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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Dernier milliardaire

L'histoire

L’Etat de Casinario, qui vit grâce à l’argent de touristes venant en nombre pour jouer leurs économies au casino, affiche l’ambition de s’agrandir à travers un grand plan de constructions. Pour les financer, la reine du petit pays fait appel à la générosité de ses compatriotes les plus fortunés. Elle propose au plus riche d’entre eux, Monsieur Banco, exilé à l’étranger, de recevoir sa fille en mariage contre le versement d’une somme permettant de payer une bonne partie des travaux. Le vieil homme accepte, au grand dam de la princesse Isabelle, amoureuse du chef d’orchestre de la reine. Mais la réalité est toute autre : les finances de l’Etat sont au plus mal et l’argent de Banco est nécessaire pour sortir de la crise et calmer la colère du peuple. Apprenant que son argent servira d’abord à payer les dettes du pays, et sachant que la reine est en position de faiblesse, Banco prend le pouvoir en même temps qu’il signe l’arrangement. Un accident, suite à une tentative d’assassinat, va cependant le rendre fou ; l’exercice du pouvoir sera autoritaire... et quelque peu flottant.

Analyse et critique


Tourné en 1934, Le Dernier milliardaire invite assez naturellement à un rapprochement entre les événements décrits et le contexte historique. La « crise » que traverse l’Etat de Casinario et l’exercice autoritaire du pouvoir par un fou reflètent bien sûr l’époque contemporaine du tournage, mais trouvent des résonances au-delà. Le film déploie un ton satirique, et prolonge une veine que René Clair avait déjà explorée, sous une forme cependant plus burlesque, avec Le Million et À nous la liberté. Mais, qu’il soit ou non sous l’influence de Leo McCarey et des Marx Brothers (le rapprochement avec Soupe au canard est à la fois évident et à nuancer), ce Dernier milliardaire déploie une large palette comique, qui donne un ton relativement singulier au film - et le distingue de ses prédécesseurs dans la filmographie du réalisateur. Ces effets comiques sont à la fois obtenus par des situations narratives, par des dialogues, par le jeu des acteurs, mais aussi, et cela mérite d’être souligné, par des partis pris filmiques : René Clair continue d’investir pleinement les nombreuses ressources offertes par l’outil cinématographique pour parvenir à l’effet comique recherché, avec un sens du rythme qui assure l’efficacité de la progression dramatique et des différents gags.


Pourtant Le Dernier milliardaire n’est pas ce qu’on pourrait appeler un film vif. La très relative lenteur du film (qui ne provoque par ailleurs aucun ennui, disons-le d’emblée) participe en réalité à ce ton unique qui caractérise le long métrage de René Clair et l’éloigne d’une forme de burlesque à laquelle il aurait été facile de ressembler pour rassembler. C’est que l’humour de ce film se déploie à de nombreuses reprises dans la longueur des scènes, permettant des effets de suspens (au sens de suspension) ou de surprise qui assurent une certaine efficacité comique. La séquence de l’encrier, par exemple, où la signature du contrat (qui arrange le mariage contre le versement financier de Banco) est suspendue en attendant de trouver de l’encre, est à ce titre représentative d’une forme de comique de répétition qui se construit dans la durée. La scène s’installe dans l’attente de cette signature : le chef d’orchestre, dans la pièce voisine de celle où Banco est installé pour signer, attend l’ordre, la baguette levée, de faire commencer le morceau. Constatant l’absence d’encre, la reine en demande à l’un de ses gardes présents à côté d’elle, qui ouvre une porte donnant sur la pièce où se trouve l’orchestre pour transmettre la demande à un autre garde, qui répercute la demande à un autre. A l’extérieur, au balcon, le chambellan attend d’annoncer à la foule, « en direct », la bonne nouvelle de la signature et meuble par quelques poncifs. Un garde sans cravate, qui apporte l’encre sur un plateau, traverse la pièce où se trouve le chef d’orchestre, qui relève sa baguette, mais est refoulé à la porte de la pièce principale faute d’une tenue convenable. Après une discussion qui prolonge un peu plus l’attente de la signature, l’encre est finalement apportée à Banco, qui signe. La reine demande la musique et la même mécanique se remet en route pour que l’ordre soit transmis, par ces différents intermédiaires, au chef d’orchestre, qui n’est plus à son poste. Si l’effet comique se trouve ici, notamment, dans la répétition, qui nécessite une certaine longueur dans la scène, il peut aussi surgir sous forme de surprise, dans un décalage entre un outil moderne, prétendument opérant (le téléphone), et la lenteur du processus de communication qu’il nécessite. Ainsi, lorsque Banco, dans son pays, appelle le palais de Casinario pour lui dire qu’il consent à l’arrangement proposé, René Clair multiplie des plans de mer en surimpression de l’image d’une carte géographique qui défile, figurant le trajet de la communication par-delà l’océan. Des plans nous montrent alors Casinario, vu de la mer, de plus en plus rapproché. Puis deux brèves scènes suffisent à faire oublier au spectateur la communication que cherche à établir Banco : le peuple manifeste très respectueusement devant le Palais royal ; à l’intérieur de celui-ci, un garde reproche à un autre de ne pas avoir de cravate et le menace de licenciement. Le téléphone sonne enfin, alors que le spectateur ne s’y attendait plus.


Si ces scènes se construisent dans la durée, elles s’inscrivent au sein d’un récit très précisément rythmé. Trois courts films dans le film, à visée propagandiste, qui surgissent à l’ouverture, aux deux-tiers et à la fin du long métrage de René Clair, lui assurent par exemple une certaine structure, à travers des effets de reprise et de variation. Une même situation, celle d’un discours à l’assemblée, apparaît ainsi dans les deux premiers films, permettant à la fois de voir une évolution (les députés qui se battent ont été remplacés par des enfants qui jouent) tout en constatant une constante (le triste spectacle d’un simulacre de démocratie). De même, la scène où le(s) dirigeant(s) salue(nt) au balcon revient dans les trois films et renforce l’idée qu’une même forme peut recouvrir des réalités politiques assez diverses (une forme de royauté et une forme d’autoritarisme). Le deuxième film, qui surgit stratégiquement au moment dramatique le plus faible du récit, permet à René Clair de remobiliser le spectateur, après un rebondissement plutôt peu convaincant. En effet, la première partie est incontestablement la plus stimulante, au regard du tourbillon d’idées comiques permises par la description de cet univers décalé (nous y reviendrons). L’arrivée de Banco au pouvoir, à la moitié du film, apporte une première résolution dramatique et l’accident dont il est victime, qui lui fait perdre la raison et l’entraîne à gouverner de manière autoritaire et absurde, apparaît comme une relance un peu artificielle du récit - alors que l’événement s’inscrit dans un prolongement thématique tout-à-fait cohérent avec le début du film. Or ce petit trou d’air est vite comblé par de nouveaux gags réjouissants et par ce deuxième film de propagande, qui renforce la cohérence de l’ensemble. René Clair a par ailleurs l’intelligence de ne faire durer cette trame narrative (l’exercice autoritaire du pouvoir par Banco) que le temps qu’il faut, suffisamment pour épuiser l’effet comique provoqué par le décalage entre l’homme sérieux installé au début du film et le fou qu’il est devenu, mais pas plus pour éviter l’ennui et la lourdeur.


Les effets de continuités et de ruptures qui parsèment le film, indispensables à un rythme qui assure aussi une cohérence à l’ensemble, se manifestent sous plusieurs autres formes dans le film. René Clair dissocie ainsi parfois ce que l’image nous montre et ce que le son nous fait entendre pour créer une tension dynamique : ainsi, après que le chambellan et le premier ministre ont respectivement annoncé à la foule et à l’assemblée la fin de la crise grâce à l’investissement de Banco, la foule entonne l’hymne national dont le refrain reprend la célèbre formule des croupiers : « Faites vos jeux, les jeux sont faits, rien ne va plus. » René Clair opère alors un fondu au noir pour enchaîner sur la séquence suivante, où le chef d’orchestre joue ses derniers biens au casino ; or le premier son de cette nouvelle séquence est celui de cette même expression prononcée par le croupier présent à la table de jeu du chef d’orchestre. Cette rupture visuelle provoquée par le fondu au noir, marque de ponctuation qui permet de passer d’une séquence à une autre, est ici nuancée par une continuité sonore qui assure un lien entre ces différentes scènes.


La première partie du film progresse, nous le disions, à travers un ensemble de séquences à l’humour particulièrement inventif. Faute d’argent, les habitants de Casinario reviennent au troc, dans des habitudes quotidiennes qui créent un effet de décalage. Ainsi, le client du bar qui doit régler sa note donne une poule au gérant, qui lui rend la monnaie : deux poussins et un œuf. Ce troc est également de mise dans le casino. Le chef d’orchestre, qui y était venu jouer pour amasser de quoi partir avec la princesse, perd tout ce qu’il a misé. Désespéré, il porte un revolver à sa tempe, décidé à en finir, mais un autre client intervient à temps et jette l’arme sur la table de mise... au numéro gagnant. C’est alors plusieurs revolvers qui reviennent ironiquement devant le malheureux. Le comique, souvent absurde, qui se dégage de ces situations est soutenu par de très bons jeux d’acteurs et d’excellents dialogues. Lorsque la reine demande à sa fille pourquoi elle ne veut pas se marier avec Banco, celle-ci lui répond que c’est un vieillard, ce qui amène sa mère, interloquée, à lui rappeler qu’il a le même âge qu’elle. « C’est bien ce que je dis ! » lui lance alors sa fille, à quoi sa mère lui répond : « Je t’apprendrai à respecter les personnes âgées ! » Mais l’efficacité comique de plusieurs scènes est également due à de belles trouvailles de mise en scène et à un sens aigu du timing. René Clair possède ce que nous pourrions appeler l’art du contre-champ. C’est un procédé comique qui se retrouve dans plusieurs de ses films, toutes périodes confondues, et qu’il sait utiliser très précisément. Deux exemples : alors que l’ambassadeur venu présenter les termes de l’arrangement à Banco termine sa proposition, ce dernier, en amorce, à gauche du cadre, de dos, lui répond par la négative. Le contre-champ sur Banco, filmé de face en plan taille, révèle alors le combiné téléphonique qu’il avait dans sa main gauche et permet au spectateur de comprendre que son refus n’était pas destiné à l’ambassadeur, mais à son interlocuteur à l’autre bout du fil. De même, le plan sur le Premier ministre qui tient un discours enflammé à l’assemblée est associé à un contre-champ sur l’assemblée elle-même... où ne se trouvent que deux personnes au milieu de bancs vides.

Le Dernier milliardaire est un film drôle - franchement drôle - et cela suffit amplement à dire qu’il est réussi. Après plusieurs films satiriques où l’influence du burlesque était manifeste, René Clair trouve une voie comique plus singulière avec ce long métrage. Travaillant la plupart des scènes dans une certaine longueur (cependant toute relative !), le réalisateur français n’en possède pas moins un sens certain du rythme qui assure leur efficacité comique, évite l’ennui et donne une solide cohérence à l’ensemble.

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La fiche IMDb du film

Par Benoit Rivière - le 6 décembre 2019