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Critique de film
Le film

Le Coup de grâce

(Der Fangschuß)

L'histoire

Deux hommes en uniforme allemand courent dans la nuit, ils rallient en fait un petit château dans lequel ils retrouveront leurs compagnons d'armes mais aussi Sophie, la soeur de l'un d'eux.

La guerre fait rage mais l'amour et son lot d'incompréhension l'accompagnent et, au plus fort du combat, Sophie rejoint par dépit les partisans rouges qu'elle a côtoyés par le passé. Le drame ira à son terme dans une séquence finale abjecte comme seules les passions exacerbées et le désespoir peuvent en engendrer.

Analyse et critique

Historique

Allemands et Français ont en commun dans leurs histoires deux guerres mondiales, mais les répercussions de ces guerres et la vision qu'en ont les sociétés sont très différentes pour les deux pays. L'entreprise qui nous intéresse ici, forcément périlleuse, est justement l'adaptation par un réalisateur allemand, d'un roman rédigé par une Française, Marguerite Yourcenar (Le Coup de grâce chez Gallimard). Sur le thème d'une histoire d'amour contrariée et ballottée au gré des événements, trois personnages aux destins inextricablement mêlés sont emportés par les conséquences de la Première Guerre mondiale en 1919. Le contexte historique et le théâtre géographique de ce récit pourraient parfaitement convenir à l'ambiance de ces amours tourmentés. La région de Courland à l'ouest de Riga est une partie des pays Baltes. La situation dans cette langue de terre est le résultat croisé de la Grande Guerre et de deux révolutions, celle d'octobre 1917 en Russie, et celle de novembre 1918 en Allemagne.

Il en résulte un immense maelström au sein duquel les Bolcheviques luttent contre des Russes blancs, des indépendantistes lettons, des Estoniens, des Lituaniens et des restes de troupes allemandes d'occupation regroupés en corps francs, commandés par quelques junkers ; le tout sous patronage et avec la bénédiction des alliés. En effet, au lendemain de la guerre, il n'en va pas sur le front Ouest comme sur le front Est. L'Allemagne est vaincue, humiliée par le traité de Versailles. Ses soldats rentrent du front avec une grande colère, le sentiment d'avoir été abandonnés par l'arrière ; l'incompréhension est grande avec la société lors du retour à la vie civile. Le coup d'état raté et les énormes difficultés économiques plongent les Allemands dans le chaos. Mais à l'est, il faut stopper l'avancée des Rouges. Les aristocrates allemands, propriétaires terriens, ne veulent pas abandonner leurs biens aussi facilement. La guerre continue car c'est à l'Est que de nombreux allemands pensent pouvoir reconstruire la grande Allemagne et stopper le chaos et la barbarie ! Certains historiens y voient le terreau du nazisme et les fondements du plan général pour l'Est (Generalplan Ost) de 1941.


Le réalisateur Volker Schlöndorff

Pour beaucoup de jeunes réalisateurs outre-Rhin et surtout ceux de la génération du Manifeste d’Oberhausen qui veut imposer de nouveaux codes, la France est un passage obligé du cursus de formation cinématographique. Volker Schlöndorff qui a fait quelques études à Paris et usé ses culottes dans les salles obscures de la cinémathèque (il s'y fait engager comme traducteur de film allemand) en compagnie notamment de Bertrand Tavernier, se retrouvera donc assistant réalisateur de grands noms prestigieux tel que Alain Resnais (L'Année dernière à Marienbad), Louis Malle (Le Feu follet) et Jean Pierre Melville (Le Doulos, Léon Morin prêtre) à qui il dédie d'ailleurs son film qualifiant le réalisateur de « Mon maître ».

Lorsque Volker Schlöndorff s'attaque à la transposition du Coup de grâce, en 1976, il a déjà plusieurs longs métrages à son compteur dont deux qui lui ont permit d'acquérir une bonne notoriété, à la fois critique et publique. Il s'agit des adaptations des Désarrois de l’élève Toerless (d’après le roman de Robert Musil), une première oeuvre qui assoit sa réputation au niveau international, et de L’Honneur perdu de Katharina Blum (d’après un roman de Heinrich Böll), un coup de tonnerre dans le paysage cinématographique allemand qui lui apporte la reconnaissance dans son pays natal.

Ce début de parcours et la collaboration avec sa nouvelle compagne Margarethe von Trotta (actrice et réalisatrice) le prédisposent à réaliser son coup de maître qui ne sera pas Le Coup de grâce mais Le Tambour, trois ans plus tard, pour lequel il obtient la Palme d'or au Festival de Cannes. En effet, la maîtrise du cinématographe atteint une certaine perfection sur Le Coup de grâce, les images en noir et blanc, les cadrages sublimes et le montage à l'avenant, le choix judicieux d'acteurs peu connus mais d'une grande expressivité, ne suffisent pas à délivrer le chef-d'oeuvre que l'on est en droit d'attendre de l'adaptation du formidable roman de Marguerite Yourcenar.

Schlöndorff a pris un parti dans son adaptation, il n'a pas pu se résoudre à présenter des militaires allemands de 1918 sans les flanquer des oripeaux des catastrophes à venir. Pour lui, Von Lhomon va forcément grossir les rangs des sections de casques d'acier ou des autres sections d'assaut du parti national-socialiste qui porteront Hitler au pouvoir. Si historiquement, sa vision est parfaitement plausible, elle n'en travestit pas moins le texte de Yourcenar qui dans la préface de son roman écrite en 1962, soit plus de vingt après la sortie initiale du livre (entre les deux dates, il y a eu la Seconde Guerre mondiale), qualifie de la façon suivante ses personnages et leurs histoires : « Avec le regret d'avoir ainsi à souligner ce qui devrait aller de soi, je crois devoir mentionner pour finir que Le Coup de grâce n'a pas pour but d'exalter ou de discréditer aucun groupe ou aucun parti. Le fait même que j'ai très délibérément donné à Eric Von Lhomond un nom et des ancêtres français, peut-être pour pouvoir lui prêter cette acre lucidité qui n'est pas spécialement une caractéristique germanique, s'oppose à l'interprétation qui consisterait à faire de ce personnage un portrait idéalisé, ou au contraire un portrait-charge, d'un certains type d'aristocrate ou d'officier allemand. C'est pour sa valeur de document humain (s'il en a), et non politique, que Le Coup de grâce a été écrit, et c'est de cette façon qu'il doit être jugé. »


Définition du « coup de grâce »

le dernier coup donné à un être vivant pour abréger ses souffrances ou pour l'achever ; le coup qui perd ou confond définitivement quelqu'un ou quelque chose. (Définition du Larousse)
Coup de grâce, dernier coup que l'exécuteur appliquait sur l'estomac du patient roué vif, et qui, hâtant sa fin, semblait une sorte de miséricorde.
Fig. Ce qui achève de ruiner, de perdre quelqu'un. Vous lui avez porté le coup de grâce. Je fus hué : ce dernier coup de grâce m'allait sans vie étendre sur la place. [Voltaire, Le pauvre diable] (Définition du Littré)

Si vous n'avez pas vu l’œuvre de Volker Schlöndorff, je vous conseille d'abandonner ici la lecture de ma chronique, car si l'histoire que nous conte ce film ne fonctionne pas sur la base d'une grande révélation, je pense néanmoins qu'il vaut mieux être surpris par le déroulement de la tragédie.

Le film reprend le mode narratif du roman, à la première personne, une voix off raconte sa propre histoire à la recherche d'une introspection et de réponses à des questions qui restent en suspens. C'est Eric Von Lhomond (Matthias Habich, formidable en officier allemand) que l'on entend et qui apparaît en compagnie de Conrad de Reval (Rüdiger Kirschstein) tenant un cheval à la bride, les deux hommes courent dans la nuit pour rejoindre le château de Kratovicé. (Au passage, c'est un superbe plan sous forme de travelling).

Arrivés au château, ils retrouvent la soeur de Conrad, Sophie de Reval (Margarethe von Trotta), et la vieille tante Praskovia (Valeska Gert). Toutes deux sont entourées de soldats et d'officiers qui ont réquisitionné le château pour en faire leur quartier d'hiver. Après de sobres retrouvailles, la vie en temps de guerre reprend, morne et glaçante, entrecoupée d'escarmouches, d'arrestations de soi-disant espions et avec en premier lieu la lutte contre le typhus. C'est le tableau dans lequel se déroule la tragique histoire d'amour que compose le trio formé par Conrad, Sophie et Eric. Durant les longues attentes qu'impose le temps de la guerre, Sophie va tenter par tous les moyens de séduire Eric Von Lhomond ; dans une partition déjà écrite, elle s'épuisera, puis se ridiculisera sans atteindre son but, aidée en cela par le comportement quelque peu obscur de Von Lhomond. En effet, lors d'une fête donnée le soir de Noël, Sophie se donne en spectacle au bras de Volkmar von Plessen (Mathieu Carrière déjà vu chez Schlöndorff dans Les Désarrois de l’élève Toerless), adversaire intime de Von Lhomond qui découvrant la scène provoque un pugilat en giflant Sophie. Peu de temps après, suivant ses opinions mais aussi surtout par bravade vis-à-vis de Lhomond, elle quitte le château et rejoint les rangs des Rouges au sein desquels elle fait le coup de feu contre les forces allemandes. Le destin se chargera une dernière fois de mettre en présence Eric et Sophie. A la suite d'un rapide interrogatoire et d'une nuit sans fin, Sophie et tous ses compagnons seront expéditivement abattus au petit matin, mais la jeune femme tient tout de même sa vengeance, insidieuse...

« Au second coup, tout fut accompli. J'ai pensé d'abord qu'en me demandant de remplir cet office, elle avait cru me donner une dernière preuve d'amour, et la plus définitive de toutes. J'ai compris depuis qu'elle n'avait voulu que se venger et me léguer des remords. Elle avait calculé juste : j'en ai quelques fois. On est toujours pris au piège avec ces femmes. »

On peut dès lors se demander qui a achevé l'autre, mais Schlöndorff n'en a cure, pour lui Von Lhomond est un nazi que rien ne peut atteindre, en tout cas pas un geste comme celui-ci. Comment dans ces conditions admettre la moindre empathie pour Von Lhomond, comprendre la raideur d'un comportement même dans les tourments de la guerre ? Marguerite Yourcenar a écrit un crime passionnel par procuration quand Volker Schlöndorff a filmé un crime de guerre. Marguerite Yourcenar a laissé s'insinuer une certaine ambiguïté en inscrivant un récit qu'elle veut conserver strictement humain dans un contexte politique chargé, et Volker Schlöndorff s'est retrouvé à nous conter les sentiments amoureux torturés d'un officier allemand aux opinions plutôt autoritaires.

Échange de courrier entre Schlöndorff et Yourcenar

On trouve dans le recueil « Lettres à ses amis et à quelques autres » (chez Gallimard) les courriers que Marguerite Yourcenar a expédiés à Margarethe von Trotta et à Volker Schlöndorff pour assurer la préparation du film et surtout pour faire part de son sentiment à propos de l'adaptation de son roman. Si le ton reste courtois, les critiques se font assez précises quant à l'interprétation du personnage de Sophie dans la première partie de l'oeuvre, du choix de l'ancienne danseuse et actrice Valeska Gert dont elle critique vertement la composition très cabotine, ou de la scène où Volkmar après avoir rejoint Kratovicé, blessé et à cheval, demande Sophie en mariage avant de continuer vers Riga (à plus de cent kilomètres !) sans même prendre le soin de changer de monture.

Toutes ses critiques se retrouvent sans ambages dans d'autres missives adressées, celles-ci, à Joseph Breitbach et Georges De Crayencour, son roman n'a pas été trahi mais le ton et l'atmosphère ont été totalement changés ; je vous laisse apprécier la subtil différence et ne résiste pas à vous recopier la phrase qui conclue le paragraphe... Les cinéastes ne sont pas sérieux. Pour finir, on trouve aussi deux lettres précédemment échangées avec Pierre Schoendoerffer toujours en vu d'adapter Le Coup de grâce, projet qui fût donc abandonné mais dont je rêve du résultat s'agissant des thème de l'honneur et de la chose militaire.


Conclusion

Le film paraît ne pas savoir prendre son parti entre le drame amoureux et la tragédie historique, il ne nous contente ni tout à fait avec une Sophie suffisamment glamour, ni avec un récit politique ou militaire assez captivant. La faute sans doute a un mariage raté entre la carpe et le lapin : un Volker Schlöndorff à la conscience politique tourmentée dans l'Allemagne d'après-guerre en pleine crise de conscience et une Marguerite Yourcenar naïve et pleine de grâce, pas pour « le coup », mais dans l'insouciance Française de 1939, avant les événements qui feront que plus aucun livre, ni aucun film, ne pourront être lus avec la même candeur. Le Coup de grâce n'en reste pas un moins un bel objet filmique, apportant son lot de sublimes images et d'émotions intenses.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Homerwell - le 27 septembre 2010