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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Tête d'un homme

L'histoire

Un joueur à la petite semaine, Willy Ferrière, se retrouve ruiné et ne peut plus satisfaire son goût pour les femmes de petite vertu ni même régler son ardoise au café. Il commandite à un certain Radek l'assassinat de sa tante Henderson, une riche veuve américaine, afin de toucher son héritage. Heurtin, un simple d'esprit, est manipulé par Radek pour porter le chapeau et se retrouve bientôt sous les verrous. Mais le commissaire Maigret, en charge de l'enquête, ne compte pas s'arrêter aux preuves évidentes qui accablent le malheureux. Il organise l'évasion d'Heurtin avec l'espoir de trouver le véritable meurtrier...

Analyse et critique

Georges Simenon était très peu satisfait des deux premières adaptations cinématographiques de ses romans, La Nuit du carrefour de Jean Renoir et Le Chien jaune de Jean Tarride. Échaudé, il décide de porter lui-même à l'écran La Tête d'un homme et de passer à l'occasion à la mise en scène. Mais le projet tombe à l'eau et c'est finalement Julien Duvivier qui va assurer la réalisation, non sans avoir profondément retouché le travail de Simenon. L'écrivain, écœuré, déclarera à la sortie du film que plus jamais ses romans ne feront l'objet d'adaptations cinématographiques. Il ne tiendra pas cette promesse, mais il faudra tout de même attendre 1942 et La Maison des sept jeunes filles pour retrouver l'univers de l'écrivain à l'écran.


Lorsque le scénario de Simenon atterrit dans les mains de Duvivier, le réalisateur décide de bousculer la chronologie du récit en présentant l'assassin dès le début, là où l'écrivain entretenait le mystère sur son identité. C'est moins l'intrigue policière - et encore moins le suspense - qui attire le cinéaste que la psychologie des personnages ; et en optant pour cette dramaturgie, il fait le pari que le spectateur le suivra dans ce choix assez singulier dans le paysage du cinéma policier de l'époque. Les rapports de Maigret à la loi et surtout la découverte de la personnalité tragique de Radek vont ainsi être le cœur d'un film qui tient finalement plus du drame humain que du récit criminel.

Pour assurer la réussite de ce projet, Duvivier se devait de compter sur un duo d'acteurs d'exception. Il reprend l'idée de Simenon de confier le rôle de Radek à un acteur d'origine russe peu connu, Valery Inkijinoff. Par contre, il préfère le fidèle Harry Baur à Pierre Renoir qui après La Nuit du carrefour devait initialement reprendre du service dans le rôle de Maigret sous la houlette de son créateur. Les deux acteurs se révèlent formidables. Au jeu au départ intériorisé d'Inkijinoff répond le calme apparent de Baur qui impose sans problème un Maigret d'anthologie. Puis la ferveur avec laquelle l'acteur russe incarne le basculement de Radek dans la folie pousse Baur à sortir de ses rails. On ressent alors cette colère larvée, ce désespoir quant à la noirceur du monde mais aussi cette compassion qui malgré tout continue d'animer le personnage de Maigret qui prend dès lors une incroyable profondeur.

Si le commissaire Maigret avait encore quelques espoirs quant à l'humanité de ses contemporains, cette nouvelle enquête va vite le ramener à la sordide réalité en le plongeant dans les abîmes les plus sombres de l'âme humaine. L'occasion pour Duvivier de s'en donner à cœur joie dans cette noirceur qu'il se plaît tant à dépeindre. Dès le générique le ton est donné avec cette caméra qui dans un lent travelling avance vers une guillotine, mouvement accompagné par une complainte chantée par Damia. Lorsqu'elle est au plus proche de l'objet de mort, le spectateur se retrouvant dans la position du condamné, un lugubre tocsin se met à retentir dans la nuit. Duvivier n'a pas son pareil pour trouver les images annonçant un destin implacable et funeste, comme ce jet de dé qui donne cinq as et décide ainsi du meurtre de la tante Henderson. Duvivier utilise de nombreux travellings avant, insistant sans cesse sur cette idée de destin par le biais de cette figure de style qui semble pousser les personnages jusque dans leurs derniers retranchements. Un mouvement lent qui possède en lui-même l'idée de quelque chose d'inexorable, d'inéluctable, et qui confère au film son atmosphère sombre et sans issue.


Cette noirceur, on la retrouve dans l'utilisation des décors avec la description d'un Paris inquiétant et brumeux où les hôtels miteux et les bars glauques sont les seuls refuges pour ces joueurs, malfrats, criminels et entraîneuses qui peuplent le film. Cette atmosphère tient certainement au climat de crise économique qui menace alors la France et Duvivier semble être l'un des rares cinéastes de l'époque à saisir le marasme du pays, ou du moins à s'en faire l'écho dans ses films. Armand Thirard se plie au choix esthétique de Duvivier qui souhaite une photo précise, très contrastée, proche du reportage. Ce souci du réalisme, on le retrouve dans la description du bureau de la police enfumé et bruyant, une version assez peu conventionnelle du commissariat classique du cinéma noir à la française. Duvivier s'amuse d'ailleurs à glisser dans les dialogues une pique contre ces films criminels farfelus et peu crédibles qui font bien rire les inspecteurs de police. Le début de l'enquête détaille minutieusement le travail des inspecteurs - interrogatoires des témoins, inspection du lieu du crime, reconstitution, traque... - alors même que le spectateur connaît déjà l'issue de leurs investigations. Duvivier sacrifie le suspense au profit d'une description précise de l'enquête, un refus du spectaculaire qui assoit le réalisme du film et permet d'insister sur l'implacable engrenage de faits qui doit conduire Heurtin à l'échafaud.


Mais c'est surtout la noirceur des âmes qui intéresse Duvivier. Le mal prend ici différentes formes : Willy le lâche, sa fiancée Edna, amorale et calculatrice... la justice même n'est pas épargnée avec ce juge qui demande à un Maigret dubitatif quant à la culpabilité d'Heurtin de faire son métier, c'est-à-dire « livrer des coupables à la justice. » Que ces coupables soient innocents n'importe guère du moment que la justice ait des têtes à trancher. Mais la plus flagrante incarnation du mal, c'est bien sûr Radek, condamné par la maladie (il n'a plus que six mois à vivre) et qui souhaite briller par un crime avant de disparaître. Surtout il veut se venger des maîtres, des riches, humilier la beauté, la vie. En suivant dans sa deuxième partie le criminel plus que l'inspecteur, Duvivier provoque un tournant vers le tragique en accompagnant cet être perclus de haine car il se sait condamné. Sa personnalité torturée, mégalomaniaque et vicieuse n'interdit pas son humanisation et cet étrange mélange fait tout le sel de ce film criminel décidément très singulier.

Tous les personnages du film sont accablés par l'existence, détruits par la fatalité. « Et la nuit m'envahit. Tout est brume et tout est gris... » comme le chante Damia. Duvivier n'utilise pas de musique dans son film, seulement une chanson - cette bien nommée Complainte - dont il a écrit lui même les paroles. Les vers dramatiques entonnés par la voix rugueuse de la chanteuse viennent ainsi ponctuer le film, notamment dans une scène très belle et très étrange où Radek et Maigret demeurent longtemps immobiles, emportés dans une profonde introspection par la belle et triste voix de Damia. L'utilisation de cette chanson n'est pas un artifice, d'une part car elle participe pleinement à installer cette atmosphère désespérée qui baigne le film, d'autre part car Duvivier en fait un élément primordial de l'intrigue.


Cette Complainte revient pour conclure la séquence dans laquelle Maigret confond Willy dans la salle du bar tandis que, dans une chambre à l'étage, Edna se retrouve seule face à Radek. Le brouhaha des clients qui recouvrait toute la scène disparaît d'un coup pour laisser place à la seule voix de la chanteuse. Radek raconte alors son fantasme à Edna, son visage qu'il plaquait sur cette voix et l'on comprend alors toute cette frustration qui a fini par le transformer en monstre. Duvivier joue habilement sur les espaces sonores - le silence, le chaos du bar, la chanson -, nous faisant partager l'intériorité de Radek par une pure expression cinématographique. C'est l'une des plus belles scènes d'un film qui en compte pourtant beaucoup, Duvivier se réappropriant complètement le matériau du film criminel pour livrer l'une de ses œuvres les plus sombres et désespérées. Le public et la critique ne s'y tromperont pas et feront du film un formidable succès, le troisième (après Poil de carotte et Allo Berlin ? ici Paris !) pour Julien Duvivier en l'espace de trois mois !

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 16 septembre 2016