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Critique de film
Le film

Le Corrupteur

(The Nightcomers)

L'histoire

Le Tour d'écrou de Henry James contait la lutte dans un manoir anglais à la fin du 19ème siècle, entre une gouvernante et des fantômes voulant corrompre les enfants – Flora et Miles - dont elle a la charge. Le Corrupteur imagine les évènements survenus avant : les jeunes Flora et Miles sont confiés à une gouvernante, Miss Jessel, après la mort de leurs parents. Mais Peter Quint (Brando), le domestique irlandais sexy, franc de la maisonnée, est celui qui tient en fait l'éducation des enfants, au désespoir de la servante, madame Grose. C'est le début d'un récit cruel où les deux futurs spectres, Quint et Jessel, rivalisent de perversité avec leurs élèves.

Analyse et critique

Michael Winner vs Henry James : c'est l'association contre-nature (du type remix David Guetta vs John Cage) que propose Le Corrupteur. Le réalisateur roublard, rentre-dedans de Un Justicier dans la Ville et le subtil écrivain du non-dit, de l'ambiguïté des êtres. Revendiqué par Winner comme un film consciemment d'art et d'essai, Le Corrupteur se veut un prélude au chef d'œuvre littéraire vicieux de James, Le Tour d'écrou (déjà brillamment adapté au cinéma par Jack Clayton sous le titre Les Innocents). Entreprise inutile pour les puristes du roman – une histoire retorse, très subjective, de fantômes -, mais portant bien la patte cynique et brouillonne de Winner, avec Marlon Brando en guise d'effet spécial à lui tout seul.

"Marlon [Brando] voulait rencontrer de vrais Irlandais pour le rôle. […] Nous nous rendîmes dans un bar [fréquenté par des Irlandais]. […] Marlon regarda à travers la salle et me demanda : "c'est bien cela un Irlandais?" "Non", répondis-je. "C'est un Pakistanais." (Michael Winner, Winner takes all)

Le cœur du roman de James était la nature incertaine du récit de la narratrice. Elle voit des fantômes, mais sont-ils réels? Sa vertu maladive ne la rend-elle pas encore plus dangereuse, prédatrice que ces spectres? Critiques et commentateurs continuent d'ailleurs d'être divisés par les délicieux pièges de James. Le Corrupteur tendrait pour une interprétation littérale de l'ouvrage, ôtant ses mystères et ses corsets. Winner expose ce que le livre suggérait - et plus – selon sa technique habituelle : plans expédiés, zooms à tout va, image terne / réaliste et volonté de choquer. Au menu donc : sadomasochisme, voyeurisme, barbarie et inceste. Le film d'auteur selon Winner est un post-scriptum au cinéma d'horreur gothique, alors agonisant en Grande-Bretagne avec le déclin de la Hammer, du Ken Russell dilué mais avec quelques vrais bouts de malaise – en particulier, les scènes de jeu avec les enfants. Le tout dans des décors antipathiques et soutenu par l'élégante partition, faussement malicieuse, de Jerry Fielding. Winner rapporte une anecdote sur le tournage qui résume son approche personnelle du film :

"Marlon me demanda : "si Bergman était ici, que dirait-il des notations sociologiques des personnages et de leurs réponses à l'èthos sous-jacent de cette scène?" Je me mis à regarder une chaise vide. Puis la porte. Je répondis : "Bergman vient de partir. Il vient de se lever et de filer. Et je ne suis pas du tout surpris." ( Michael Winner, Winner takes all)

Brando, alors sur le retour (Francis Coppola était présent sur le tournage pour le convaincre de jouer dans Le Parrain), se fait plaisir et fait son show d'ogre ayant consciencieusement travaillé l'accent irlandais. Il rejoue sa partition familière de rebelle très sexué et sans cause, correspondant ironiquement à la description de Quint par James dans Le Tour d'écrou : "il me fait un peu penser à un acteur".

Fichu à la va-vite, Le Corrupteur ménage son intérêt par le script (encore plus explicite sur le papier que dans son adaptation finale) de Michael Hastings. Scénario qui donne au matériau jamesien un caractère en fait beaucoup plus victorien qu'à l'origine (James était un europhile américain, même si pour certains historiens, le terme victorien – englobant le règne de la Reine Victoria en Grande-Bretagne – pourrait s'appliquer à tout le 19ème siècle post-napoléonien) et dresse des parallèles entre cette période et les années 70. Evoquant les grandes angoisses de la très répressive société – justement - victorienne, l'historien Roland Marx cite la peur de la sexualité, de la mort, de l'effondrement des codes sociaux et moraux, incarnés par Peter Quint et Miss Jessel. Le casting de Brando, son image de marginal hors de et sur l'écran, n'en font que plus sens : figure du mal absolu chez James, Quint est ici celui qui brise les conventions, renverse les valeurs. "Les morts ne vont nulle part", dit-il à une époque où les victoriens prêtaient une attention maniaque aux obsèques. Affirmant qu'aimer fait mal, s'habillant avec le frac de son maître, Quint est un défi aux règles, un asocial typique des personnages de Winner. Le Corrupteur évoque cette hypocrisie, cette pression sociale dans une scène signifiante ou la servante rappelle à Miss Jessel qu'elle a des "obligations". Et Miss Jessel de s'évanouir ensuite.

Car l'hypocrisie bien victorienne est là, dans le personnage de l'oncle qui ne veut pas être vraiment responsable de Miles et Flora, mais entretient un semblant de famille pour des enfants privés de repères. Avec Quint et Jessel comme parents pas tout à fait recommandables pour l'époque. Cette famille dysfonctionnelle est un problème tout à fait victorien ("L'homme au champ, et la femme au foyer, […] tout le reste est confusion", écrivait le poète Tennyson) mais aussi contemporain des années 70. C'est la décennie des films d'horreur où la famille est mise en péril (avec comme porte-étendard L'Exorciste), et souvent par des enfants (1). Dans ce flottement du patriarcat, Winner renvoie cyniquement tout ce monde dos-à-dos (comme pour ses films de relations filiales contrariées, d'élèves dépassant leur maître, que sont Le Flingueur et Scorpio) : Quint "l'esprit libre", père sans vouloir l'être, ne comprend pas que les enfants prennent ses mots un peu trop au pied de la lettre et désespèrent de recomposer une famille. Et qu'il a planté les racines du mal.

Platement illustré, le récit du Tour d'écrou débute finalement dans les dix dernières minutes du Corrupteur. Répressif (éduquons les enfants!) et démonstratif (dressons les gouvernantes!) comme souvent chez lui, le film de Winner plaira raisonnablement aux amateurs de frissons grisâtres et de films tordus, mais dans le bon sens. Et aux amateurs désirant voir Brando dans de curieuses scènes de sexe (sans beurre, mais qui attachent), bien avant Le Dernier Tango à Paris.

(1) Dans la réalité des années 70, ce sont les féministes et sociologues qui remettront en cause la famille nucléaire.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Leo Soesanto - le 15 novembre 2006