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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Doulos

L'histoire

Maurice (Serge Reggiani) vient de sortir de prison après cinq années d’incarcération. Il retrouve son ancien receleur qui le met sur le casse d’une maison. Maurice l'écoute donner les détails du casse puis abat cet homme qu'il pense être responsable de la mort de sa femme, s’emparant au passage des bijoux d’un autre casse et d’une liasse de billets. Le lendemain soir, il se rend avec un complice dans la demeure après que sa maîtresse Thérèse (Monique Hennessy) a fait des repérages dans la journée. Mais alors qu’ils sont en train de percer le coffre, la police intervient. Son comparse est abattu et Maurice, qui a pourtant toujours refusé de porter une arme à feu lors d’un casse, se voit contraint de tuer un inspecteur. Blessé, il s’effondre dans la rue et se réveille dans l’appartement de son ami Gilbert (René Lefèvre). Malgré l’interdiction du médecin qui est venu lui retirer la balle, il quitte le lit pour retrouver Silien (Jean-Paul Belmondo) qu’il pense être « Le Doulos » (l’indic) qui l’a vendu aux flics...

Analyse et critique

L’univers de Jean-Pierre Melville est celui du cinéma policier et même s’il a su exprimer son talent hors de ce genre, c’est bien en travaillant en son sein qu’il a livré ses plus éblouissantes réussites. Après Bob le flambeur et Deux hommes à Manhattan, il revient donc au policier avec ce Doulos, prolongeant certaines pistes abordées dans ces deux premiers essais dans le genre mais surtout posant définitivement les bases de ce style unique qu'il ne va cesser dès lors de peaufiner de film en film. Si un cap est franchi par rapport à ses deux premiers policiers, il le doit à la réussite commerciale de Léon Morin, prêtre qui lui permet de miser sur un budget plus important et à un casting de premier choix, la création de ses propres studios lui garantissant par ailleurs une grande liberté artistique.

Maîtrisant parfaitement les codes du cinéma noir américain, il parvient à les utiliser si finement que jamais on a l’impression d’assister à un quelconque décalque francisé. On trouve ainsi toute la panoplie du film noir : les ruelles désertes, les virées nocturnes, l'imperméable froissé et l'indispensable chapeau de feutre, le doulos du titre. Même si Melville rejette toute forme de naturalisme, préférant utiliser les icônes, les mythes et l’abstraction, l’univers qu’il dépeint semble si naturel, si vrai, que l’on a l’impression d’être plongé dans le monde de la pègre parisienne. Rien ici n’est appuyé, tout semble couler de source à l’image d’une mise en scène si fluide et si évidente qu’elle masque la méticulosité et la précision constante dont fait preuve le cinéaste. Ainsi, on remarque à peine un plan-séquence de près de dix minutes dans le bureau du commissaire Clain (saluons au passage l'interprétation admirable de Jean Dessailly), le naturel de la mise en scène faisant complètement oublier la technique au profit de ce qui se joue à l'écran entre les personnages.

S'il utilise des codes bien connus, il commence à se les réapproprier. Il est encore pour l'heure un peu dans la déférence par rapport à certains de ses modèles, il n'a pas encore inventé complètement son style, mais tout cela est en germe, commence à vraiment s'installer avec ce film. Son écriture s'affine grandement et l'on reconnaît déjà cet art de l'ellipse, cette sécheresse, cette manière d'aller très vite à l'essentiel qu'il ne va cesser d'approfondir dans ses œuvres suivantes. Jusqu'ici, Melville aimait travailler sur les digressions. Tout Deux hommes dans Manhattan en est une, comme les longs échanges entre Léon Morin et Barny. Avec Le Doulos, il opère une complète révolution : il ressert son récit, chasse le superflu et ce qui est de l'ordre de l'habillage, refuse ces digressions qu'il savait pourtant si bien utiliser. Il trace une ligne droite et garde le cap, se reposant sur une recherche d'efficacité qui doit beaucoup à ses modèles américains. Peut-être est-ce pour lui une manière de prendre ses distances avec la Nouvelle Vague, qui se nourrit tant des digressions. On peut penser que Melville a intellectualisé, pensé cette transformation de son style tant on imagine combien il aurait été pénible pour ce solitaire de se retrouver associé à une famille de cinéastes, d'être un élément d'un groupe. Melville se veut unique et unique il sera dans le paysage cinématographique français. On n'est pas encore dans l'abstraction des films à venir, mais déjà son goût d'un cinéma sans fioriture, a-littéraire, cérébral se fait jour dans de nombreuses séquences. Sa mise en scène également s'affine, avec un jeu sur la géométrie des espaces et des cadres qu'il ne va cesser de creuser par la suite.


Outre le style, on commence vraiment à découvrir l'univers intérieur du cinéaste. Un univers masculin où l’amitié, la dignité et la droiture priment sur tout le reste (la réussite ou l’échec d’un casse par exemple). Un code de conduite qui doit se retrouver dans les gestes, les postures des personnages, l’apparence physique et les actes allant toujours de pair dans son cinéma. La précision et le calme des gestes reflètent ainsi la rigueur des personnages, leur nécessaire détachement, leur attention constante. Les personnages du Doulos sont profondément melvilliens par leur allure, leur code vestimentaire, leur façon de se tenir. Mais là où le bât blesse, c'est que derrière leur façade rigide, leur apparence qui en fait presque des body snatchers, on trouve des personnages ambigus, dont on ne sait s’ils sont des traîtres ou de fidèles compagnons. Car si Melville aimerait que l'allure fasse l'homme, il sait que l'homme demeure toujours un territoire trouble, double...


La pègre dépeinte par Melville est un fantasme et il ne faut pas chercher une quelconque vérité sociologique dans ses films. Il rêve d’un monde criminel pur qui serait le seul endroit où l’honneur primerait sur l’argent et le pouvoir. S’ils font des casses, ils n’ont cure du gain : c’est pour le jeu, pour la beauté du geste, c’est un moyen de tester leur courage, leur loyauté, leur amitié. Mais même ce rêve de pègre est rattrapé par la réalité. La cupidité, le goût du pouvoir ou la peur corrompent cet univers et les héros melvilliens sont amenés à naviguer dans des eaux troubles où rien n’est jamais acquis. L’intrigue du Doulos exprime parfaitement cette vision d’un monde clos visant à un idéal, mais qui se trouve être corrompu par ses acteurs. Chaque personnage est ainsi ambivalent et le doute imprègne chaque minute du film.

Un doute dans lequel est plongé le spectateur à qui Melville ne délivre que des informations parcellaires. Certains événements du film sont visiblement mis en scène depuis le point de vue de Silien, tandis qu'à d'autres moments c'est une forme d'objectivité qui guide la mise en scène. Mais les frontières sont floues, et nombreuses sont les séquences qui peuvent être lues différemment. On ne sait jamais qui est vraiment le "Doulos", où se situe la vérité. Melville use de ce stratagème moins pour créer une forme de suspense hitchcockien que pour décrire un monde où tout est ambivalent, trouble, équivoque, l'incertitude dans laquelle est plongée le spectateur le mettant au même niveau que les personnages qui doivent douter de tout pour survivre. « Il faut choisir : mourir ou mentir » indique un carton inspiré par Céline au tout début du film. Cette injonction qui n'est respectée par personne (on meurt en continuant de mentir tout au long film) ne s'adresse qu'à un personnage, Silien, le héros melvillien qui incarne les questionnements auxquels le cinéaste se livre à travers ces personnages qui se situent entre la loi et la morale.


[Attention SPOILER] Cette dualité du monde criminel - ce grand écart entre un code de conduite qui se voudrait presque chevaleresque et la turpitude d'un univers où la trahison, la tricherie, les jeux doubles sont les garants de la survie - s'incarne parfaitement en Silien. Il est à la fois le héros melvillien typique et le traître. Il est celui qui porte le plus sincèrement et profondément les valeurs de l'amitié, la vertu la plus haute qui soit pour Melville. Mais c'est justement parce qu'il fait passer avant tout son amitié pour Maurice, parce qu'il ne peut supporter l'idée qu'il découvre qu'il est un indic, qu'il entraîne le récit dans une escalade de violence et de morts.

Comme souvent chez Melville, le film raconte un échec doublé d'une victoire, le récit des événements racontant autre chose que le récit des personnages. Dans un monde duel, complexe, le héros melvillien cherche à conserver son intégrité ou - comme ici - à la trouver. Il peut échouer dans son plan de casse, se faire tuer, faire tuer un proche : sa victoire n'en est que plus flagrante. L'échec du héros peut être le fait de la trahison d'un tiers mais tient aussi simplement à l'absurdité du monde, à un détail, un épiphénomène, un hasard qui précipite sa chute. Dans ce monde corrompu et absurde, seul importe de rester fidèle à ses idéaux, à son code de l'honneur. Seul compte de pouvoir se regarder dans un miroir sans avoir à baisser les yeux. Il y a un plan récurrent dans les films de Melville où le héros se fixe dans un miroir : c'est toujours un instant de vérité, un moment où il se voit tel qu'en lui-même, où il peut juger de la valeur de ses actes, de sa vie. Et Le Doulos propose l'une des plus belles de ces séquences, Silien comprenant en regardant son visage auréolé de flammes qu'il n'aura plus jamais à mentir. [Fin du SPOILER]

Avec Le Doulos, jeu du chat et de la souris surprenant, ludique et cérébral, Jean-Pierre Melville trouve une expression parfaite à sa vision fantasmée du monde et à ses questionnements moraux qui s’écartent de la traditionnelle séparation entre le Bien et le Mal. S'il n'a pas encore la perfection des chefs-d'oeuvre à venir de Melville, c'est un film magistral qui mêle à la perfection la rigueur d'un regard et le plaisir de raconter une histoire.

DANS LES SALLES

Cycle Jean-pierre melville

Le Doulos
L'Armée des ombres
Le Cercle rouge
Un flic

DISTRIBUTEUR : sophie dulac / DATE DE SORTIE : 13 mai 2015

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait de Melville à travers ses films

Le Top Melville de la rédac

Par Olivier Bitoun - le 11 mai 2015