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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Ciel peut attendre

(Heaven Can Wait)

L'histoire

Après son décès, Henry Van Cleve (Don Ameche) se rend, philosophe, aux portes de l’enfer pour encourir la peine qui l’attend pour une vie dissolue. Mais on n’entre pas si facilement dans le lieu des tourments éternels. Il lui faut d’abord faire le récit de cette existence répréhensible.

Analyse et critique

L’anecdote est célèbre. Aux funérailles du cinéaste, Billy Wilder soupire : « Plus de Lubitsch... » A quoi William Wyler, plus lubitschien visiblement, rétorque : « Surtout, plus de films de Lubitsch... » Le Ciel peut attendre n’est pas le dernier film d'Ernst Lubitsch. Ce ne serait pas non plus le seul de sa fin de carrière à pouvoir se lire comme une confession : The Shop Around the Corner recréait l’atmosphère boutiquière de son passé pauvre, tandis que La Folle ingénue peut s’interpréter comme un portrait de l’artiste en immigré jouisseur. Le point de vue post mortem du film, narré d’entre les morts, lui confère toutefois un statut particulier, une ambition testamentaire redoublée par un principe d’auto-citation (La Veuve joyeuse est convoqué dans le texte). Henry Van Cleve (Don Ameche) rencontre au purgatoire celui qui se fait appeler Son Excellence (Laird Cregar), cela pour discuter de son admission en enfer. Le brave homme ne se fait guère d’illusions sur les peines qui devraient l’attendre pour une existence de coureur de jupons. Dans une amoralité prévisible venant de l’auteur, il sera lui-même surpris par le verdict, peu regardant avec ses frasques au nom de l’amour que lui a porté Matha (Gene Tierney), sa compagne d’une vie, qu’il aura finalement plus ou moins su récompenser de sa propre loyauté.


Le Ciel peut attendre s’amorce tel une fantaisie, qui systématiquement récompenserait le désir du protagoniste. Henry Van Cleve, dès sa naissance, est l’objet des complaisances de la gent féminine entourant son berceau. Fils de bonne famille, il comprend dès le jardin d’enfants quels avantages conserver  pour son succès : « If you want to win a girl, you have to have lots of beetles. » Van Cleve est le cauchemar personnifié de l’amour courtois (qui, en exigeant du partenaire masculin d’autres qualités que celle du statut simplement hérité de naissance, permet une abolition relative de la distance sociale). Il est l’antithèse, en regard du cinéma de l’époque, de ces figures de journaliste précaire conquérant l’estime d’une mondaine. Loin de s’illustrer par une noblesse de cœur ou d’esprit, Henry est un être chanceux, qui entend intensément savourer sa bonne veine. Quand, après qu’il ait "volé" sa fiancée à son cousin (Allyn Joslyn), une ellipse nous projette dix ans plus tard, son géniteur (Louis Calhern) est décédé - ce qui d’ailleurs semble ne bouleverser personne. Le substitut à cette autorité, son grand-père (Charles Coburn), cautionne son caractère par lequel il semble vivre par procuration les aventures qu’il ne s’est lui-même pas autorisées. La loi du père est comme abolie, laissant le charmeur gâté tout à l’obtention facile de ce qu’il souhaite. Le dilemme auquel il se trouve alors confronté est celui de l’œuvre de Lubitsch : n’aimer qu’une personne (son épouse) quand on n’est visiblement pas fait pour la monogamie.


Produit (et bénéficiaire de ses règles) d’une aristocratie d’un autre temps, Henry est condamné à disparaître avec elle. C’est ici que, de la comédie cavalière, le film verse dans l’intense mélancolie qui, la virtuosité du cinéaste mise à en donner à ressentir la charge, en fait le chef-d’œuvre qu’il est. Les années passent, le héros vieillit, son charme fane, ses manières versent dans la désuétude, son entregent finit par apparaître comme de l’obstination gâteuse. Le temps est une entreprise de démolition, prévenait Fitzgerald. Henry en fera l’expérience durement : en perdant le seul être qui lui semble réellement cher (en ce qui concerne son fils, il ne le reconnaît même pas sur une photographie !). La dernière danse entre Martha, consciente de sa fin qui approche, et Henry, pour leurs noces d’argent, compte parmi les sommets d’une œuvre plus émouvante qu’on ne le considère souvent. Pour le reste, mieux identifié, du génie lubitschien, tout y est une fois de plus. La manière de ne raconter l’histoire qu’en filmant l’à-côté de la pièce où elle se déroule (logique, pour un film qui narre un récit qu’il ne pourrait filmer dans ses détails). Ce que Truffaut identifiait comme le sens du flash-back invisible de Lubitsch (il se souviendra de cette manière rétrospective pour L’Homme qui aimait les femmes). Une bien méchante manière de croquer ceux qui s’opposent au plaisir sans entraves (encore que même les Strabel du Kansas et le cousin Albert aient droit à leur moment d’émotion, respectivement aux retrouvailles de leur fille et quand l’amoureux réalise qu’elle lui échappera une fois de plus). Son Technicolor aux teintes chaudes, douces, en fait un contre-champ couleur d’un grand film contemporain de sa réalisation, autre rêverie étalée à travers les années, sur un monde de carrioles et de spectaculaires étoffes appelé à disparaître avec le XXème Siècle : La Splendeur des Amberson.


Histoire d’un couple, ce n’est pas uniquement celle d’un époux, mais d’une épouse. Gene Tierney incarne pour la postérité ce personnage, possiblement ingrat, dont elle fait une personnalité vive et affectueuse, alliage de perspicacité et d’indulgence, correspondant aux exigences de l’univers de Lubitsch (elle a l’élégance de mentir à sa mère). Difficile en songeant au film de ne pas penser en premier lieu à son regard triste sous un chapeau bleu (couleur qu’elle y préfère à de nombreuses reprises), image de la véritable héroïne de ce conte d’une époque déjà révolue à l’heure de sa réalisation. Peu après, plus de Lubitsch, plus de films de Lubitsch. Le ciel pouvait attendre.

Dans les salles

DISTRIBUTEUR : SPLENDOR FILMS

DATE DE SORTIE : 31 JANVIER 2018

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Par Jean-Gavril Sluka - le 5 octobre 2016