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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Brasier ardent

L'histoire

A Paris, dans sa chambre à coucher, une femme s’agite dans son lit sous l’effet d’un cauchemar effrayant. Un homme enchaîné sur un bûcher la tire vers lui par ses longs cheveux. Elle se débat et s’échappe. Elle croise à nouveau le même homme sous divers costumes : évêque, mendiant ou noceur. Elle se réveille finalement et découvre sur la couverture d’un roman policier qu’elle lisait avant de s’endormir le visage du même homme, le détective Z. Pendant ce temps, son époux s’inquiète de sa fidélité...

Analyse et critique

Qui se souvient d’Ivan Mosjoukine de nos jours ? Pourtant, quand on feuillette les revues françaises de cinéma des années 1920, son visage est omniprésent. Et pour peu qu’on ait eu la chance d’assister à une projection de l’un de ses films, il est inoubliable. Ayant eu la chance de rencontrer l’année dernière une cinéphile de 98 ans, actrice de surcroît, je lui posai la question : « Est-ce que vous vous souvenez d’Ivan Mosjoukine ? » Immédiatement, son visage s’illumina et elle me répondit avec un grand sourire : « Oh, oui, bien sûr ! Il avait des yeux magnifiques. Je me souviens de son Casanova. » Cette jeune cinéphile, c’était Gisèle Casadesus qui a fréquenté les salles obscures dès le début de son adolescence. Mosjoukine avait donc bien ce pouvoir hypnotique que je soupçonnais.

Ivan Mosjoukine (1889-1939) a d’abord été un acteur de théâtre classique jouant Tchekhov, Ibsen, Gogol et George Bernard Shaw. Mais dès 1911, il s’intéresse au cinématographe naissant dans sa Russie natale. La période pre-révolutionnaire russe lui offre déjà des rôles comiques ou tragiques avec de grands réalisateurs tels que Evgueni Bauer, Yakov Protazanov ou Ladislas Starewitch. Contrairement à d’autres acteurs venus du théâtre qui ne font du cinéma que pour arrondir leurs fins de mois, Mosjoukine aime ce nouvel art pour ce qu’il est. Suite à la révolution russe, il suit le producteur Joseph Ermolieff à Yalta où ils poursuivent la production cinématographique. Cependant, en 1920, ils sont forcés à l’exil et partent pour la France. L’arrivée de ces techniciens, réalisateurs et acteurs venus d’une autre culture va apporter énormément à un cinéma français qui s’est un peu essoufflé dans cet après-guerre où l’argent se fait rare pour la production cinématographique. Bien que l’avant-garde française soit riche de talents tels que ceux de Gance et L’Herbier, le cinéma plus commercial est nettement moins imaginatif. Les Russes installés à Montreuil, dans l’ancien studio de Georges Méliès, vont apporter leur vision profondément imprégnée par leur littérature et de leur passion exubérante de la vie et de la mort. Le studio est d’abord dirigé par Joseph Ermolieff qui va le revendre en 1922 à Alexandre Kamenka. C’est alors que la société sera renommée Films Albatros.

Ivan Mosjoukine a réalisé très vite qu’il lui fallait modifier son jeu en arrivant en France. C’est un cinéphile passionné qui fréquente les salles obscures pour trouver de l’inspiration : « Quand je suis arrivé en France en 1920, je me croyais grand acteur de cinéma. Le lendemain de l’arrivée à Marseille, je suis allé voir un film français, c’était Le Carnaval des vérités [1920, M. L’Herbier]... et j’ai compris que toutes mes connaissances et mes théories [ne] valaient rien. En Russie, le cinéma est enchaîné derrière le théâtre, ici il est libre. J’ai refait mon apprentissage. » (1) Mosjoukine est non seulement passionné par le jeu des acteurs, mais aussi par la réalisation. D’ailleurs dès 1921, il met en scène L’Enfant du carnaval (1921), une délicieuse tragi-comédie dont il écrit également le scénario. En 1922, il récidive avec Le Brasier ardent, dont il est l’auteur-réalisateur-interprète.

Mosjoukine développe une intrigue qui, sur le papier, semble particulièrement tarabiscotée. En fait, il laisse libre cours à son imagination et cherche à stimuler l’intérêt du spectateur. Comme il le dit lui-même : « Le cinéma ne peut pas se contenter d’un récit dramatique pur et simple, même s’il est admirablement développé. L’impression du public quel qu’il soit, médiocre ou supérieur, illettré ou intellectuel, demande à être renouvelée le plus souvent possible. Notre conscience a besoin de changements, surtout lorsque ce sont nos sensations visuelles qui l’alimentent. C’est pourquoi j’ai voulu envelopper le récit de mon film d’une atmosphère de fantaisie, d’un cadre d’action extrêmement mouvant. » (2) Le résultat est un film qui reprend les poncifs du mélodrame et du film d’action pour en faire une œuvre inclassable qui tour à tour amuse, séduit ou émeut le spectateur. Mosjoukine utilise son talent protéiforme qui lui permet de jouer des rôles aussi divers qu’un mendiant, un évêque, un noceur ou le mystérieux détective Z.

Mosjoukine reprend, pour les subvertir, les clichés du cinéma de l’époque : la jeune femme (mal) mariée à un vieil homme riche et qui songe à le tromper, les poursuites en voiture des serials à la Feuillade et les scènes oniriques des films expressionnistes. Ce mélange pourrait produire un film de bric et de broc qui brinquebale tant bien que mal entre ces différentes influences. En fait le résultat est envoûtant, porté par le charisme de son interprète principal. Visuellement, le film est également impressionnant. Mosjoukine a intégré les dernières nouveautés du cinéma d’avant-garde avec ses décors fantasmagoriques et le montage rapide lancé par Abel Gance dans La Roue (1922). Dans une séquence éblouissante, il s’assied au piano dans un bouge et il lance une compétition de danse dont le rythme s'accélère jusqu’à une frénésie inimaginable.

Son idée de mêler le tragique, le mélodrame et la comédie a dérouté le public de l’époque qui n’était pas habitué à être secoué de la sorte. Cependant, le film fonctionne magnifiquement sur le public contemporain. Et Mosjoukine avait bien raison lorsqu’il disait : « Le drame doit être au fond et constituer la trame de la composition. Mais si la réalisation tragique abuse de la sensibilité du spectateur, celui-ci ne prendra plus le même intérêt à l’action, et surtout son acuité de perception s’émoussera. Au contraire, l’inattendu et le varié sont des éléments puissants d’intérêt et de constant éveil de l’esprit, conditions favorables entre toutes à la compréhension du drame lui-même, à l’impression profonde produite par celui-ci. » (3) Suite à l’échec du film, Mosjoukine ne fera plus jamais de mise en scène. On ne peut que le regretter mais il eut, sans le savoir, une influence sur un futur grand du cinéma. Le jeune Jean Renoir assista à une projection houleuse du film au cinéma Colisée en 1923 : « La salle hurlait et sifflait, choquée par ce spectacle si différent de sa pâture habituelle. J’étais ravi. […] Je décidai d’abandonner mon métier qui était la céramique et d’essayer de faire du cinéma. » (4)

(1) Marcel L’Herbier, La Tête qui tourne (Belfond, 1979) p. 116.
(2) Interview d’I. Mosjoukine, Cinéa N°94, 15 juin 1923, p. 10-11.
(3) Interview d’I. Mosjoukine, ibid.
(4) Jean Renoir, Mes années d’apprentissage, extraits d’Ecrits (1926-71)

© images La Cinémathèque française

En savoir plus

La fiche IMDb du film

"Le brasier ardent" dans le catalogue des collections de la Cinémathèque française

"L'aventure Albatros" sur le site de la Cinémathèque française

Par Christine Leteux - le 20 juin 2013