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Critique de film
Le film

La Vengeance aux deux visages

(One-Eyed Jacks)

L'histoire

Mexique, 1880. Après avoir dévalisé une banque, Dad Longworth (Karl Malden), Kid Rio (Marlon Brando) et Doc s'accordent un peu de bon temps. Mais à leur poursuite, les Rurales (la milice) pénètrent dans la taverne où ils se trouvent et abattent Doc ; Longworth et Rio parviennent à s'échapper de justesse. Au terme d'une longue chevauchée, la monture de Rio est mortellement blessée. Ils doivent faire halte, encerclés par leurs poursuivants. Désigné par un tirage au sort truqué, Longworth part à la recherche de deux nouvelles montures, seule solution pour pouvoir s’extirper de cette mauvaise passe. Mais, après quelques minutes d’hésitation, il décide de garder le butin pour lui seul, de ne prendre qu’un seul cheval frais, abandonnant ainsi son ami à son triste sort. Cerné puis maîtrisé, Rio comprend avoir été trahi.

Cinq ans plus tard, il s'évade du bagne de Sonara avec son codétenu Modesto (Larry Duran) et se met inlassablement en quête de son ancien complice bien décidé à lui faire payer les cinq années infernales passées en prison. En chemin, il fait la rencontre des hors-la-loi Bob Amory (Ben Johnson) et Harvey Johnson (Sam Gilman) qui lui proposent de se joindre à eux pour attaquer la banque de Monterey. Pour le convaincre, Bob lui révèle que Longworth est devenu le shérif de la ville. A peine arrivé, Rio se rend chez celui-ci et fait semblant de se réconcilier. Il fait également la connaissance de l'épouse de Dad, Maria (Katy Jurado), ainsi que de Louisa (Pina Pellicer), sa fille âgée de 20 ans qui n’est pas insensible à son charme ; elle l’invite même à rester et participer à la fête annuelle organisée à Monterey. Après avoir abusé d’elle dans l’espoir de faire du mal à son ennemi, il le regrette amèrement ; en effet, il est tombé amoureux de sa "proie". A partir de ce moment, il va commencer à avoir mauvaise conscience, se poser des questions sur l’utilité de sa vengeance ; plus rien ne va se passer comme il l’aurait souhaité et les ennuis vont s’enchainer…

Analyse et critique

Les westerns mis en scène par leurs principaux comédiens auront presque tous été passionnants à des degré divers. Burt Lancaster débuta avec le sympathique L’Homme du Kentucky (The Kentuckian) au moins original par son ton, son histoire et les paysages au sein desquels il se déroule ; John Wayne lui emboîta le pas avec pour résultat le splendide Alamo ; puis ce fut au tour de Marlon Brando de nous livrer son intrigant opus, le très bon One-Eyed Jacks (voilà, vous savez déjà à quoi vous en tenir)  avant que Kirk Douglas réussisse un des tous meilleurs westerns des années 70 avec le trop méconnu La Brigade du Texas (Posse) et alors même que Clint Eastwood en aura réalisé plusieurs durant cette décennie et les suivantes, de L’Homme des hautes plaines (High Plain Drifter)  à Impitoyable (Unforgiven) en passant par Josey Wales et Pale Rider, quatre films ayant été à l’origine de la naissance d'une passion pour ce genre chez plus d’un cinéphile. N’oublions pas Kevin Coster qui, si sa carrière en tant qu’acteur va rapidement décliner, nous aura offert deux superbes westerns en tant que réalisateur, Danse avec les loups et Open Range. Autant dire, au vu de tous ces titres, que le western aura été un genre dans lequel se seront épanouis quelques comédiens ayant voulu passer de l’autre côté de la caméra.

L’enfantement de La Vengeance aux deux visages aura été très douloureux et difficile, la genèse de ce film maudit l’une des plus tumultueuses et tourmentées qui soit. C’est à Sam Peckinpah (qui n’avait pas encore mis les pieds à l’étrier de la mise en scène) qu’est dévolu le premier travail sur le scénario du film ; il part d’un roman de Charles Neider (surtout réputé pour sa biographie de Mark Twain qui fait toujours autorité),The Authentic Death of Henry Jones qui s’inspirait lui même de The Authentic Life of Billy le Kid écrit par le shérif Pat Garrett en personne. Le futur réalisateur de tant de grands westerns dont La Horde sauvage sy consacre six mois durant mais est finalement évincé par Marlon Brando. Le film doit être alors réalisé par Stanley Kubrick ; son scénariste de Paths of Glory (Les Sentiers de la gloire), Calder Willingham, écrit une nouvelle mouture du scénario. Mais à nouveau, la capricieuse star Brando renvoie le metteur en scène après que ce dernier a refusé d’engager une amie du comédien en tant qu’actrice et s'est cogné à  un artiste encore plus perfectionniste que lui. On peut regretter de n’avoir jamais pu voir un western réalisé par ce génie du cinéma mais c’est suite à ces circonstances que le plus beau péplum existe tel qu’il est ; en effet, Kubrick ira remplacer non loin de là Anthony Mann évincé dans le même temps par Kirk Douglas du tournage de Spartacus. Quoi qu’il en soit, l’acteur de Sur les quais ne se laisse pas démonter et décide alors de tourner lui-même le film. Y. Frank Freeman, le boss de la Paramount de l’époque a dit : « J’ai eu ma première attaque cardiaque avec Les Dix Commandements, ma seconde avec Les Boucaniers. Le film de Brando provoquera la troisième. »

Et il y avait de quoi ! Le budget alloué au départ, qui était de 1.8 million de dollars, monta jusqu’à six millions et alors que six semaines de tournage étaient prévues, Brando tourna son film en six mois emmagasinant pas moins de 300 kilomètres de pellicule, ce qui correspond au métrage moyen de pas loin de dix longs métrages ! Le premier montage terminé donne au film une durée de 4 heures 42 mn ; le studio la ramène purement et simplement à la moitié. C’est cette version qui est sortie dans les salles et que nous avons toujours connue. Eh bien, malgré ce charcutage, l’imposition d’un "happy end" par les producteurs (Rio et  Louisa devaient initialement mourir tous deux) et le cinglant échec public qui suivit sa sortie, l’unique film de Brando en tant que metteur en scène, malgré quelques imperfections et tâtonnements, tient très bien la route. Il faut dire que Marlon Brando s’est approprié le solide matériau de base pour en faire une œuvre très personnelle au ton assez atypique ; il pourrait aussi s’agir d’une des principales sources d’inspiration de Sam Peckinpah et Sergio Leone. D’ailleurs, les deux seconds rôles les plus importants que l’on rencontre dans One-Eyed Jacks (Ben Johnson, Slim Pickens) feront plus tard partie de la famille cinématographique de Peckinpah alors que le personnage de Rio anticipe étonnamment, surtout durant la première heure, celui du futur homme sans nom interprété par Clint Eastwood pour le cinéaste italien dans sa trilogie des Dollars ; il porte même un poncho pendant un certain temps !

Mais attention, La Vengeance aux deux visages ne possède ni le nihilisme du premier ni l’ironie du second ; si violence il y a, elle est souvent plus psychologique que physique et si l’humour est bien présent dans les réparties et le caractère de Rio, il n’est pas utilisé avec l'intention de vouloir dynamiter le genre de l’intérieur. Car le film de Brando, outre une histoire de vengeance, se révèle être aussi un beau film romantique et contemplatif. Malgré la réduction de sa durée de moitié, le rythme demeure lent et l’acteur-réalisateur ne cherche pas particulièrement le spectaculaire à tout prix. Les scènes d’action (la poursuite dans les montagnes), les éclairs de violence (l’assassinat de Timothy Carey) sont bien présents mais disséminés avec une grande parcimonie pour nous les faire paraître encore plus brusques et tendus lorsqu’ils viennent à éclater. La fameuse séquence au cours de laquelle Karl Malden arrête Marlon Brando pour le fouetter en place publique avant de lui écraser la main droite à coups de crosse possède ainsi une puissance considérable ; elle met fin à une heure de film quasiment sans action et à une attente qui commençait à nous mettre les nerfs en pelote, le spectateur ayant une longueur d’avance sur les deux protagonistes par le fait de connaître les mensonges que les deux hommes se sont dits en se retrouvant, chacun pensant ainsi faire croire à l’autre qu’ils se réconcilient alors que nous savons pertinemment que le premier prépare sa vengeance et que le second n’est toujours pas tranquille, d’autant qu’il voit sa belle-fille tourner autour de son ancien acolyte.


Le prince de l’Actors Studio a bénéficié d’un très bon scénario dont il a souvent su tirer le meilleur parti et apportant à son film une remarquable justesse psychologique, son personnage notamment évoluant avec maturation et intelligence. Coïncidence assez cocasse, deux ans auparavant, le premier western ayant à son casting un comédien de cette prestigieuse école fondée par Lee Strasberg, Paul Newman en l’occurrence, abordait déjà le personnage de Billy The Kid dans Le Gaucher (The Lef-Handed Gun) d’Arthur Penn. Même si le film de Brando ne met pas en scène le célèbre bandit, on sait que l’intrigue est lointainement inspirée de son histoire, la séquence de l’évasion de la prison rappelant d’ailleurs beaucoup celle du film de Penn et préfigurant celle du futur Pat Garrett et Billy le Kid que réalisera Sam Peckinpah en 1973. « Tu as deux figures, et moi seul connaît les deux !! » dira Marlon Brando à Karl Malden, son ancien complice devenu shérif. Mais le titre original sous-entendant un personnage à double face peut également très bien s’appliquer au personnage de Rio. Hors-la-loi sans scrupules, menteur invétéré, il n’en est pas moins fidèle en amitié puisqu’il trichera dès le début pour faire partir son coéquipier du traquenard dans lequel ils sont tombés. Se rendant compte de la duplicité et de la trahison de ce dernier qui était dans le même temps son mentor (le prénom de Dad n’est certainement pas un hasard), il n’a plus qu’une obsession : se venger des cinq années qu’il a dû passer dans un pénitencier par sa faute. Pour ce faire, il ira avec machiavélisme jusqu’à l’avilissement moral (la multiplicité des mensonges) et  physique (voler la virginité de la fille adoptive de son ennemi) ; on le pensera alors aussi odieux que le traître avant qu’il n'analyse son comportement et qu'il regrette ses faits et gestes, notamment le "viol" consentant de la jeune fille qu’il s’est pris entre-temps à aimer passionnément.

"Passionnément" peut faire sourire quand on connait le jeu impassible et tout en retenue de Marlon Brando qui, contrairement à ce que beaucoup croient, n’a pas cabotiné toute sa carrière, bien au contraire ; sa plus grande performance aura même été celle où il utilisa un jeu intériorisé à un degré rarement atteint : le sublime et vénéneux Reflets dans un oeil d’or (Reflections in a Golden Eye) de John Huston. Son impénétrable Rio a d’ailleurs été influencé par le bouddhisme zen de l’aveu même de son interprète ; c’est un personnage laconique, qui parle peu, qui semble parfois détaché des contingences terrestres et qui se plonge souvent dans de profondes méditations. Quoi qu’il en soit, l’acteur est parfait dans ce rôle et exprime parfaitement bien la dualité d’un personnage riche et complexe, et finalement fortement attachant du fait même de ses défauts. Pour interpréter les autres protagonistes qui gravitent autour de lui, il a bénéficié d’un casting particulièrement savoureux et parfaitement bien choisi. Karl Malden, qui s’était déjà à deux reprises trouvé en face de lui dans Un tramway nommé Désir (A Streetcar Named Desire) et Sur les quais (On the Waterfront), tous deux signés par Elia Kazan, mérite les mêmes éloges que son partenaire : alors que Dad nous est présenté comme méprisable, d’autant plus qu’il a abandonné son ami suite à un geste de générosité de ce dernier, Karl Malden arrive néanmoins à nous le rendre attachant, ce qui n’aurait probablement pas été le cas avec un mauvais comédien. Enfin, la jeune Pina Pellicier s’avère parfaite dans la peau de Louisa, jeune fille fragile, meurtrie et désemparée, un personnage féminin assez moderne qui s’inscrit avec sa culpabilité familiale et le poids de son acte dans la mouvance de ceux que l’on voit fleurir dans les mélodrames sur la jeunesse, notamment ceux de Delmer Daves. La carrière de l’actrice se sera arrêtée trop brutalement puisqu’elle se suicidera quatre ans plus tard à l’âge de 24 ans.


Du côté des "Bad Guys" avides, libidineux et prompts à la trahison, le choix des interprètes n’est pas moins efficace. Slim Pickens sait se faire détester. Quant à Timothy Carrey, il joue admirablement de sa trogne inquiétante et se trouve ainsi être de la séquence la plus sèche et violente du film, celle où il se fait tabasser avant de se faire tuer par Marlon Brando alors en état de légitime défense. Mais c’est Ben Johnson qui mérite les plus grands éloges ; capable de passer avec une facilité déconcertante des univers aussi opposés que ceux de John Ford et Sam Peckinpah (de She Wore a Yellow Ribbon à The Wild Bunch) il est ici irréprochable et mérite franchement qu’on le redécouvre. Il possède un visage et une carrure qui le rendent fortement charismatique, et il dégage ici une puissance que peu de seconds rôles peuvent se targuer de posséder dans le domaine du western, à l’égal d’un Lee Marvin ou d’un Richard Boone par exemple. Par ailleurs, on trouve aussi la discrète Kathy Jurado, admirable de retenue, et Larry Duran, acteur mexicain que l’on croisait déjà dans Viva Zapata d’Elia Kazan ou la même année que le film de Brando aux côtés des Magnificent Seven de John Sturges. Quant à Elisha Cook, il fait une furtive apparition et notons que pour l’une des seules fois de sa carrière, il sort indemne d’un film !


Non seulement Brando rend captivante son histoire malgré un rythme lent, assure une tension dramatique presque constante et contrôle parfaitement sa direction d’acteurs mais sa mise en scène, malgré quelques tâtonnements, piétinements et fautes de goûts (les transparences derrière les gros plans en champ/contrechamp lors des retrouvailles de Rio et Dad au bord de la mer) s’avère elle aussi méticuleuse, dense et remarquablement maîtrisée. Ses recherches esthétiques, son sens de la composition plastique sont eux aussi non négligeables, d’autant qu’avec la complicité du grand chef opérateur Charles Lang (qui donne lui aussi le meilleur de son talent) il utilise des décors naturels assez insolites pour un western, les désertiques paysages mexicains puis surtout la ville de Monterey située en bordure d’Océan Pacifique. Il se plait à filmer ses cow-boys à cheval devant le tumulte d’immenses vagues qui viennent se briser sur les rivages rocheux, les flots de l’océan venant rythmer quelques unes des plus belles scènes du film comme celle au cours de laquelle Louisa s’est donnée à Rio. D’autres éléments qui confinent au baroque, la présence dans un saloon en fond de plan d’un tableau de la Joconde remaniée puisque si l’on y prête attention, Mona Lisa a des cartes dans les mains.

S’il manque quelque peu d’émotion et si la construction paraît chaotique à quelques reprises (mais comment en aurait-il été autrement au vu du remontage qui a du être effectué ?), La Vengeance aux deux visages n’en est pas moins une jolie réussite, un western ambitieux, mûri et fascinant sur une quête obsessionnelle de la vengeance qui devient  l’unique raison de vivre pour son principal protagoniste. Il s’agit aussi d’une belle histoire sur la désillusion qui s’ensuit d’une amitié trahie comme l’ont déjà été de nombreux westerns des années 50 comme Vaquero de John Farrow ou L’Homme aux colts d’or (Warlock) d’Edward Dmytryk, ainsi que d’une tendre histoire d’amour presque naïve en fin de compte. Le contraste avec  la noirceur du reste n’est pas pour nous déplaire, d’autant que le thème d’amour de Hugo Friedhofer qui soutient la romance est magnifique. Le western préféré de Martin Scorsese, parait-il, s’il ne me semble pas être un chef-d’œuvre du genre, s’avère être néanmoins une fort belle réussite, très particulière et plutôt singulière pour l’époque.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 21 janvier 2011