Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

La Tempête

(The Tempest)

L'histoire

Reprenant l’essentiel de l’intrigue ainsi que des personnages de La Tempête de William Shakespeare, ce troisième long-métrage de Derek Jarman narre la vengeance ourdie par Prospero (Heathcote Williams) à l’encontre de ceux qui l’ont dépossédé du duché de Milan : son frère Sebastian (Neil Cunningham) allié à Alonso, roi de Naples (Peter Bull). Relégué sur une île de la Méditerranée autrefois habitée par la sorcière Sycorax (Clare Davenport), Prospero y vit en compagnie de sa fille bien aimée Miranda (Toyah Willcox) et de son esclave Caliban (Jack Birkett), rejeton monstrueux de la défunte Sycorax. Passé maître dans l’art de la magie, Prospero provoque une tempête faisant s’échouer sur le rivage de l’île le navire emmenant ses ennemis. Ces derniers sont désormais soumis au bon vouloir de Prospero, aidé dans sa vengeance par Ariel (Karl Johnson), un esprit qu’il a placé, comme Caliban, sous sa coupe. Parmi les naufragés, l’on compte aussi Ferdinand, le fils du roi de Naples (David Meyer) ainsi que deux marins Stephano (Christopher Biggins) et Trinculo (Peter Turner). Eux aussi joueront quelque rôle dans le plan élaboré par Prospero...

Analyse et critique

C’est à l’un des porte-étendards planétaires de la culture britannique que s’est attaqué Derek Jarman en adaptant pour l’écran La Tempête de William Shakespeare. Cette œuvre figure en effet parmi celles des pièces du dramaturge ayant largement rayonné au-delà des frontières de la seule Albion, allant ainsi irriguer l’imaginaire collectif mondial. Non seulement jouée et rejouée sur les scènes théâtrales des cinq continents, La Tempête a fait l’objet de transpositions musicales, littéraires ou encore cinématographiques pareillement internationales. Soient autant de déclinaisons qui ont érigé certains des protagonistes de La Tempête - le mage Prospero, le contrefait Caliban, l’ethéré Ariel - ou de ses répliques - « Nous sommes de l’étoffe dont les songes sont faits » dixit Prospero - en autant de références. Fidèle à sa stratégie de réappropriation radicale dont il avait fait montre avec l’hagiographie chrétienne (Sebastiane) ou avec l’Histoire britannique (Jubilee), Derek Jarman adapte la patrimoniale Tempête de manière éminemment subversive...

C’est ainsi à une spectaculaire relecture homo-érotique de La Tempête que se livre le cinéaste gay, de manière à la fois assumée et militante. Celle-ci s’exprime dès les toutes premières minutes du film avec l’apparition d’Ariel. Karl Johnson - qui interprétait déjà dans Jubilee un jeune homme bisexuel - prête ainsi ses traits et son corps d’une finesse "féminine" à Ariel. (1) Ainsi incarné, l’esprit imaginé par Shakespeare se teinte d’une ambiguïté sophistiquée rappelant irrésistiblement celle cultivée par David Bowie avec son personnage du Thin White Duke créé quelques mois auparavant. Une même et élégante androgynie marque toutes les autres apparitions d’Ariel. Par exemple lorsque celui-ci embrasse ses jambes fuselés de ses bras fins tandis qu’il guette l’arrivée de Ferdinand sur la plage de l’île de Prospero. Ou bien à l’occasion des festivités finales de La Tempête, quand l’esprit y apparaît vêtu d’un impeccable et très masculin tuxedo soulignant par contraste la féminité diffuse de son visage.

L’homo-érotisme marque encore le traitement visuel réservé par Derek Jarman au fils du roi de Naples. C’est en effet un Ferdinand entièrement nu que le cinéaste montre émergeant des flots lors de sa première apparition. La plastique avantageusement musclé de David Meyer est alors longuement photographié, donnant à cette masculine sortie des flots des allures de réinterprétation gay de La Naissance de Vénus. Nu, Ferdinand le sera encore lorsqu’il pénètrera dans la demeure de Prospero, donnant ainsi de nombreuses occasions d’inscrire à l’écran un corps d’homme filmé comme un évident objet de désir.


Très gay (et aussi très gaie) est encore la cérémonie de mariage de Miranda et de Ferdinand telle que la met en scène Derek Jarman. D’abord apprêtés par deux Esprits aux corps nains et aux costumes d’un kitsch (2) dysneyen assumé, le couple de jeunes gens se voit ensuite offrir par Ariel un réjouissant ballet exécuté par des jeunes hommes tous vêtus d’uniformes de matelots. (3) Déclinaisons fraîches et enjouées du Querelle de Brest de Jean Genet (4), ces matelots tantôt sautillant tantôt s’enlaçant, finissent par former une haie d’honneur lorsque apparaît une Déesse (Elisabeth Welch) à la mise plus hollywoodienne que renaissante. Interprétant par ailleurs le standard fameux qu’est Stormy Weather, la Déesse aux allures de Diva de comédie musicale achève de "peindre en queer" ce mariage pourtant tout à fait hétérosexuel... Ferdinand et Miranda se montrent d’ailleurs plus que charmé.e.s par ce spectacle synthétisant quelques-uns des motifs majeurs de la pop-culture gay. La fille de Prospero déclare en effet, après avoir découvert la farandole des jeunes et raffinés marins : « Ô miracle ! - Que de superbes créatures il y a ici ! - Que le genre humain est beau ! Oh ! le splendide nouveau monde - qui contient un tel peuple ! » Et l’héroïne shakespearienne se fait ainsi la porte-parole d’une homophilie imprégnant de bout en bout La Tempête de Derek Jarman de laquelle participerait encore le goût affiché pour le travestissement par Trinculo et Stephano. De même que la puissance plus masculine que maternelle irradiant de la Sycorax vue par Derek Jarman.

Un parti pris que William Shakespeare lui-même n’aurait d’ailleurs peut-être pas contesté... Quelques exégètes du dramaturge - tel Stephen Greenblat dans sa récente biographie Will Le Magnifique ou Greg Doran, actuel directeur artistique de la Royal Shakespeare Company - ont en effet avancé l’hypothèse que le dramaturge était homo- ou bisexuel. Et que celle(s)-ci constituaient une clef de lecture essentielle de son œuvre. Ces tenants d’un Shakespeare gay s’appuient notamment sur une interprétation des Sonnets, selon laquelle le destinataire de la totalité de ces 154 poèmes amoureux écrits par Shakespeare à la fin du XVIe siècle était en réalité un jeune homme. Les partisans d’une réception gay-friendly de Shakespeare évoquent encore la récurrence du motif du travestissement dans nombre de ses pièces de théâtre. Tel est notamment le cas dans La Nuit des Rois... ou bien encore dans La Tempête où Shakespeare pare le temps d’une scène le mâle Ariel des atours d’une nymphe marine.

Si l’on adopte pareil point de vue, La Tempête de Derek Jarman apparaît dès lors comme une entreprise d’explicitation de la dimension homosexuelle de l’univers shakespearien. Si l’on se rappelle en outre que La Tempête sort sur les écrans britanniques au moment où le Royaume-Uni s’abandonne à l’homophobe Margaret Thatcher, l’on goûtera d’autant plus ce geste cinématographique d’un panache crâne. Car il consiste à rappeler à la puritaine et intolérante Albion que l’une de ses œuvres plus patrimoniales est en réalité rien moins que straight ! Gageons que presque trente ans après sa réalisation, en des temps où l’homophobie - entre autres haines de l’autre - connaît une détestable résurgence, cette Tempête queer n’a rien perdu de son indispensable capacité à semer le trouble dans le genre...


(1) Un personnage qui semblait, par ailleurs, fasciner Derek Jarman. Puisque le cinéaste l’avait mis en scène une première fois dans Jubilee, détourant ainsi cette création shakespearienne pour en faire un protagoniste de sa dystopie punk.
(2) Pareil choix esthétique de la part de Derek Jarman - déjà présent dans Sebastiane - participe aussi, bien évidemment, de la dimension homosexuelle de La Tempête. On se contentera de rappeler brièvement que le kitsch - à moins qu’on ne lui préfère le terme de camp, selon la définition qu’en donne Susan Sonntag - est un univers formel particulièrement prisé par certains artistes gays, notamment le couple de plasticiens français Pierre et Gilles.
(3) Un motif là encore particulièrement prisé par Pierre et Gilles qui ont consacré nombre de leurs œuvres à la figure du marin.
(4) Et précédant de trois années le Querelle de Rainer Werner Fassbinder qui sortira sur les écrans en 1982.

DANS LES SALLES

retrospective derek jarman

DISTRIBUTEUR : malavida films

DATE DE SORTIE : 21 juin 2017

La Page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 28 novembre 2017