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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Jardin des délices de Jérôme Bosch

Analyse et critique

« Assis ici même dans le même fauteuil, il y a quelques années, je m’en souviens bien, il était d’ailleurs environ deux heures du matin comme aujourd’hui, exactement comme aujourd’hui, j’avais déjà eu cette reproduction entre les mains : c’est le troisième panneau du tripytique de Jérôme Bosch, et je me souviens bien également de l’avoir regardé un moment, et d’une manière peut-être un peu pédante d’ailleurs, je vous avais dit : « Si vous le permettez, je vais vous parler de ce que je vois là. » Et je me souviens de ce détail que j’avais commencé par le bas du tableau, à droite, et je vais vous redire maintenant, quelques années après, ce que je vois, au bas du tableau à droite. » (Jean-Noël Picq)

Une sale histoire et le rôle embarrassant qu’elle donnait à Picq l’ont laissé lui et Eustache un peu en froid. En guise de rachat, quand Jean Frapat lui commande le portrait d’un passionné pour sa série « Les Enthousiastes » à l’INA, le cinéaste propose au premier de venir, comme il l’a déjà brillamment fait en privé, parler peinture. Le tournage de ce petit film se fera difficilement : Eustache se met les techniciens à dos, Picq s’embrouille, chope le trac. Le réalisateur s’enferme en salles de montage, triture avec méticulosité une (abondante) matière filmique, fait réenregistrer au besoin certaines répliques au raconteur… pour en tirer un récit fluide d’une demi-heure paraissant d’une linéarité totale. La charge de travail n’a ici d’équivalent que son invisibilité.


« Le tournage a été plusieurs heures de monologue, avec des dérapages. Quand Jean m’a montré d’abord ce qui avait été tourné, nous avons bien convenu qu’il était hors de question que Jean Frapat voie ça. (…) Quand le film a été montré, on a lu les critiques, comme on fait tous. C’était Frapat qui était honoré en premier, moi en second, et Eustache passait pour le technicien, pour celui qui avait tourné la manivelle en chantant « Sambre et Meuse » ! C’était complètement faux, évidemment. Pour la Sale histoire, j’avais quand même un petit sentiment d’appropriation sur mon propre texte, et j’avais, à plusieurs reprises, été mécontent, contre Eustache, aussi. J’étais très gêné (dans mon milieu professionnel par exemple, avec la question stupide : « Est-ce que tu as vraiment vécu cette histoire-là ? »), parce que le film donnait l’impression qu’Eustache avait dégotté un psychopathe quelque part, un petit pervers et qu’il lui faisait dire son témoignage. J’avais trouvé que là, on donnait trop de place à Eustache, à mon détriment, qu’on oubliait ma propre facture (même si ça n’avait pas été écrit, c’était un texte quand même) au profit de celui qui avait sa carte parmi les gens de lettres ou les artistes. Il y avait donc eu un petit conflit entre nous, mais inversement j’ai eu l’impression tout à fait contraire au moment du Jérôme Bosch : qu’on n’avait pas du tout compris le rôle d’Eustache, qui était essentiel, et qu’avec tout autre un film pareil aurait dû être jeté » (Picq) (1).

Dans un même climat de préciosité détendue, l’écoute noble des Jardins succède à celle obscène d’Une sale histoire. C’est pourtant encore d’une dépravation dont il est question : la part infernale du jardin, sa monstruosité, ses visions d’horreur tranquillement supportées par des suppliciés ni affligés, ni extatiques (dans cette neutralité qu’appelle, aussi, le cinéma d’Eustache). « Je ne vois vraiment aucun sens dans ce tableau, aucun symbolisme, difficile même d’y trouver des correspondances. Impossible d’y trouver une signification» (Picq). Rêve de l’œuvre totale, qui dépasserait son commentaire autant qu’elle l’appellerait. Avec érudition, précision, le commentateur va pourtant faire parler le tableau, lui intimer, par la stricte description, de le raconter lui, l’esthète (c’est autant un portrait de Picq que de Bosch). Un tableau « sans sens, ni ordre, le moins religieux qui soit », mais «où on se reconnaîtrait, en fin de compte. »

Le Jardin des délices de Jérôme Bosch permet à son filmeur, par le biais des arts majeurs, de réaffirmer une fonction critique, une attitude intellectuelle se perdant dans l’anodin journalistique : « Très précisément aujourd’hui, il y a une démission intégrale de la critique de cinéma. J’entends « critique » comme Baudelaire a fait la critique, ou comme Jean-Luc Godard et Eric Rohmer ont fait de la critique : un rapport existentiel au cinéma, plus que d’amour. Si on me confiait la critique d’un quotidien ou d’un hebdo, je serais obligé de marquer : « néant » depuis pas mal de temps, et on me foutrait à la porte dans les vingt-quatre heures. Le fait de parler de cinéma aujourd’hui comme on en parlait quand il y avait quand même des créateurs, me paraît relever d’une irresponsabilité qui est très dangereuse, qui me trouble et qui n’arrange rien pour moi : ça me fait un très sale effet  » (Eustache) (2).

Quelle histoire raconte donc cette fois le commentaire ? Celle de la santé mentale : fonctions corporelles disloquées, plus de perception du temps ni de l’espace, de séparation de l’animal et de l’humain, des vivants et des morts, du plaisir et de la douleur. « Il me semble qu’aujourd’hui Bosch serait diagnostiqué comme schizophrène. » (Picq) Loin de ne constituer qu’une caractéristique personnelle du peintre, le malaise que génère son expression ramène à l’incompréhension du moderne vis-à-vis de l’univers médiéval, son système de valeurs qui nous est étranger, au sens le plus marqué : indéchiffrable, autre. Epoque que nous avons parfois le tort de, l’impossibilité de, ne pas voir comme une psychose collective.

Le Jardin des délices est, aussi, la captation d’une scène de séduction, celle du savant sur son auditoire (féminin pour une majeure part), comme Les Photos d’Alix en sera une seconde, en inversant les genres. L’une des spectatrices, souriante, se lève promptement pour qu’on lui montre sur la représentation du tableau les sept orifices que Picq vient d’évoquer (dont « un septième » fait la différence entre les sexes). Il semble légèrement ennuyé, comme le « septième orifice » ennuyait d’après lui Bosch, à en croire la soudaine parcimonie du trait. L’aisance (construite au montage, certes) du discours contraste ici avec la gêne des corps. Devant la facilité charmeuse du commentaire, l’inhibition du commentateur agit tel un rappel à l’ordre - la demoiselle va se rasseoir.

Picq désigne la surprenante tranquillité du tableau, malgré l’effroi qu’il génère, à l’opposé du sabbat auquel on serait enclin à le réduire. Cette tranquillité paradoxale, blancheur devant la difficulté d’être, c’est encore celle d’Eustache, ce faux calme. Ses derniers courts-métrages se font illusoirement apaisés, placides, tenus-tendus, sans prétention à la perspective, mais avec, dans le coin du tableau, toujours, un irréductible appel au secours.


(1) Jean Eustache, Alain Philippon, 1986, Ed. Cahiers du Cinéma – Collection « Auteurs »
(2) Ibid.

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Par Jean Gavril Sluka - le 25 août 2014