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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Divin Marquis de Sade

(De Sade)

L'histoire



Au XVIIIe siècle, la vie tumultueuse et inspirée du marquis de Sade (1740-1814) de son mariage à son internement à l’asile, entrecoupé par ses orgies, ses relations de répulsion-fascination avec sa belle-mère et son épouse, son amour illégitime pour sa belle-sœur, ses séjours réguliers en prison. Slogan publicitaire de l’affiche américaine : « Il faisait du mal un art, du vice une vertu… et de la douleur un plaisir ! »

Analyse et critique

Incroyable générique pour cette coproduction américano-allemande de l’année 1969. Arthur Brauner (C.C.C.) le producteur de RFA (domicilié à Berlin Ouest à l’époque) de la série Edgar Wallace illustrée par Harald Reinl, Alfred Vohrer et des trois derniers films allemands de Fritz Lang, se retrouve "executive producer" pour le compte de l’A.I.P. de Samuel Z. Arkoff et James H. Nicholson, la firme américaine productrice, entre autres films célèbres, de la série Edgar Allan Poe de Roger Corman ! Et pour cause : Richard Matheson avait originellement écrit un scénario sur la jeunesse de Sade que Corman, pilier de l’A.I.P., voulait adapter depuis longtemps. On décida de tourner le film en Europe. Le Palais de Charlottenburg et la Cathédrale saint Nicolas de Berlin servirent de décors - vraiment somptueux d’ailleurs. On retrouve même, en fin de générique, mentionné comme "coordinateur du montage", Buzz Feitshans, le futur producteur exécutif, notamment, des trois First Blood (Rambo) de la Carolco d’Andrew Vajna et Mario Kassar avec Stallone !

Côté acteurs, la donne n’est pas moins grandiose : c’est Keir Dullea, rescapé de ses aventures spatiales et métaphysiques dans 2001 : A Space Odyssey (2001: l’Odyssée de l’espace) (S.Kubrick, 1968) qui interprète le marquis de Sade avec un petit côté Terence Stamp pasolinien ! Lilli Palmer, intemporellement excitante depuis Cloak and Dagger (Cape et poignard) (Fritz Lang, 1946) et qui sera bientôt la directrice lesbiano-sadique de La Résidence (film espagnol repris, à juste titre, en grande pompe, à l’Étrange Festival en 2001) incarne... sa belle-mère ! On rêve sans cesse pendant le film de la voir nue tant elle est cruellement - sadiquement - désirable et inaccessible mais cela n’arrive hélas pas. Anna Massey, l’inoubliable interprète de la fille de la locataire aveugle de Karl Heinz Boehm dans Peeping Tom (Le Voyeur) (Michael Powell, GB 1960) est Renée de Montreuil, sa femme légitime. Senta Berger, au sommet de sa beauté et de sa carrière internationale, tient celui de sa belle-sœur ! L’oncle de Sade, abbé de son état et libertin, c’est… John Huston dont la carrière comme acteur mériterait un livre à part entière car il fut, outre un grand cinéaste, un grand acteur. Et si tout cela ne suffisait pas à nous combler, on a droit en prime à l’une des plus belles et démentes actrices jamais vues sur un écran, Uta Levka, dans le rôle de la prostituée Rose Keller qui fut historiquement l’occasion pour Sade de connaître ses premiers et très sérieux problèmes avec la justice. Uta Levka : incroyable ! Mais pourquoi et comment !?

Parce que le film, commencé (prévu, en tout cas, comme devant être commencé…) par Michael Reeves - qui venait de terminer The Witchfinder General (Le Grand inquisiteur, 1968) avec Vincent Price et se suicida à ce moment-là - fut poursuivi par Richard Rush, puis Cyril Endfield - qui le signa et dont il constitue l’avant-dernier titre de la filmographie juste après le génial The Sands of Kalahari (Les sables du Kalahari) - puis Gordon Hessler - ce qui explique la présence d’Uta qui venait de (ou allait ?) tourner la même année pour Hessler deux rôles importants : celui de Heidi, la prostituée qui démasque le frère au visage mutilé de Vincent Price et qui en meurt égorgée, dans The Oblong Box (Le Cercueil vivant) GB 1969 et celui de l’infirmière "composite" complice des opérations diaboliques du même Vincent Price dans Scream and Scream Again (Lâchez les monstres !) GB 1969 - et fut, selon la légende rapportée par les différentes sources (Stéphane Bourgoin, Roger Corman, éd. Edilig, coll. « Filmo » N° 2 Paris 1983 - § « De Sade »), achevé par Roger Corman que l’on crédite des scènes d’orgie tournées avec ou sans filtre orange !!!

Tout cela permet de comprendre un peu mieux l’aspect délirant de ce film heurté et chaotique, savoureux et très intéressant et sa situation historique.

Le célèbre article Sade à l’écran signé "Gilbert Gosseyn" (sic -référence au héros du Monde des A de A.E. Van Vogt mais plus probablement Jean-Pierre Bouyxou) et paru dans Stars System N°1 (Paris 1976, pp. 28-32) critiquait sévèrement le film de Endfield, cette biographie « mensongère et ignorante » et signalait qu’un certain Henry Clement avait tiré un livre du film : du scénario de Matheson au film puis à un livre d’après le film : quel parcours que celui de cette biographie romancée ! Daniel Sauvaget, dans la critique approfondie qu’il donne à la Saison cinématographique 1973 (Paris 1973, pp. 115-116) est d’un avis contraire : « Sade, sujet de scandale traité à la sauce hollywoodienne : on pouvait tout craindre d’un film qui, pourtant, se révèle passionnant à bien des égards. Certes, l’image du Divin Marquis est souvent peu conforme à celle que nous offrent les travaux historiques les plus récents et les plus sérieux (cf. : « La vie du Marquis de Sade » de Gilbert Lely) et il lui manque la fougue et le bouillonnement d’idées du visionnaire. (…) Malgré inexactitudes et interprétations libres, la signification générale du personnage est curieusement respectée et toutes les libertés prises avec la vérité historique (…) restent séduisantes, et en tout cas conformes à l’esprit du film, baroque et délirant comme rarement le cinéma put se le permettre. (…) »

En fait, il faut en revenir à un problème plus prosaïque : quelle était la durée du film ? Combien de versions différentes en existe-t-il ? Car si la MGM se flatte de nous proposer une version "unrated" de 104’, il faut noter que la durée de la copie exploitée en France était, paraît-il, de 90’ et que www.imdb.com signale l’existence d’une copie de 120’ sans préciser de laquelle il s’agit : version allemande peut-être ? Ce qui est clair, c’est que la structure en "poupées russes" de la narration permettait toutes les coupes comme tous les ajouts possibles et imaginables. Entre les souvenirs du Marquis, les représentations théâtrales qu’il - ou son oncle - met en scène, ses fantasmes, on ne cesse de passer d’un niveau à l’autre avec le plus grand brio (certains raccords sont étonnants de désinvolture intelligente confinant à la roublardise) mais ce n’est pas forcément délibéré. Il se peut que les hasards de la censure et des coupes pratiquées d’office par les producteurs eux-mêmes, avant exploitation dans les différents territoires, soient autant les véritables responsables de l’impossibilité matérielle de le connaître dans sa continuité originelle que sa genèse plurielle et collective.

Matheson, grand écrivain de la littérature fantastique (Je suis une légende , L’Homme qui rétrécit, Les Enfants de Noé, etc.) est tout sauf un scénariste amateur de dissolution : il a le sens de la construction dramatique la plus rigoureuse, la plus charpentée (Tales of terror (L’Empire de la terreur) de Roger Corman, 1962 en est un bel exemple car adapter quatre contes d’Edgar Poe en trois histoires n’est pas à la porté d’un esprit dissolu). Comparons d’ailleurs les dates : Le Divin Marquis de Sade se situe, dans sa filmographie de scénariste, entre Devil’s Bride / The Devil Rides Out (Les Vierges de Satan de Terence Fisher, Hammer Films 1967 d’après le roman de Denis Weathley) et Duel de Steven Spielberg, 1971. Alors il est bien évident que le miracle, c’est que ce scénario existe encore assez fortement pour supporter de passer entre les mains de cinq metteurs en scène différents sans trop se diluer. Juste un peu parfois : mais ce résultat économique et narratif involontaire a ceci de sublime qu’il restitue quelque chose de parfaitement sadien ! C’est bien un film fantastique autant qu’érotique, historique autant que d’aventure comme le sont les romans de Sade eux-mêmes. Une sorte de condensé de ce que le cinéma populaire de genre a produit de 1960 à 1969 mais un condensé charpenté par une étrange et constante superposition des locuteurs et des histoires. Entre le discours objectif du film sur la vie de Sade, la partie purement fantasmatique (le rêve de séduction de la belle-sœur), le théâtre "avant-gardiste" d’implication des années 1960 - on hésite constamment entre le ridicule et le beau, la vérité et le mensonge… Et avec quel dynamisme : le personnage de l’abbé est typique de cet esprit picaresque qui parcourt le film. Est-il un oncle complice et sympathique, un rival en sadisme bien plus redoutable que son neveu, un homme tout à fait banal mais constamment déformé par la vision obsédée de son neveu ? Les trois possibilités sont données, à égal niveau de réalité, et en alternance.

Cet aspect critique, réflexif - ce baroque assumé qui nous rappelle celui d’un Orson Welles pour tout dire - à qui est-il dû ? D’où vient-il ? Des producteurs ? Des réalisateurs ? Du scénariste ? Sans doute de leur rencontre collective dont le film est une sorte de témoin neutre, historiquement daté et, à la fois, en dehors de toute temporalité. On y trouve explicitement des dialogues poussant dans ce sens -celui des années 70 et du structuralisme :
« - Est-ce que la loi de la réalité est supérieure à celle de l’imagination ? Non, la seule imagination fait loi car elle ne peut être contredite que par une autre imagination ! »
« Le chiffre 8, représenté par la lettre « S » est le symbole de notre famille : il exprime l’idée d’un serpent se dévorant lui-même. »

On oscille ainsi sans cesse entre commentaire subjectif et objectif de l’image comme du son. Bien sûr, les orgies sadiennes, même teintées en orange et filmées parfois au ralenti, ont souvent l’air de plaisanteries de potaches (on accroche une fille à un lustre, on fait voler les plumes d’un oreiller) et lorsqu’elles prétendent refléter la vérité historique, elles la trahissent (Rose Keller n’a pas été torturée à coup de sabre - même si le génie dramatique d’Uta Levka transcende la scène et la fait exister avec une belle "vérité". On se croirait parfois (la scène du contrat de mariage, le bal, le rêve mettant en scène Senta Berger) dans un Sissi réalisé par un Visconti frénétique sous méta-amphétamine et LSD. Mais L’ensemble comporte tant de tons, si variés en raison de la personnalité des divers réalisateurs qui se sont succédés sur le plateau, que le film non seulement respecte son contrat initial - être une biographie fantastico-érotique rivalisant en richesse de décor et en scènes accrocheuses avec Marquis de Sade : Justine (Les Infortunes de la vertu de Jess Franco, RFA-It.-GB, 1968) et poursuivre un peu la réflexion "intellectuelle" entamée par Peter Brook en 1967 dans son film Marat-Sade, d’après sa pièce de théâtre et par Luis Bunuel qui avait confié à Piccoli le rôle de Sade dans son génial traité des hérésies gnostiques La Voie lactée (Fr. 1968) - mais réussit, avec le recul, à être ce qu’il nous paraît aujourd’hui : un étrange objet bien digne d’être regardé aussi bien par le cinéphile qui décryptera avec soin la paternité de tel ou tel (par exemple « présence d’Uta Levka = Gordon Hessler ») que par le grand public avide de découvrir un phénix cinématographique ressurgi des cendres. C’est un OVNI mystificateur entre cinéma pur et cinéma d’assouvissement. Un des fleurons les plus insensés du cinéma-bis des 70’s, en somme !

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La fiche IMDb du film

Par Francis Moury - le 14 décembre 2004