Menu
Critique de film
Le film

Le Journal de Yunbogi

(Yunbogi no nikki)

L'histoire

Entre un père alcoolique et une mère disparue qu’il n’aura de cesse de rechercher, Yi Yunbogi est un enfant comme les autres dans une Corée du Sud qui se remet difficilement de l’occupation japonaise. Pour survivre et nourrir sa famille, il vend des chewing -gums, cire les chaussures...

Analyse et critique

La Corée fut, de longue date, convoitée par le Japon qui voyait en elle tantôt un territoire à conquérir, tantôt une plateforme pour la conquête de la Chine, territoire autrement plus convoité. Dès le 16ème siècle, et de manière répétée au cours des siècles suivants, des troupes japonaises sont envoyées dans ce but en Corée. Au lendemain de la guerre russo-japonaise qui prit fin en septembre 1905, et qui avait vu les deux puissances s’affronter pour le contrôle de la Mandchourie et de la Corée, le Japon vainqueur se voit, grâce à d’habiles manoeuvres diplomatiques auprès des gouvernements britannique et américain, reconnaître un droit de contrôle sur la cette dernière. (1) En 1910, elle est purement et simplement intégrée à l’Empire amorçant pour le pays 36 longues années d’occupation par l’autorité nippone. Années durant lesquelles le peuple coréen sera constamment opprimé, muselé administrativement et politiquement, exploité pour les intérêts du Japon. Nombreux sont les Coréens qui seront expatriés pour soulager l’effort de guerre nippon lors de la Seconde Guerre mondiale... Le pays sortira de cette période sombre exsangue et mettra des décennies à relever la tête. (2)

En 1964, Nagisa Ôshima effectue un voyage en Corée du Sud au cours duquel il prend conscience de la misère dans laquelle vit le peuple sud-coréen. Il en reviendra bouleversé. « Je suis rentré de Corée après un séjour de deux mois un peu amaigri, mais la volonté raffermie. Les Coréens, qui affrontent une conjoncture pénible, mènent une lutte quotidienne pour la surmonter. J’ai passé chaque jour de mon voyage avec un cœur et des yeux neufs. » (3)

Durant ces deux mois, il parcourra les rues de Séoul au plus près de la population, prenant clichés sur clichés de manière à documenter objectivement ce qu’il voit. L’impérialisme nippon et ses conséquences directes notamment dans la péninsule coréenne sont encore à l’époque et resteront longtemps un sujet relativement tabou et contesté au Japon. (4) Ôshima entend bien dénoncer la situation ; ce qu’il fera tant au travers de textes notamment dans des journaux importants comme le Asahi Shimbun qu’au travers du médium cinéma afin « que tous les Japonais constatent les blessures atroces de ces gens et la cruauté de leur existence. » (5) Le problème coréen sera ainsi plus ou moins directement évoqué dans plusieurs films de fiction et documentaires tournés dans les années soixante : La Tombe de la jeunesse (Seishun no ishibumi - 1964), Le Journal de Yunbogi (Yunbogi no nikki - 1965 qui nous intéresse ici), A propos des chansons paillardes au Japon (Nihon shunka-ko - 1967), La Pendaison (Koshikei - 1968), Le Retour des trois soûlards (Kaette kita yopparai - 1968). (6) Inspiré du journal d’un jeune Coréen publié à l’époque au Japon et entièrement monté au banc-titre à partir des photographies prises lors de ce voyage, Le Journal de Yunbogi est le film qui aborde le sujet de la manière la plus frontale (de par sa forme quasi documentaire), la plus directe et d’une certaine façon la plus poignante. Parce que derrière cette histoire simple aux accents mélodramatiques se cache la réalité d’un jeune enfant qui, on le verra, est aussi par analogie celle du peuple coréen.

Le film s’ouvre sur un gros plan sur le visage d’un jeune garçon. Ce sera pour Ôshima celui de Yunbogi le temps d’un film. Yi Yunbogi, enfant coréen. Il ne sourit pas, son regard n’est pas triste, plutôt mélancolique. Une voix off enfantine lit les pages d’un journal installant d’emblée une proximité voire une certaine intimité : « Maman, il a plu toute la journée aujourd’hui. Quand il pleut, je veux te voir encore plus... »

Intimité renforcée par la musique tout en douceur de Takatoshi Naito jusqu’à ce que survienne la voix du narrateur (l’acteur Hosei Komatsu) qui tranche avec la douceur enfantine. De prime abord, cette narration brute répétitive, scandée de manière péremptoire par l’acteur, peut choquer tant elle installe une distance relativement froide et clinique au récit et on est tenté de se demander si le réalisateur n’aurait pas dû se cantonner à cette voix d’enfant lisant les extraits du journal plutôt que d’ajouter cette voix off explicite. Pourtant, le procédé sert progressivement le cinéaste à préciser son discours. Il porte l’emphase sur ce qui importe. Répétées ainsi à la manière d’un mantra, certaines phrases s’insinuent inconsciemment dans l’esprit du spectateur qui recolle les différentes pièces du puzzle jusqu’à avoir une vision d’ensemble de ce qu’a voulu dire Ôshima. Ce « Yi Yunbogi, tu es un garçon de 10 ans. Yi Yunbogi, tu es un garçon coréen de 10 ans » répété à l’envi durant les 24 minutes du film se verra ainsi élargi à la fin en « Yi Yunbogi, tu es tous les garçons de la Corée. » De la même manière, ce visage du début qui revient régulièrement dans le long métrage comme un leitmotiv. A chaque fois, la caméra s’en écarte un peu plus pour découvrir finalement l’entièreté de la photo. Par ce procédé, le cinéaste étend son discours. A travers l’histoire émouvante et vraie de cet enfant qui fait tout pour survivre, c’est celle de tout un peuple que le cinéaste documente. Ôshima salue à sa manière ce peuple qui tente par tous les moyens de garder la tête haute. Opprimé, il ne baisse pas les bras et se bat parce que « grillé, les petits piments rouges deviennent plus piquants, battu, le blé germe à nouveau. » Il ne se contente pas d’accuser ouvertement son gouvernement d’avoir opprimé ces gens, il adresse un message fort aux Japonais. Il montre à ses concitoyens le courage et la fierté de ce peuple qu’il méprise pourtant. Par extension, on peut se demander si cette mère que recherche si ardemment Yi ne peut pas être vue dans le chef d’Ôshima comme une métaphore de la patrie perdue avec l’annexion de la Corée en 1910. Cette patrie libre dont la jeunesse a perdu jusque le souvenir et pour laquelle elle continue pourtant à se battre ?

Il dira : « En Corée du Sud, à cette époque-là, il y avait beaucoup d’enfants qui venaient à la portière des voitures pour vendre du chewing-gum au prix de 5 yens. Ils l’avaient sans doute acheté 3 yens. C’était une sorte de mendicité puisqu’ils les vendaient deux yens de plus que le prix normal. Mais ils voulaient se distinguer des mendiants et faire quelque chose par fierté. Cela m’a beaucoup impressionné. »

Mélodrame émouvant à l’échelle de l’enfant, le film révèle de par son sous-texte un caractère autrement plus subversif et politique qui ne lui valu évidemment pas droit à une sortie "normale". Seules huit projections eurent lieu à l’époque dans un cinéma de Tokyo à la seule condition que le cinéaste vienne commenter son œuvre lors des projections.  Œuvre documentaire, presque expérimentale - on pense immanquablement pour la forme à La Jetée de Chris Marker sorti quelques années plus tôt, et qu’Ôshima ne pouvait pas ne pas avoir vu - Le Journal de Yunbogi arrive cependant à toucher. Délicatement soulignés par la musique et le texte, parfois accompagnés de bruitages accentuant la dureté de certaines situations, les clichés d’Ôshima se montrent souvent simples et émouvants, privilégiant les regards, l’enfance évidemment, sans jamais tomber dans le misérabilisme. On pourra reprocher à Ôshima certaines facilités, mais force est de constater que le film garde cinquante ans après sa réalisation une force évocatrice non négligeable.

« Yi Yunbogi, toi aussi, tu es un petit piment rouge grillé. Yi Yunbogi, toi aussi tu es le blé qui, une fois mort repousse à nouveau ! »


(1) Après près de 20 mois de conflit (celui-ci avait officiellement débuté le 8 février 1904), la paix est entérinée par le Traité de Portsmouth le 5 septembre 1905. Les négociations tenues dans la ville du même nom valurent à Théodore Roosevelt le Prix Nobel de la Paix en 1906.
(2) Les relations diplomatiques entre le Japon et la Corée sont à cette époque toujours gelées et elles le resteront jusqu’en 1965, date à laquelle le Japon consentit non sans retour à aider économiquement son ancienne colonie. C’est dans ce contexte que sort le film d’Ôshima.
(3) Texte publié à son retour de Corée dans l’important quotidien japonais Asahi Shimbun et reproduit dans « Ecrits 1956-1978 - Dissolution et Jaillissement » (Gallimard - Cahiers du Cinéma)
(4) Encore actuellement, il existe au Japon des courants de pensée à caractère révisionniste concernant ce sujet.
(5) Reproduit dans « Ecrits 1956-1978 - Dissolution et Jaillissement » (Gallimard - Cahiers du Cinéma)
(6) L’Armée oubliée (
Wasurerareta kogun) en 1963 traitait déjà de ces Coréens enrôlés de force dans l’armée nipponne lors de la Seconde Guerre mondiale.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Christophe Buchet - le 12 mars 2015