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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Vie comme ça

L'histoire

Quittant prématurément la voie scolaire rendue impossible par une salle de classe non propice à l’étude, Agnès Tessier (Lisa Hérédia) emménage en compagnie de son amie Florence (Marie Rivière) dans un HLM de Bagnolet. « Ici, pas de danse, pas de cinéma, pas de rue avec magasins, juste des supermarchés... Les jeunes s'ennuient, ils boivent, ils se tapent dessus. » Au bureau, ce n’est pas beaucoup mieux... et bientôt pire, quand elle se met ses supérieurs à dos en acceptant un poste de déléguée du personnel qui refuse de se soumettre.

Analyse et critique

Dans l’univers souvent consanguin de la réalisation française, Jean-Claude Brisseau, fils d’une femme de ménage et enseignant de banlieue passé à la réalisation en autodidacte, fait figure de complet outsider. Il n’est guère surprenant dès lors qu’il soit dans la fiction d’auteur l’un de ceux à tenir le discours le plus franc sur la lutte des classes. Après avoir réalisé en trois années, et sur son temps libre, un moyen métrage remarqué (La Croisée des chemins), son premier long, un téléfilm pour l’INA, est un signal d’alarme proche de l’agit-prop, aux méthodes brechtiennes, commençant précisément par une salle de classe si mouvementée que les bonnes élèves du premier rang finissent par la fuir sans titre scolaire, puis la confrontation entre une jeune adulte et sa mère lavant les sols de ce qu’on devine être une salle de cinéma et qui, après « tant de sacrifices », voit sa fille partir en compagnie d’une amie de souche plus bourgeoise, en HLM, pour un sort effrayant de dureté ordinaire, dans ce qu’on n’appelait pas encore l’enfer de Bagnolet.

Devenus un marronnier depuis, les problèmes de banlieue sont en 1978 un tabou de l’agenda politique et du discours médiatique, cela autant à gauche qu’à droite. Sec comme un coup de trique, La Vie comme ça accumule les scènes d’horreur quotidienne, des défenestrations ne suscitant qu’indifférence des badauds (« Tiens, si ça continue, il va falloir prendre un parapluie ! ») à pétages de câble sur la place principale où le dément finit par se faire abattre comme un chien, jusqu’aux viols dans les sous-sols d’immeubles et les agressions en cages d’escaliers. Eloigné des distractions du centre, reléguant les locataires au désœuvrement et l’abandon à leur détresse, le quartier devient comme une prison à ciel ouvert, la vie de ses habitants un cauchemar éveillé où l’abrutissement et la méchanceté de groupe aboutissent aux bastons absurdes, une désespérance collective aux suicides endémiques. Indifférence auto-protectrice au malheur d’autrui, angoisse de la solitude exprimée par ce concierge changeant tous les jours un feuillet sur la porte extérieure de son appartement, par crainte de n’être retrouvé que des semaines après son décès comme cela arrive à certains aînés de son immeuble. Et l’ennui, souverain quand il ne devient pas mortel.

Si Brisseau s’en était tenu à ce constat alarmiste, cela aurait déjà été beaucoup pour la période. Son coup de force est de joindre celui-ci par le personnage d’Agnès l’habitante (Lisa Hérédia, complice et compagne) à un tableau du monde du travail pour petites employées où se suivent les abus majeurs visibles dans l’exploitation salariale : harcèlement sexuel ou moral, bullshit job, placard doré, surveillance et pointage. En acceptant de reprendre un poste syndical et refusant comme son prédécesseur de se faire acheter, Agnès se met le patronat de sa PME à dos. Son chef, décidé à ce qu’elle parte de son gré sans qu’il ait à lui verser des indemnités de licenciement, use de toutes les cordes possibles pour la faire craquer. La poussant à bout de nerfs alors qu’elle se radicalise (on la voit lire La Puissance et la Gloire dans le réduit où elle passe ses journées à accomplir un travail inutile interrompu par des coups de fils insultants), il finit par réussir son coup en allant jusqu’à la calomnie anonyme dans son HLM, liguant les voisins contre elle et usant de diffamations pour faire de sa colocataire une ennemie. En liant ces deux fils dénonciateurs ("banlieue", "monde du travail") par ce procédé aberrant, Brisseau révèle l’exploitation comme un tout, où les questions immobilières et salariales s’interpénètrent, les enjeux socio-professionnels influent de la manière la plus crue sur les personnels. Autour d’Agnès au bureau, chaque employé(e) (du Narcisse aliéné à l’illettrée, du garde-chiourme à celle satisfaite d’empiler des tas de feuilles avant de les jeter à la poubelle, juste histoire de faire passer le temps de la journée de travail) illustre un "cas" typique résultant de l’oppression. A l’image du pauvre fou, plus malheureux que dangereux, qui insulte à la rame de métro, chacun est jusque dans son mal-être intime le produit d’une entreprise de déshumanisation au service de la classe dirigeante. Le personnel est politique, nous dit Brisseau.

Ce début fracassant s’est fait sous le parrainage de deux maîtres prestigieux : Maurice Pialat et Eric Rohmer. Le second est vivement impressionné par le précédent coup d’essai de Brisseau, montré à un festival du court métrage, et décide de soutenir sa carrière. Du premier, il reprend le rugueux naturaliste, le montage heurté, le commentaire off (ici par des personnages de l’intrigue), la complainte de clapiers à lapins de L’Amour existe. Mais l’accumulation excessive pousse cette compilation de faits divers vers un ailleurs, inquiet et tourmenté, un souci de la forme qui s’épanouira dans le maniérisme à venir, où dans l’allégorie le symbolisme prend le pas sur le réalisme pour donner l’image d’une société malade. Au Grand Momo, il emprunte des rohmériennes - Marie Rivière, Pascale Ogier (déjà présentes dans Perceval le Gallois) - lui en présente de nouvelles : Rosette, Lisa Hérédia (qui deviendra sa monteuse et une occasionnelle comédienne). En matière d’architecture, les penchants communisants de Brisseau résonnent paradoxalement avec l’inclination anti-moderne de Rohmer, témoin sceptique des villes nouvelles. Sa compagnie des Films du Losange restera fidèle à Brisseau de nombreuses années. Une altercation entre colocataires autour d’une bouteille de champagne révélant un conflit éthique (et souterrainement de classe) dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle vient directement rappeler un incident de La Vie comme ça.

Il y a déjà une scène de paysage (savamment cadrée) au cœur du film, mais révélant le luxe matériel nécessaire à l’attitude contemplative, sa beauté, professée par un médecin, échappe comme source de plaisir à une Agnès prise dans une lutte pour se maintenir la tête hors de l’eau (et dont cet épisode deviendra lui-même, littéralement, un cliché). Pas d’échappée imaginaire envisageable à ce point nu de l’oppression des employés par les employeurs, des femmes par les hommes, des locataires par les propriétaires, des pauvres par les riches. Que des fuites, dérisoires et condamnées à l’échec, où la culture de masse n’occupe pas un rôle mineur, loin de là. Brisseau assume le discours (1), coupant par exemple l’illusion fictive par des interventions-caméras des personnages eux-mêmes, sous forme d’interviews factices (qui seraient aussi drôles que celles de The Office ou Parks and Recreation si l’énormité des faits rapportés, des propos tenus, n’étaient pas aux confins d’une glaçante documentation). En 95 minutes d’un film dont la violence est encore renforcée par sa platitude et sa prévisibilité, à peine tempérée par l’humour noir, le cinéaste détaille la mécanique d’une structure de domination quasi totale pour les plus démunis. On sort de ce film à la limite du supportable, sonné, accablé. D’une vue générale sur cette exploitation impitoyable d’une main-d’œuvre mal logée, maintenue loin du centre-ville où l’élite tient ses appartements et cabinets, Brisseau se fait le témoin de quelque-chose comme une panique civilisationnelle. Un modèle de cinéma didactique.


(1) Pourtant érotomane lui aussi, son geste serait à l’opposé systématique de l’approche esthète, rétro-futuriste, des lieux de Bagnolet par Virgil Vernier dans son récent, et séduisant, Mercuriales. Les deux formeraient un excellent double-programme.

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La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 15 janvier 2015