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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Cuirassé Potemkine

(Bronenosets Potemkin)

L'histoire

En 1905, alors que la guerre russo-japonaise en cours tourne à la débâcle pour l'Empire tsariste, ce dernier connaît des troubles importants sur son sol alors qu'une révolte sociale éclate en plusieurs endroits contre l'injustice et la brutalité du régime totalitaire russe. C'est le début de la révolution de 1905, qui sera matée dans le sang. Sur le navire de guerre Potemkine, qui appartient à la flotte impériale de la mer Noire, la rébellion gronde également en ce mois de juin. L'obligation faite aux marins par leurs officiers de manger de la viande avariée et la sentence de mort appliquée à tous ceux qui ont refusé cet ordre conduisent à une mutinerie. Les marins du Potemkine prennent vite le contrôle de leur bateau et se dirigent fièrement vers le port d'Odessa, où l'attend une foule immense d'hommes et de femmes de toutes classes sociales ayant pris fait et cause pour eux et pour la révolution en général. Mais l'Armée tsariste fait irruption dans la ville pour massacrer cette population avec une détermination et une violence inouïes.


Analyse et critique

1925-2018, près d'un siècle sépare la première sortie en salles de ce monument du cinéma mondial d'une vision contemporaine à partir d'une ultime version restaurée qui respecte du mieux possible les intentions initiales de son créateur. Film matriciel à plus d'un titre, tant sur un plan artistique que politique, Le Cuirassé Potemkine possède tous les attributs de l'œuvre impressionnante, voire même intimidante, pour quiconque se plonge régulièrement dans les ouvrages d'analyse filmique comme pour les cinéphiles avides de se frotter aux plus grandes réalisations du 7ème art. Mais pour les plus jeunes des spectateurs, à l'esprit pas encore embué par de trop nombreuses théories esthétiques et simplement curieux de découvrir un classique "incontournable", que peut bien représenter aujourd'hui le travail de Sergei M. Eisenstein et plus précisément une production comme Le Cuirassé Potemkine ?

En premier lieu, le jeune cinéphile aura le plaisir et la surprise de constater que ce film russe muet de 1925 affiche toujours une modernité désarmante et il pourra surtout se rendre compte que nombre de ses traits formels lui sont familiers, et ce même si le message délivré est d'un simplisme confondant. En effet, Le Cuirassé Potemkine fait partie de ces rares films ayant eu le plus de retentissement auprès des spectateurs du monde entier et ayant surtout nourri d'influences des générations de cinéastes qui se sont succédé depuis sa fabrication. Du monde du cinéma à celui de la télévision et de la publicité, l'art d'Eisenstein a su imprégner l'esprit de tous les créateurs d'images, notamment et directement celui des concepteurs d'œuvres de propagande. Rien que de rappeler le fait que l'un des plus grands dignitaires nazis tel que Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du IIIème Reich, s'était s'extasié devant Le Cuirassé Potemkine, au point d'affirmer que quiconque l'ayant vu deviendrait immédiatement un ardent bolchevique, donne à imaginer l'impact produit par ce dernier et à considérer les nombreuses passerelles existantes entre toutes les formes de cinéma de propagande.

Le Cuirassé Potemkine n'est que le deuxième film de Sergei Eisenstein, alors seulement âgé de 27 ans. Élevé dans un milieu bourgeois, ayant servi dans l'Armée rouge, Eisenstein débute au théâtre grâce à son mentor Vsevolod Meyerhold, dramaturge et metteur en scène qui a commencé sa carrière avant la révolution de 1905, dont il finira par dépasser les enseignements par ses propres audaces scéniques. Son passage au cinéma se fait avec La Grève en 1924, première œuvre de propagande visant à raconter la grande histoire de la révolution d'Octobre. Ce film nourri d'expérimentions visuelles s'avère très influencé par les mouvements d'avant-garde et les théories du Ciné-Œil de Dziga Vertov (défendant une approche documentaire et naturaliste qui s'oppose fermement à toute forme de fiction et de manipulation des images), desquelles le cinéaste va rapidement s'émanciper pour imposer sa vision. L'impact produit par La Grève fera vite d'Eisenstein le premier cinéaste officiel du régime communiste, alors que de nombreux réalisateurs de talent émergent dans ces années 20 très créatrices de formes. Le Cuirassé Potemkine est une commande étatique du Comité Central, dans le but de commémorer avec pompe les vingt ans de la révolution avortée de 1905, considérée comme annonciatrice des révoltes populaires futures et précurseur de la révolution d'octobre 1917. Une grande fresque couvrant nombre d'événements historiques déterminants est envisagée, mais un manque de temps oblige Eisenstein et la production à se concentrer sur la seule mutinerie du navire de guerre et sur le sort funeste du peuple d'Odessa qui soutient la révolte. Mais avec le recul, on peut facilement considérer que l'ensemble des films d'Eisenstein des années 20 - en ajoutant Octobre (1928) et La Ligne générale (1929) - tiennent finalement lieu de fresque politique puisqu'ils mettent en valeur des épisodes mythiques de la révolution bolchevique.

Avec donc la volonté de célébrer un événement historique réel pour en donner une vision épique et de nature à unifier les consciences, Eisenstein conçoit son film comme une tragédie antique classique avec cinq actes présentés par des intertitres très étudiés (tant sur le plan littéraire et didactique que formel) : Des vers et des hommes, Drame dans la baie de Tendra, Un mort réclame justice, L'escalier d'Odessa et Rencontre avec l'escadrille. C'est bien le seul aspect qui emprunte à une forme de "classicisme" tant Le Cuirassé Potemkine ne ressemble globalement en rien à ce qui lui a précédé dans la jeune histoire du cinéma. Les leçons de l'Américain David Wark Griffith, qui a posé les bases de la grammaire cinématographique, et à qui Eisenstein a affirmé devoir énormément, sont apprises et dépassées. La fluidité narrative et la linéarité dans la suite des échelles de plan pour créer une dramaturgie, systématisées par Griffith, vont être court-circuitées par une approche inédite et fulgurante du découpage.

Sergei M. Eisenstein fut aussi bien théoricien que cinéaste. Par ses écrits, il a conceptualisé la pratique du montage comme élément déterminant du langage filmique (même si d'autres outils formels caractérisent son art de la mise en scène, comme les cadrages en lignes de fuite et en opposition, ou bien la gestion des mouvements de caméra, assez inédite à son époque). Théoricien et soviétique, cela va de soi, puisque nous sommes dans les premières années de la construction de l'URSS - construction politique, économique, sociale et idéologique - et que Sergei Eisenstein est donc le grand cinéaste officiel du régime communiste, malgré les pressions politiques nombreuses qu'il dut régulièrement subir. Plus précisément, et de manière fondamentale, il est essentiel de garder à l'esprit que l'art cinématographique et l'idéologie ne peuvent être dissociés, ne serait-ce même au niveau de l'analyse a posteriori, puisqu'ils fonctionnent de concert et sont ontologiquement liés.  « La morale est affaire de travelling » comme l'affirmait ironiquement Jean-Luc Godard, ainsi toute forme de considération esthétique ou émotionnelle - dans Le Cuirassé Potemkine en particulier - a pour pendant direct une vision politique déterminée. La théorie même du montage chez Eisenstein, si elle est évidemment inspirée de l'effet Koulechov (1), est surtout étroitement liée à la dialectique marxiste déterminée par la théorie du conflit, comprise en terme d'opposition systématique (avec la "lutte des classes" au premier chef) appelée à faire naître une nouvelle société peuplée d'hommes nouveaux, une correspondance qui a été maintes fois étudiée. Cette pensée dialectique constitue un moyen d'envisager les relations humaines dans l'histoire comme un conflit permanent entre plusieurs forces contraires qui in fine aboutit à la naissance d'une nouvelle force qui dépasse largement ces dernières, et à l'établissement d'un nouvel ordre plus évolué socialement né de ce choc frontal fécond.

L'art du montage chez Eisenstein consiste ainsi à produire des chocs visuels, des heurts entre les images (par la différence entre les tailles du cadre, la dynamique à l'intérieur de celui-ci, les mouvements de la caméra et des personnages, les lignes géométriques du plan, les effets lumineux et bien sûr un montage très rapide et avec des répétitions entrecroisées) afin de créer des chocs sensitifs et émotionnels vecteurs d'un sentiment d'indignation puis de communion. Le chapitre consacré à l'escalier d'Odessa en est l'application la plus évidente et la plus impressionnante. Mais auparavant, dans les deux parties dédiées à la mutinerie, Eisenstein a mis en pratique sa gestion du mouvement permanent dans l'espace - en particulier en usant des déplacements des personnages dans le cadre et le long de lignes de fuite obliques ou dans la profondeur - pour faire monter une tension graduelle appelée à exploser. L'agitation constante à l'intérieur du cadre, rien que par les tâches communes et répétitives accomplies par les marins, créait déjà un sentiment de bouillonnement et d'urgence. Comme un symbole du pouvoir tsariste moribond, en décomposition, c'est la viande pourrie infestée de vers blancs qui sera le déclencheur de la révolte.

L'un des aspects essentiels de la mise en scène est aussi le refus de l'individualité et du protagoniste comme véhicule du récit. Les mouvements de masse agencés par Eisenstein dans ses films confèrent plutôt aux individus un rôle ténu de représentation pour former des tableaux animés d'une puissance et d'une beauté sidérantes. Les événements sont moins déclenchés par des personnages que par une forte dynamique sociale qui emporte les individus dans son sillon. Dans Le Cuirassé Potemkine, le réalisateur privilégie donc le collectif, et ce même si un personnage est clairement nommé à ce moment du récit - le matelot Vakulinchuk à qui la fonction de martyr est attribuée puisque lui seul paiera de sa vie la sédition. Le découpage est déjà marqué par un rythme alerte, même si l'on n'atteint pas encore la frénésie de l'avant-dernière séquence du film. A bord du bateau (sur les ponts comme dans ses intérieurs), la mise en scène semble parfois obéir à un principe de linéarité plus "conventionnel" pour mettre en place les relations entre les personnages et développer l'enchaînement des événements dramatiques qui conduisent les mutins à se rebeller ; si ce n'est que régulièrement l'organisation des déplacements dans des cadres géométriques, la répétition des motifs et des plans, la multiplication des angles de prise de vues ainsi que l'accélération du rythme du montage confèrent progressivement au film sa singularité. C'est comme si le cinéma de Griffith se voyait "contaminé" par une approche nouvelle puisant dans le constructivisme et le cubisme, et bien entendu par cette fameuse approche théorisée du montage conflictuel.


Suite à la joie qui emporte les marins après leur mutinerie, la dépose de la dépouille de Vakulinchuk sur le port d'Odessa provoque un mouvement de foule immense chez les habitants de la ville. L'hommage rendu à ce martyr de la cause par la population, prise comme un ensemble homogène uni dans une même trajectoire, cède place à un sentiment d'injustice et de révolte : la révolution est lancée. Le drapeau rouge hissé sur le mât du Potemkine représente un nouvel horizon plein de promesses. La foule acclame les héros et des vivres leur sont apportées par bateaux. Mais c'est une tragédie sanglante qui se prépare en arrière-plan. La longue séquence de dix minutes prenant place sur le gigantesque escalier d'Odessa en front de mer constitue l'acmé du Cuirassé Potemkine et fait partie des sommets formels du cinéma muet. Son influence dans l'histoire du 7ème art est considérable, de même que son abondante descendance (plus ou moins revendiquée ou assumée, en termes de références honorifiques ou de détournements divers). Si le scénario du Cuirassé Potemkine a pour base une mutinerie à bord d'un navire de guerre, sa séquence clé se déroule pourtant sur la terre ferme et permet à Eisenstein de déployer sa puissance créatrice et rageuse, apte à fédérer tout un peuple contre les horreurs perpétrées par le régime tsariste. Si les marins du Potemkine ont finalement réussi leur entreprise tout en n'ayant eu à déplorer qu'une seule victime (et la conclusion du film les montre même échapper à un sort funeste grâce à la solidarité soudaine de la flotte impériale qui les laisse s'échapper drapeau rouge levé), le peuple venu les acclamer avec enthousiasme et naïveté va être victime d'un massacre de masse d'une formidable ampleur.



La violence des moyens cinématographiques utilisés par Eisenstein n'a d'égale que la violence physique sanglante reconstituée avec une brutalité singulière dans le cinéma de cette époque. Le peuple qui s'était amassé pour accueillir l'équipage du Potemkine va être pris en sandwich entre l'armée qui surgit sur les hauteurs de l'escalier et descend les marches et les Cosaques qui viennent "achever le travail" tout en bas. On notera au passage une image assez édifiante filmée en longue focale - donc qui écrase l'échelle des plans - et survenant tôt dans le déroulement de la tragédie, qui montre la population sur les marches prise en tenaille entre les soldats à l'avant-plan et l'église à l'arrière-plan : le peuple vu comme double victime du Tsar et de la religion. La séquence fonctionne, aussi hypnotique et insupportable soit-elle, par une alliance contraire entre la dilatation du temps et le rythme effréné du montage. La quantité de plans montés est faramineuse pour l'époque, dépassant allègrement le nombre de coupes utilisé généralement dans le cinéma occidental. Ainsi, l'action est comme ralentie par une juxtaposition incessante de gros plans et de plans rapprochés de visages et de corps avec des plans répétés de la descente lente et méthodique des soldats qui se meuvent en cadence comme des robots, totalement déshumanisés. Eisenstein aère parfois son montage avec des plans plus longs tournés en travelling latéral, dont l'usage inédit dans ce contexte a un effet impressionnant et déstabilisant pour le spectateur, emporté lui aussi dans le mouvement de la foule.



L'alerte avait été donnée par le gros plan d'une femme qui hurle : Eisenstein inverse la causalité du montage classique puisque la réaction de la personne est montrée avant l'événement qui la provoque. C'est une façon de faire entrer le spectateur dans le processus de mise en scène, l'effroi en est décuplé. C'est à un véritable chaos auquel nous assistons. Les gens - d'origines diverses mais la présence nombreuse d'enfants est une donnée cruciale - hurlent, pleurent et tombent sous les balles, sont écrasés par leurs semblables ou par les bottes des militaires, s'enfuient dans des directions opposées. Les plans courts s'entrechoquent, Eisenstein alterne différents plans d'individus pris isolément dans la foule qui interagissent entre eux pour faire monter la peur et l'angoisse, entrecoupés par des plans répétitifs sur les soldats continuant leur basse besogne. Différents types d'opposition sont mis en exergue par le cinéaste, selon sa théorie du conflit. Eisenstein filme les militaires comme des figures graphiques faites de lignes et d'ombres projetées, alors que leurs victimes civiles gardent forme humaine et sont filmées individuellement ou par groupes. La panique qui s'empare du peuple s'oppose à la violence froide et mécanique de l'armée.


Une autre opposition met en jeu l'absence de compassion et d'humanité des soldats impériaux face à des images symbolisant l'innocence la plus pure avec ces nombreux enfants fauchés puis piétinés et les mères prises de frayeur et de douleur avant de succomber à leur tour. Deux femmes occupent une place prépondérante dans la narration : celle qui soulève son enfant mort et s'en retourne vers les soldats, qui l'assassinent imperturbablement, et la mère du bébé qui dans sa chute mortelle fait glisser son landau sur les marches. Il s'agit probablement de l'action la plus célèbre du film : la descente incroyable et inexorable du landau sur les marches de l'escalier d'Odessa, filmée selon plusieurs axes, parfois suivie en travelling, découpée par un montage vif et répétitif qui alterne entre les soldats, le bébé et son véhicule, jusqu'à l'arrivée devant un cosaque rageur qui abat son sabre sur l'enfant. Eisenstein conclue sa séquence par une autre image fameuse, celle de la femme mûre effarée, le visage en sang et les lunettes brisées.


Si le film n'est pas terminé à la suite de cette scène sidérante et implacable, puisque les marins du Potemkine, après avoir bombardé des bâtiments de la cité en représailles et tenté d'intercepter l'escadre impériale envoyée à leur rencontre, avant d'avoir la bonne surprise d'obtenir le soutien général de leur coreligionnaires et de pouvoir s'enfuir, il est quasiment impossible de sortir indemne du carnage ayant eu lieu sur l'escalier d'Odessa. Eisenstein achève logiquement Le Cuirassé Potemkine sur une note très positive puisqu'il s'agit d'enflammer le cœur du public avec une histoire à forte connotation symbolique, qui mythifie un événement fondateur de la révolution russe qui doit s'ancrer dans les esprits des citoyens. Mais ce faisant, il lègue à l'histoire du cinéma non seulement un film majeur et matriciel, mais également une séquence d'anthologie qui quatre-vingt-dix ans plus tard conserve intactes sa violence saisissante et sa puissance visuelle inouïe.


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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 8 décembre 2018