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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Bossu

L'histoire

Vers la fin du long règne de Louis XIV, le duc Philippe de Nevers doit épouser une nièce du roi pour satisfaire aux vœux de Sa Majesté ; or il se trouve que le duc est déjà marié. Il a en effet épousé en secret la belle Isabelle de Caylus, dont le père abhorre les Nevers, et le couple a même une petite fille âgée d'un an, Aurore. Nevers se confie à son cousin Philippe de Gonzague, mais il ignore que ce dernier a d'autres plans qui sont de convoiter ses biens et son épouse, ainsi que sa position au sein de la cour. Et pour ce faire, son objectif est de l'éliminer. Après lui avoir tendu un piège au château de Caylus, ou Nevers doit faire ses adieux à sa femme et emporter avec lui son enfant en exil, Gonzague l'assassine lui-même lâchement, dans son dos, avec la complicité de Peyrolles, son chef de la sécurité et âme damnée. Le chevalier Henri de Lagardère, qui était venu à l'aide de Philippe de Nevers pour la deuxième fois, ne peut empêcher sa mort malgré son talent de bretteur. Le noble chevalier promet néanmoins au duc de veiller sur la vie de son enfant. Accompagné de son fidèle serviteur Passepoil, Lagardère prend la fuite en Espagne pour protéger Aurore. Seize ans vont s'écouler. Sous la régence, le Prince de Gonzague, qui a épousé Isabelle de Caylus en lui mentant sans vergogne sur ses propres agissements et en lui promettant de retrouver sa fille, est devenu puissant et, devant le duc d'Orléans, va s'employer à prouver la mort d'Aurore de Nevers pour prendre possession de son héritage. Mais en ville est apparu un mystérieux personnage : un bossu, qui prétend que sa bosse porte bonheur à quiconque paie pour la toucher, est parvenu à amadouer Philippe de Gonzague et son entourage. La vengeance de Lagardère est en marche...

Analyse et critique

Que peut donc représenter un film comme Le Bossu pour les générations de spectateurs les plus récentes ? Pour les cinéphiles un peu plus âgés, adeptes des diffusions télés du mardi soir ou des après-midi de vacances scolaires, le film d'aventures "à la française" avec pour tête d'affiche Jean Marais était une tradition aussi solide que roborative. Et bien sûr dans les années 50 et 60, au temps de sa splendeur - si l'on peut parler ainsi - ce cinoche populaire attirait le public en masse dans les salles. Pourtant ce succès hexagonal à travers les époques ne devrait constituer en rien une surprise ; après tout, ce sous-genre si particulier du film d'aventures, soit le film de cape et d'épée, prend ses racines dans notre culture européenne et évoque le plus souvent l'Histoire de France (évidemment on ne parle pas ici du film de pirates ou encore des œuvres inspirées par les contes des Chevaliers de la Table Ronde, même si l'on pourrait aussi y faire référence à bien des égards sur un plan historique). Pour être plus précis, la règle voudrait que le genre soit circonscrit à une période courant de la naissance de Louis XIII jusqu'à la mort de Louis XIV ; mais convenons que cela limiterait énormément le nombre de productions, en Europe comme outre-Atlantique. Cela étant dit, il faut bien reconnaître que ce type de films spectaculaires - qui appartient aussi à notre patrimoine cinématographique et qu'il convient de ne pas renier - est lentement tombé en désuétude et surtout qu'il peine aujourd'hui à conserver sa fraîcheur... contrairement à son équivalent américain.

On le devine donc aisément, si le film de cape et d'épée, qu'il vienne de France, des Etats-Unis ou d'Italie, séduisait les foules et remplissaient les cinémas de quartier, il n'en reste pas moins qu'il eût du mal à franchir le poids des ans pour la plupart des filmographies nationales. Ce n'est pas sans une certaine tendresse et indulgence coupable que l'on peut revoir aujourd'hui quelques productions françaises signés André Hunebelle, Christian-Jaque, Henri Decoin, Pierre Gaspard-Huit ou même Bernard Borderie (soyons fous), mais force est de reconnaître que notre regard plus affiné se fait plus sévère et, hélas, plus juste aussi. Il n'est pas question ici de mépriser un genre et les artisans qui l'ont servi fort honorablement. D'ailleurs assez tôt au temps du muet, le film historique fut un genre privilégié des pionniers du cinéma à l'intérieur duquel étaient déjà chorégraphiés quelques combats à l'épée, dont les fameux duels. L'âge d'or du genre en France débuta en 1952 avec Fanfan la Tulipe de Christian-Jaque avec le séduisant et bondissant Gérard Philippe, qui par sa fougue et son aisance dans la dramaturgie classique donnait ses premières lettres de noblesse au film de cape et d'épée français. Mais si la distance nous pousse à nous montrer plus intransigeants de nos jours, la raison peut se deviner à la simple évocation de quelques cinéastes qu'il suffit de mettre en balance avec les réalisateurs cités plus haut : Allan Dwan, Fred Niblo, Raoul Walsh, Michael Curtiz, George Sidney, Richard Thorpe... Si le "swashbuckler" (film de cape et d'épée américain) résiste aux outrages du temps et aux nombreuses critiques, c'est qu'il a souvent été défendu par des artistes autrement plus brillants et inspirés derrière la caméra que dans nos contrées.

Selon qu'on est bienveillant ou revêche, toute approche analytique du cinéma français de cape et d'épée se heurtera à l'inévitable comparaison (forcément négative) avec les nombreux chefs-d'œuvre ou simplement grands films qui ont marqué le genre aux Etats-Unis. A part Philippe de Broca et son Cartouche (1964) et plus tard quelques œuvres signées Jean-Paul Rappeneau, on serait en mal de trouver des longs métrages capables de rivaliser un tant soit peu avec la crème des productions américaines. Ainsi, une fois ces réserves posées, il convient de prendre chaque film pour ce qu'il ambitionne d'être, soit un beau spectacle pour lequel chaque petite main a tenté de donner le meilleur d'elle-même. Et parmi les quelques films symboles du genre en France, Le Bossu occupe une place de choix. Cette deuxième adaptation du fameux roman de Paul Féval, après celle réalisée par Jean Delannoy en 1944 avec Pierre Blanchar, reste aujourd'hui la plus célèbre. Probablement parce qu'elle marque la naissance de la deuxième vie de Jean Marais au cinéma. Pour beaucoup de cinéphiles qui ne sont pas nés de la dernière pluie, des titres comme Le Capitan, Le Capitaine Fracasse, Le Miracle des loups ou Le Masque de fer évoquent de tendres souvenirs d'enfance et un certain plaisir passé devant le petit écran. Marais, l'homme de théâtre, le jeune premier torturé, le tragédien et héraut du cinéma de Jean Cocteau (qui fut longtemps son pygmalion et compagnon) entamait ici une seconde carrière faite d'action et pleine de panache alors que ses derniers films ne rencontraient plus le succès.

La mue pour Jean Marais ne se fit pas sans mal, compte tenu du fait que ses proches, dont Cocteau au premier chef, lui déconseillaient vivement de verser dans un cinéma populaire qui ne leur inspirait que condescendance et mépris. De plus, l'acteur au caractère difficile hésita à de nombreuses reprises avant de se sentir parfaitement à l'aise dans son nouveau costume. Qu'à cela ne tienne, les Américains avaient Douglas Fairbanks et Errol Flynn, la France aura désormais Jean Marais ! Présenté ainsi, on pourrait croire à de l'ironie, cela n'en est point. Jean Marais mérite tous les louanges : le comédien, en excellente forme physique et particulièrement agile, manifesta la volonté - et le courage - de ne jamais se faire doubler pour ses différentes cascades. Avant Jean-Paul Belmondo, il fut le premier à prendre des risques - parfois inconsidérés - pour honorer ses engagements, alors qu'il avait déjà 46 ans lors du tournage du Bossu et qu'il était probablement trop âgé pour interpréter un tel personnage. La sincérité et l'entrain du comédien entrent pour une très large part dans la réussite relative des films qu'il porte sur ses épaules. Bondissant sur les toits, enfourchant son cheval de plusieurs manières et galopant avec prestance, sautant de balcons en corniches, ferraillant avec fougue, cabotinant souvent le sourire au coin des lèvres, déclamant quelquefois son texte avec cérémonie, Jean Marais ne craint jamais de trop en faire ; et c'est justement pour toutes ces raisons que la naïveté inhérente à ce spectacle ressort de façon positive au lieu de faire sombrer dans le grotesque l'ensemble d'une telle entreprise.


La naïveté et l'humour dont fait preuve un film comme Le Bossu sont d'ailleurs parfaitement justifiés puisqu'ils constituent des traits caractéristiques des romans populaires français du XIXème siècle. Si le prolifique Alexandre Dumas fait figure de modèle incontournable de ce style littéraire flamboyant, Paul Féval eut aussi sa part de renommée avec entre autres Les Mystères de Londres, Le Capitaine fantôme et bien sûr son Bossu qui connut une forme feuilletonnesque avant d'être adapté au théâtre avec succès. La fidélité à l'œuvre et à l'esprit de Féval représente incontestablement l'intérêt principal du film, dont l'aspect humoristique (un peu "vieille France" tout de même) est principalement confié au personnage de Passepoil interprété avec saveur par André Bourvil, un habitué du genre, qui tenait déjà un second rôle dans Les Trois Mousquetaires (1953) et Cadet Rousselle (1954). Passepoil, le serviteur maladroit mais dévoué du chevalier de Lagardère, est le représentant de ces petites gens qu'affectionnait l'écrivain breton. Bourvil, qui n'était pas encore la star qu'il allait devenir dans les années 60, s'offre comme un partenaire idéal pour le trop sérieux Jean Marais qui, lui, donne surtout l'impression de s'amuser comme un fou en interprétant le rôle du malin bossu. L'alchimie entre les deux comédiens, qui se retrouveront pour des rôles similaires dans Le Capitan l'année suivante, se fait agréablement ressentir. La fidélité au support littéraire s'accompagne d'une autre caractéristique qui sert le film, à savoir la crédibilité liée aux décors. Peut-être le seul avantage que pouvait procurer notre situation face à la concurrence américaine, c'était la possibilité de tourner dans les décors naturels, les châteaux et les propriétés qu'évoquent les romans populaires. Pour Le Bossu, André Hunebelle et ses assistants ont décidé assez tôt d'aller filmer en extérieurs, dans des paysages naturels, malgré les limitations d'un budget relativement bas pour un film d'aventures. On pourrait alors se contenter d'affirmer que si le cinéma américain convoque l'imaginaire et prend ses aises dans la mythologie, le cinéma français de son côté se plairait à jouer la carte de la crédibilité historique et dramatique (pour les décors, les costumes, les dialogues très écrits). Mais quelle que soit l'approche, c'est essentiellement l'application et l'ambition artistique qui doivent primer. Et si Le Bossu ambitionne de faire sentir l'amour du travail bien fait dans ses différents départements créatifs, c'est malheureusement dans le premier d'entre eux que le bât blesse, à savoir la réalisation.


On ne fera pas injure à André Hunebelle en affirmant qu'il fut un cinéaste bien médiocre. Et ce ne sont pas ses Fantômas (sauvés par l'abattage incroyable de Louis de Funès) et sa série des OSS 117 (sauvés par... personne) qui pourraient relever le niveau en terme de mise en scène. Pourtant André Hunebelle, personnage élégant et mondain, homme cultivé, maître-verrier à ses débuts, fait officiellement partie de ces honnêtes artisans du cinéma français. Par le terme "artisan", on fait habituellement référence à des réalisateurs chevronnés et au savoir-faire certain, dont l'ambition première était de servir leur art au meilleur de leurs capacités et avec l'idée de fournir un grand spectacle aux spectateurs. Si aux dires de ses collaborateurs, Hunebelle avait le sens du public, on se permettra d'écrire qu'il n'avait pas celui de la réalisation. Certes, on ressent régulièrement de l'application dans ses choix de mise en place pour ses séquences et un goût revendiqué pour la "belle image" mais le résultat en général s'avère très décevant et le plus souvent quelconque. Le ridicule est même parfois atteint grâce à de fausses bonnes idées qui desservent l'action bien plus qu'elles ne veulent la servir ; ce sont par exemple l'utilisation d'images accélérées au sein du plan durant un combat à l'épée, ou la coupe (au montage) de quelques photogrammes pendant un plan qui rend l'action saccadée (comme dans la scène d'assassinat du Duc de Nevers, où par ailleurs le coup d'épée mortel passe sous l'aisselle du comédien sans que cela ne gêne personne). Ces choix curieux, qui visaient sans doute à apporter du dynamisme, ne font que renforcer l'aspect kitsch et désuet du Bossu et le rendent même très daté. Quant à la "belle image", force est de constater que Hunebelle ne connaissait pas les contrastes, les nuances, les reliefs. Adepte de l'uniformisation de l'éclairage, l'homme n'était pas intéressé par la technique et désirait que tout se voit à l'écran. Ce qui nous vaut des nuits américaines plutôt laides, et globalement une photographie bien trop plate même si le travail dans l'agencement des couleurs est à saluer. D'où cette impression générale de mollesse, de lourdeur, de fadeur. Et jamais le montage, totalement incapable d'impulser un rythme, ne vient sauver un découpage sans aucune imagination. L'élégance, la noblesse, le panache, l'enthousiasme propres à l'histoire et aux personnages ne se retrouvent quasiment jamais dans la mise en scène. Si André Hunebelle n'était pas apte à faire preuve de virtuosité, ce qui n'est en soi pas si problématique quand un réalisateur dispose d'autres qualités ou qu'il se voit bien entouré, il manquait surtout d'un œil affirmé ; sa façon dilettante de diriger un plateau et sa propension à s'en remettre régulièrement à ses collaborateurs pour ses choix artistiques confirment l'absence d'autorité et d'implication dans la mise en scène.

Il est souvent tentant de faire confiance à ses souvenirs d'enfance en imaginant que peuvent se perpétuer à travers le temps la grâce et la magie qui nous régalaient d'émotion et de joie il y a quelques années. Hélas, comme toute construction mentale, les souvenirs travestissent parfois la dure réalité et la confrontation avec l'objet de fantasmes anciens peut s'avérer bien frustrante. Car de grâce et de magie, Le Bossu n'en a point. Mais ce film signé André Hunebelle possède heureusement d'autres atouts susceptibles de plaire à qui veut bien se montrer indulgent envers sa mise en scène poussiéreuse et sans aucune inventivité. Le charme et le soupçon de fantaisie, s'ils existent encore, il faudra aller les trouver chez les comédiens (pas uniquement le couple vedette, mais aussi François Chaumette et Jean Le Poulain), dans l'abattage de Jean Marais jouant un double rôle (l'acteur adorait se grimer), dans le contexte historique joliment restitué et dans les dialogues quand ils sont déclamés par des amoureux de la langue de Molière. « Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi ! » On se fera un plaisir de venir à Lagardère à condition d'évacuer toute notion de grand cinéma ; dans le cas contraire, on ira plutôt faire un tour chez Philippe de Broca qui sut, lui, emballer avec ferveur et élégance son adaptation du Bossu en 1997 grâce à son immense talent.

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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 18 juin 2012