est comme Janmari, il tourne autour des séquences, sans trop comprendre, fait du surplace. Puis il raccorde et entame un bout de chemin vers Janmari tandis que lui vient vers nous. Et ces quelques pas sont incroyablement précieux.

Fernand Deligny, à propos d'un film à faire

Fernand Deligny ne réalisera pas beaucoup de films, mais ne cessera de penser le cinéma, de La Caméra, outil pédagogique écrit en 1955 à Acheminement vers l’image en 1982, en passant par sa correspondance avec Truffaut. (10) D’une part il croit dans l’action unique, la répétition ouvrant la porte à des éléments extérieurs qui bientôt submergent l’expérience. C’est pourquoi il est réticent lorsque Renaud Victor lui propose Ce gamin, là, Deligny considérant que l’on ne peut être vrai qu’une seule fois. Cependant, parfois l’envie de filmer est bien là, mais des soucis d’ordres financiers s’interposent. Il a des idées de films d’animation (deux verront le jour, voir la partie bonus), il développe un projet de dix films sur les malades de La Borde. En 1978 est réalisé Le Projet N (N pour Nous), une commande de l’INA qui souhaite un documentaire plus classique sur l’expérience narrée dans Ce gamin, là, réalisé par Alain Cazuc. Son absence dans ce coffret est la seule chose que l’on peut regretter. De son côté, après Ce gamin, là, Renaud Victor réalise deux films : Hé, tu m’entends ? (1980) et Le Meilleur de la vie (1985), une fiction avec Sandrine Bonnaire et Jacques Bonnaffé. Victor et Deligny travaillent sur deux projets de film qui n’aboutissent pas, deux histoires de fugues, La Voix du fleuve et Toits d’Asile. Si le premier reste à l’étape de projet, le tournage du second est entamé. Richard Copans produit le film via sa société Les Films d’Ici et en est le chef opérateur. Mais Renaud Victor, peut-être rattrapé par une conception plus classique du cinéma, ne voit pas où Deligny veut en venir. Ses seules instructions sont de « laisser les choses jouer, agir le film. »

Lorsque Victor lui demande ce qu’il doit filmer, il répond : « Est-ce vraiment la question qui se pose ? Ce n’est pas évident. Il faut se vacciner contre l’habitude d’un réalisateur : filmer. » Il n’y a pas de scénario complet, juste des bribes. C’est tout ce qu’il reste du film, des idées jetées sur le papier et quelques images que Renaud Victor ramène du Brésil. Mais de ces deux projets avortés, il reste beaucoup de choses en suspens. Des idées, des échanges, des envies qui flottent dans l’air et ne demandent qu’à s’incarner sur pellicule. Deligny et Victor se mettent d’accord pour enregistrer un monologue : « A propos d’un film à faire. » Bruno Muel (proche collaborateur de Chris Marker et membre des Groupes Medvedkine) et Thierry Garrel (La Sept) produisent le film. Une hypothèse de film, une excuse en fait pour parcourir un peu de la pensée de Deligny, pour recoller les morceaux épars des tournages inachevés. Deligny est face caméra, il parle du langage, de l’autisme et du cinéma, beaucoup, poursuivant les réflexions d’Acheminement vers l’image. C’est un long texte qui s’adresse à Renaud Victor, le preneur d’images. Il y a de temps à autres quelques fragments de Toits d’Asile, ce film à faire, ou à défaire. Il y a l’irruption de petits bouts de fiction (scènes en noir et blanc au milieu d’un film en couleur), où Deligny interprète un ancien résistant et Renaud Victor un camionneur qui abandonne son véhicule. Deligny parle d’un film qui ne s’est pas fait, de tout ce qui amène au désir de filmer, de ce qui se joue dans ce processus de maturation. Fernand Deligny, à propos d’un film à faire est un journal, un film expérimental, un essai. Deligny essaye, il ne veut pas réussir. Seul le fait d’essayer est finalement important, comme celui de filmer, de « camérer ». C’est important de chercher, pas forcément nécessaire de trouver. Quand on a trouvé c’est terminé, c’est bouclé, vendu. Ce qu’il y a au bout n’est pas si important, l’objet terminé, la théorie gravée dans le marbre, le film… c’est la démarche, le voyage, le geste qui compte et tout ce que l’on accomplit ce faisant.


(1) « Œuvre, recueil des écrits de Deligny » sous la direction de Sandra Alvarez de Toledo, 1848 pages, édition l’Arachnéen. Un livre somme sur le travail de Deligny regroupant l’ensemble de ses romans, essais, articles et entretiens. Une somptueuse édition dotée d’un magnifique travail de mise en page et d’une riche iconographie. Indispensable !
(2) In « Journal d’un éducateur »
(3) Interview de Deligny à l’Express-Méditerranée.
(4) Interview de Deligny dans le n°39 de Partisans, 1967
(5) In « Les Vagabonds efficaces et autres récits », édition Maspero
(6) In « Graine de crapule »
C’est cette généalogie que Patrick Leboutte et Vianney Delourme dessinent d’édition en édition avec Le Geste Cinématographique
(7) In « Ce qui ne se voit pas », texte de Fernand Deligny paru dans Les Cahiers du Cinéma, février 1990.
(8) En fait, Deligny pense en 1968 à une sortie commerciale qui lui permettrait de trouver de nouveaux financements pour La Grande Cordée.
(9) Josée Manenti fait un premier montage image en 1965/1966 qu’elle montre à Truffaut, très décontenancé par le résultat.
(10) Correspondance consultable sur le site de 1895, revue de l’Association Française de Recherche sur l’histoire du cinéma :
http://1895.revues.org/document281.html

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Par Olivier Bitoun - le 21 février 2008