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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Strada

L'histoire

Il était une fois en Italie, une jeune femme pauvre et naïve répondant au nom de Gelsomina (Giuletta Masina). Celle-ci vivait au bord de la mer, loin, très loin des brillantes métropoles transalpines et du miracle économique dont jouissait alors la péninsule. Elle était la plus âgée des trop nombreux enfants d’une famille si misérable que sa mère la vendit un jour à Zampanò (Anthony Quinn). En échange de 10 000 lires, celui qui exerçait le métier de forain l’emmena avec lui, en faisant à la fois son épouse et son assistante. Désormais liée au sort du fruste et brutal Zampanò, l’innocente Gelsomina prit la route. Ce voyage en Italie lui offrira des moments d’émerveillement, notamment ceux prodigués par Le Fou (Richard Basehart), un acrobate virtuose officiant dans un cirque tenu par un certain Giraffa (Aldo Silvani). Mais pareils instants seront bien rares. Et le violent Zampanò fera en réalité du périple de Gelsomina un véritable chemin de croix...

Analyse et critique

Inaugurée par Les Feux du music-hall (1950), la filmographie de Federico Fellini a fait du monde du spectacle l’un de ses quelques objets obsessionnels. (1) Encore présent dans Les Nuits de Cabiria (1957) et Fellini Roma (1972), l’univers des planches ne fut pas le seul à inspirer le cinéaste. Fellini trouva aussi matière à films dans le spectacle musical - Prova d’orchestra (1978) -, dans celui du petit écran - Ginger et Fred (1986) - et, bien sûr, dans le cinéma lui-même avec Huit et demi (1963) et Intervista (1987). Et l’on pourrait encore y joindre Le Cheikh blanc (1952) dont les clichés de roman-photo s’apparentent, sous la caméra de Fellini, à une manière de mise en scène. Relevant lui aussi de ces œuvres traitant de la question spectaculaire, La Strada se place pour sa part sous le signe des arts forains. Une manière pour Fellini de remonter aux sources même du septième art qui, avant d’acquérir ses lettres de noblesse esthétiques, émergea dans le tumulte des foires itinérantes, aux côtés des chapiteaux colorés du cirque.

S’inscrivant dans la veine néoréaliste de Fellini, La Strada embrasse d’abord son petit peuple de saltimbanques en un geste documentaire. (2) Le duo formé par Gelsomina et Zampanò offre l’occasion au cinéaste de représenter les formes les plus modestes des arts forains. Se déplaçant à bord d’une sorte de tricycle épuisé - La Strada enregistre aussi bien le spectacle lui-même que ses coulisses, y compris les plus prosaïques -, les deux protagonistes se produisent en plein air, érigeant en scène éphémère des places de villages misérables. Leur dispositif scénique est rien moins qu’élaboré, et le spectacle qu’ils donnent à voir s’affirme par son austère simplicité. N’ayant pour seul outil que son corps massif, Zampanò joue à l’hercule, s’efforçant de sidérer son public en rompant les anneaux d’une lourde chaîne par la seule puissance de sa musculature. À ses côtés, Gelsomina fait alors office de faire-valoir, appuyant la démonstration de force par quelques roulements de tambour martiaux.

À cette prestation de M. Muscle s’ajoutera par la suite un numéro clownesque après que Zampanò aura découvert le potentiel comique de Gelsomina. À sa manière, aussi grossier que les effets pectoraux de Zampanò, leur trivial numéro de clowns réussit pourtant à séduire leur public. Ne s’attachant en effet pas aux seules figures de Gelsomina et de Zampanò, Fellini tourne fréquemment sa caméra sur celles et ceux qui sont venus les voir. Photographié collectivement ou détaillé par quelque gros plan, le public est alors montré comme cédant avec délices à l’illusion spectaculaire. Un abandon fasciné que procurent encore les formes plus sophistiquées d’art forain dépeintes par La Strada. Avec une même attention documentaire, Fellini enregistre ainsi les extraordinaires prouesses du Fou ; ce funambule et acrobate virtuose qui défie le vide lors de mises en scène aériennes savamment élaborées. Contrastant par leur sophistication éthérée avec la pesanteur chtonienne des numéros de Gelsomina et de Zampanò, les démonstrations du Fou procurent en réalité un plaisir d’une même essence à son public. En témoigne, une nouvelle fois, le contrechamp de ces spectaculaires séquences dévoilant les expressions magnétisées des spectateurs du Fou.

Le vérisme ne constitue cependant pas l’unique régime narratif adopté par La Strada. Son exploration documentaire du spectacle circassien et de sa puissance de fascination se teinte par moments d’une étrangeté toute visuelle. Une manière de mélange des genres aboutissant à ce que Fellini qualifiait lui-même de « réalisme magique ». Le traitement des espaces dans La Strada joue un rôle certainement essentiel dans cette souterraine imprégnation fantastique du quotidien forain, annonçant ainsi les « hors- lieux » oniriques de La Dolce vita (1960) ou de Juliette des esprits (1965). Fellini fait ainsi traverser par Gelsomina et Zampanò des espaces étrangement désolés, sortes de symétriques cinématographiques des paysages picturaux de Giorgio De Chirico. Tirant alors vers un surréalisme discret, La Strada quitte le registre de la chronique documentaire pour s’engager dans celui du conte métaphorique. Une métamorphose dont participe encore l’incarnation de Gelsomina par Giuletta Masina. À la rondeur et à la pâleur lunaires, d’une expressivité intense, le visage de la comédienne constitue le centre même de La Strada.

Magnifiée par des gros plans répétés, la figure de Gelsomina est érigée en symbole même du spectacle, non seulement forain mais plus encore cinématographique. Tel un film se déployant sur un écran, le visage de l’héroïne de La Strada s’impose par une force fondamentalement visuelle, captant irrésistiblement le regard. Mais n’incarnant pas uniquement la puissance de fascination esthétique du cinéma, les traits de Gelsomina en traduisent aussi le pouvoir d’inspiration réflexive. Ce que suggère un épisode de La Strada confrontant la jeune femme et Le Fou. Ce dernier est d’abord sidéré par la contemplation des traits de Gelsomina. Mais dépassant bientôt sa stupéfaction, l’acrobate (plus si « fou » que cela) expose finalement une réflexion sur le sens même de l’existence, trouvant sa source dans l’extraordinaire visage. Ce dernier ayant alors agi à la manière même du cinéma lorsqu’il parvient à solliciter aussi bien l’œil que l’esprit de ses spectateurs. Et ce, pour leur plus grand profit existentiel. Pareilles rencontre et révélation ne sont cependant pas données à tous. Ce que semble encore révéler La Strada, cette fois-ci au travers du désastreux personnage de Zampanò. Ce bateleur roublard n’envisage, en réalité, le spectacle que comme un outil de manipulation et de domination, en cela semblable à quelque metteur en scène cynique. Mauvais cinéaste, Zampanò est tout autant un mauvais spectateur car la vision du visage « filmique » de Gelsomina ne déclenchera en lui aucun déclic réflexif, aucun progrès intime. Obstinément impuissant à s’ouvrir à la puissance bouleversante de sa compagne, l’hercule forain transformera leur rencontre en une véritable tragédie.

Ne se réduisant pas à ses mélodramatiques atours de sombre conte forain, La Strada déploie en réalité une réflexion à la fois profonde et lucide sur le cinéma lui-même. Voilà qui en fait, dans l’acception la plus noble du terme, un indéniable classique du septième art.

(1) À ce propos, Cf. Alessandro Leiduan, La notion de « spectacle » dans le cinéma de Fellini : enjeux esthétiques d’une cinématographie anti-fictionnelle, Cahiers de narratologie, n°22, 2012.
(2) Geste que Fellini reprendra et prolongera deux décennies plus tard en réalisant en 1970 Les Clowns, un film cette fois-ci entièrement documentaire quant à la question circassienne.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : LES ACACIAS

DATE DE SORTIE : 28 NOVEMBRE 2018

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Par Pierre Charrel - le 28 novembre 2018