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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Rue sans joie

(Die freudlose Gasse)

L'histoire

Le quotidien d’une rue Viennoise en pleine crise, durant l’inflation du début des années 1920. On suit quelques personnages de diverses classes sociales qui vivent ou survivent, se prostituent ou aiment, meurent... ou tuent. Une femme (Asta Nielsen) amoureuse d’un arriviste est prête à tout pour satisfaire les ambitions de son amoureux (Henry Stuart) sans savoir qu’elle n’est pas la seule dans sa vie ; une jeune femme, Grete Rumfort (Greta Garbo), doit subir les conséquences de l’imprudence boursière de son père (Jaro Fürth) ; un jeune couple avec enfant souffre tant de la faim que la jeune femme (Herta von Halter) couche avec le boucher local, Greitiger (Werner Krauss) pour avoir suffisamment de forces et nourrir son bébé ; un spéculateur (Robert Garrison) passe ses nuits à faire la fête chez une boutiquière (Valeska Gert) qui tient aussi un établissement ou des femmes se donnent en spectacle et se livrent à la prostitution...

Analyse et critique

Dans le chaos qui a suivi la débâcle de 1918, le cinéma n’a pas été le dernier à se faire le reflet des inquiétudes populaires aussi bien que des hésitations des classes bourgeoises. Au milieu de ce qui est un kaléidoscope de formes, de genres et d’expérimentations apparaît le cinéaste Georg Wilhelm Pabst qui va, dans un premier temps, livrer sa propre vision des formes expressionnistes : Der Schatz (Le Trésor) est en 1923 un film très marqué par Le Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1919) qui nous conte une intrigue assez proche des "drames paysans" de Murnau, mais dont le cadre volontiers distordu et le jeu volontiers outré de certains acteurs renvoient aussi à cette tendance du cinéma Allemand. Après ce film, Pabst est passé à toute autre chose. Il a exploré pendant le reste de la décennie d’autres formes et d’autres esthétiques. Die freudlose Gasse (La Rue sans joie) est éloigné de l’expressionnisme tout en en recyclant certains aspects. Il vaudrait mieux le situer du coté du mélodrame ou d’un hypothétique "naturalisme", puisque sans surprise, au-delà de quelques décors stylisés qui n’ont que peu de points communs avec les décors totalement faux et esquissés du fameux Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, au-delà du jeu outrancier et en roue libre de quelques moments-clés de la performance de Valeska Gert, au-delà enfin de la noirceur de l’ensemble, du tournage en studio ou de l’utilisation du clair-obscur (presque tout le film se passe de nuit, dans une seule rue), on est loin de l’expressionnisme, en effet. Mais le film est une somme : loin de la rigueur paralysante des expériences de Carl Mayer, le concepteur du kammerspiel où s’illustrèrent Murnau (Le Dernier des hommes) ou Lupu-Pick (Le Rail, La Nuit de la St-Sylvestre), loin de la mégalomanie d’un Lang qui souhaitait construire (Metropolis) ou reconstruire (Mabuse, Die Nibelungen) des mondes, Pabst se repose sur des acquis dans lesquels on peut voir une certaine tradition populaire du cinéma, également incarnée par Lang à cette époque. On peut aussi y voir soit l’influence de Von Stroheim, très présente en Europe à cette époque, soit une conception simultanée à celle du grand cinéaste américain qui s’investissait dans un cinéma romanesque et fleuve : La Rue sans joie, avec ses 15 personnages dans un lieu unique, égrène quelques jours de ces destins croisés et se rapproche d’un Greed à l’allemande. Il partage avec lui le thème de l’argent ; il le partage aussi avec un autre chef-d’œuvre du muet, L'Argent justement de Marcel L’Herbier, mais chacun de ces trois films a su prendre une route différente. En tout cas, ce film exceptionnel de Pabst occupe une place qui dépasse bien sûr le cinéma allemand et qui renvoie plutôt à l’idée que l’on se ferait d’un cinéma muet européen, dont il est bien entendu l’un des fleurons.

Bien que Pabst, avec son goût pour les histoires situées dans les bordels ou qui en viennent (cf. à ce sujet L’Atlantide, L’Opéra de quat’sous, Le Journal d’une fille perdue et Loulou, excusez du peu), passe pour un dur à cuire, La Rue sans joie, à la base, est donc un mélo. Mais contrairement à bien des œuvres du genre, qu’elles soient signées Griffith, Borzage ou Von Stroheim, ce film est choral : bien sûr, il y a un phénomène de mode derrière ce vocable passe-partout mais force est de constater qu’avec sa rue Melchior, ses personnages et leurs destins qui s’y croisent, le qualificatif est très approprié. Le film nous conte en quelque jours la vie d’une rue à Vienne en 1921, en pleine inflation galopante, à travers les vies entrecroisées de quelques protagonistes : des petites gens; interprétés notamment par Asta Nielsen ou Greta Garbo, des bourgeois ou assimilés (Henry Stuart, Agnes Esterhazy), les deux incontournables "notables" de la rue, un boucher interprété par Werner Krauss et Frau Greifer, la propriétaire d’une boutique de mode (Valeska Gert) qui se transforme la nuit en une boîte de nuit très en vue, à l’intérieur de laquelle les jeunes femmes qui veulent sortir de la misère trouvent toutes à qui parler. Le boucher utilise également ce même type de méthode en permettant aux jeunes femmes sans le sou de coucher avec lui contre de la viande. Un autre personnage joue un peu le fil rouge : Canez, un diplomate étranger interprété par Robert Garrison, qui oscille de bouge en bordel, tout en se frottant à l’essentiel de la bonne société, en étant à certains moments le principal suspect d’un meurtre et à d’autres le protecteur du personnage interprété par Asta Nielsen. C’est surtout un manipulateur boursier particulièrement aguerri et sans scrupules. Les intrigues tournent autour de la pauvreté, vue de trois points de vue différents : les pauvres et très pauvres, qui n’ont pas d’argent ou sombrent dans les ennuis suite à de mauvais choix (le conseiller Rumfort, fonctionnaire qui n’a rien d’un indigent à la base) ; les possédants, qui sont conscients de la fragilité de leur statut et qui tentent d’en avoir toujours plus ou d’asseoir mieux leur position ; et enfin les deux fripouilles qui régissent ce petit monde, l’un en fournissant la viande, l’autre en procurant du plaisir.

Ces deux personnages sont très impliqués dans la structure de l’ensemble, classiquement construit en neuf actes. Krauss joue un rôle de premier plan dans le premier acte servant l’exposition du film, en établissant clairement les conditions dans lesquelles vivent les pauvres gens, victimes d’un odieux profiteur. Il revient au dernier acte pour fournir un point d’orgue salutaire à tout le film et on l’apercevra entre-temps plus qu’on ne le verra, lors par exemple de ses visites au "Salon" de Frau Greifer dont il est bien sûr un client assidu. Il assoit son pouvoir en distribuant la nourriture totalement à sa guise. De son coté, la Greifer est très présente tout au long du film, ne serait-ce qu’en raison de sa mainmise sur le vice local, mais aussi parce que son lieu de rendez-vous est incontournable, et qui plus est la "boite de nuit" est au rez-de-chaussée de l’immeuble ou vivent Garbo et sa famille. Garbo et Nielsen sont par ailleurs les héroïnes du film. L’une, Marie (Nielsen), s’enfuit de sa famille, lasse de la pauvreté et effrayée de n’avoir d’autre destin que de devoir coucher avec le boucher pour avoir le droit de manger. En chemin, elle va devenir la maîtresse de Canez, le témoin-clé d’un meurtre dans lequel son amoureux Egon est trempé, et une figure sacrificielle importante de l’intrigue. De son coté Garbo incarne Grete Rumfort, la fille d’un fonctionnaire qui a cru s’élever en jouant en bourse, a perdu son travail et voit dépérir ses deux enfants. La plus grande va donc, suite à son licenciement (elle s’est refusée à son patron) se tourner vers la Greifer afin de subvenir aux besoins de sa famille. Au-delà de l’ironie de la situation (elle quitte son emploi la tête haute mais va échouer dans la prostitution quand même), le personnage est très soigné et sa descente aux enfers, moins contrôlée que celle d’Asta Nielsen, donne une légitimité mélodramatique au film. Une autre intrigue, autour d’Egon et d’une jeune fille de bonne famille qui lui dit ne pouvoir l’accepter que lorsqu’il aura fait la preuve de pouvoir devenir riche à n’importe quel prix, se greffe plus ou moins sur ces éléments et va fournir l’essentiel de la partie "policière" du film : Lia Leid (Tamara Tolstoi), une jeune femme de la haute société, a été assassinée lors d’un rendez-vous amoureux à coté de chez la Greifer. Or on sait, et Marie le sait aussi, que Henry Stuart (Egon) était son amant.

Voilà les grandes lignes d’un script qui, malgré le nombre des sous-intrigues, coule tout seul et maintient l’intérêt du début à la fin. La multiplicité fait d’ailleurs tout passer, et on a tellement de mélodrames potentiels qu’on se situe tout de même en plein symbolisme d’un monde en crise. L’argent, qui était au début de ces années 20 évidemment le symptôme d’une des crises les plus aiguës que l’Allemagne ait connue, est le principal fil rouge ; mais l’intrigue ne se résume pas à une vision manichéenne, une séparation entre les possédants et les pauvres. Si la révolte gronde, et explose de façon évidente à la fin du film (une constante du cinéma allemand engagé, du reste), Pabst ne s’attaque pas tant aux individus caricaturés qu’à un système entretenu par les plus malins. Greifer et le boucher, issus de la classe ouvrière, ont compris comment créer de la richesse en exploitant la misère, et sont bien plus désignés comme les ennemis des héros que ne le sont les bourgeois montrés dans le film. Tous les personnages négatifs (Canez, qui spécule entre la poire et le fromage, le patron de Grete qui fait venir ses employées une à une pour des tête à tête graveleux, le boucher, la Greifer et même Lia Leid, la femme assassinée, qui se repaît de la ruelle sordide dans laquelle elle fixe rendez-vous à Egon, « par romantisme »…) sont des exploiteurs, et Grete, Marie, le jeune couple, Le conseiller Rumfort,  père de Grete, ou encore Egon sont bien sur leurs victimes. Le fait que certaines de ces victimes soient consentantes ne change pas grand-chose. Les seules personnes en dehors de cette dichotomie sont des soldats américains, en mission pour pacifier et aider la population. L’un d’entre eux (Einar Hanson) est locataire des Rumfort, et amoureux de Grete. Une scène nous renseigne sur la cible du cinéaste, pas tant les gens que l’argent lui-même : Regina (Agnes Esterhazy), la fiancée plus ou moins officielle d’Egon, l’a vu se laisser séduire par une riche épouse d’avocat, et lui a fait comprendre que si c’est afin de profiter de ses largesses, donc par ambition, elle n’y voit pas d’inconvénient. Pourtant, lorsqu’il est accusé de meurtre, elle le croit d’abord coupable, puis comprend son innocence et revient vers lui, en lui avouant qu’elle a tout laissé derrière elle : ses parents, sa vie facile, son argent. Elle lui dit qu’ils seront désormais libres... L’argent corrompt, et se retrouve immanquablement mêlé au sexe : on repère bien sûr que le plan qui voit au début le boucher reluquer les jambes de deux prostituées, depuis la fenêtre du sous-sol de sa boutique, est repris à la fin lorsque il est assassiné. Le même plan unit ainsi le symbole de la corruption et sa fin violente... Pabst en effet voue sa rue Melchior aux flammes de l’enfer, au chaos d’une foule en colère, qui écoute les cris et les chants des fêtards réunis chez la Greifer.

Bien que le film se termine dans le chaos et le feu, le symbolisme se colore fortement de naturalisme ; d’abord le boucher qui offre son début et sa fin au film, ce petit roi local, permet à Krauss de composer une silhouette à la Stroheim, picaresque et vulgaire en diable. Et puis le film baigne dans une reconstitution contemporaine dans laquelle on évite les toilettes trop belles pour les jeunes femmes pauvres, il y a d’ailleurs un jeu essentiel autour du vêtement ; n’oublions pas que la reine-maquerelle des lieux est modiste, cet élément aura de l’importance pour les deux héroïnes qui gravitent autour du magasin : Marie (la chrysalide qui deviendra papillon grâce à Canez) et Grete (qui se mordra les doigts d’avoir acheté un manteau trop luxueux). Le discret décor parfois stylisé se pare malgré tout d’un certain réalisme, et l'on voit que l’escalier tordu est authentique malgré son esthétique expressionniste, lorsqu’à plusieurs reprises les prostituées le gravissent, seules ou accompagnées. Et puis, même si le film est situé à Vienne en 1921, on imagine que la rue Melchior aurait bien pu être à Berlin en 1925... Mais là ou Fritz Lang, par exemple, situe ses films dans une réalité à peine déformée, force est de constater que dans Le Docteur Mabuse, on ne va dans les milieux populaires que lorsque les héros s’encanaillent ; ici, on ne quitte pas la rue Melchior, et dès qu’on y est en pleine nuit, on y croise la file des gens qui attendent le lendemain en faisant, à tout hasard, la queue chez le boucher. Et là, on revient au symbolisme.

La mise en scène de Pabst, dans ce film, tire sa grande force d’un pragmatisme qui pousse le metteur en scène à ne jamais céder d’un pouce sur son pragmatisme. A l’heure ou les géants du cinéma allemand se sentaient obligés de choisir pour chaque film une démarche, souvent contraignante, il recycle tout : l’expressionnisme, discrètement utilisé dans les décors ou dans le jeu enfiévré de Valeska Gert, le réalisme des situations (on jurerait que tous les bars enfumés sont emplis de vrais fêtards !), le mélodrame... le fait que le film a été tourné en studio permet au cinéaste de le situer majoritairement la nuit, dans des intérieurs ou dans une rue dont une large part est située sous des arches et des arcades. Et il triomphe de l’insécurité de Garbo, probablement aussi nerveuse que son personnage était angoissé. Asta Nielsen était bien à la fin de sa carrière, et n’a plus du tout l’âge du personnage qu’elle joue, mais sa lassitude est payante.  La photo, signée de trois chef opérateurs (Robert Lach, Curt Oertel et Guido Seeber), est essentiellement nocturne, nourrie de l’influence de l’expressionnisme sans y succomber totalement, comme les décors superbes de la claustrophobe Rue Melchior, signés par Otto Herdmann et Hans Sohnle.

L’une des principales forces du film, et la principale cause de la censure dont il a été victime, reste l’érotisme de La Rue sans joie. Un érotisme assez particulier, fait d’un mélange de suggestion (tous les actes sexuels du film sont bien sur hors-champ, depuis le viol "consenti" dans l’arrière-boutique de la boucherie - entendu mais pas vu par le sempiternel témoin qu’est Asta Nielsen dans le film - jusqu’à la possession de Nielsen par Canez, dont la face grimaçante emplit tout l’espace du cadre quand il s’approche d’elle), de divers actes manqués (le patron de Grete lui fait du chantage, un garçon de chez Greifer poursuit la jeune femme dont il est amoureux lorsqu’il l’aperçoit dans une robe très suggestive) et surtout de vêtements. Ces derniers, en effet, déclinent une sorte d’état des lieux des personnages quant à leur situation en matière de sexe ; au début du film, les deux jeunes femmes qui vont chez le boucher sont toutes deux habillées de vêtements noirs, bas noirs, chaussures simples. Elles n’ont aucune intention préalable d’avoir des rapports, mais l’une d’entre elles cédera au boucher, à la sauvette, et l’autre (Nielsen, donc) s’enfuira. Une fois revenue de tout, elle cède aux avances de Canez qui symboliquement lui donne une robe, dont il insiste qu’elle ne recouvre pas les épaules de la jeune femme, et les dévoile lui-même d’un geste ferme. Elle portera du reste un costume d’une grande sophistication, mais transparent : sorte de reflet de sa soumission, qui est en grand contraste avec l’absence d’émotions dont elle fait désormais preuve. En revanche, son visage inquiet deviendra impassible, résigné à son sort durant la deuxième moitié du film. De son coté, Grete a cru son père quand celui-ci lui a annoncé avoir gagné une fortune en bourse, elle a donc été chez Greifer pour s’acheter un manteau de fourrure ; à cause de ce dernier, son patron la prendra pour une fille facile, provoquant alors son licenciement après qu’il a tenté sa chance.

Grete ne se séparera jamais de ce manteau, le confondant avec sa dignité. Il aura pourtant été sa chute, et elle le troque dans les dernières scènes contre un autre habit, également fourni par la Greifer : une robe très déshabillée, au dos nu, et qui lui dévoile une bonne partie des seins ; on sent d’ailleurs la jeune Garbo particulièrement gênée. Les prostituées, danseuses et autres aperçues chez Greifer dans les coulisses par Grete le jour de son "entrée en fonction", sont d’ailleurs toutes habillées, mais d’étoffes légères et parfois transparentes, de vêtements amples, et Valeska Gert elle-même porte une tunique échancrée : on le voit, les habits dévoilent plus qu’ils ne cachent et accompagnent la déchéance de l’héroïne. D’autres scènes ressortissent d’un érotisme plus classique, et donc moins habillé : l’une nous montre trois femmes nues, dans un tableau vivant chez la Greifer. La scène serait anecdotique si elle n’était suivie immédiatement d’un plan ou Grete, dans sa fameuse robe, se contemple dans trois miroirs... Ce type d’écho est utilisé occasionnellement par Pabst pour donner du liant : ainsi, au plan de la foule qui applaudit à tout rompre les attractions proposées chez Greifer, Pabst fait-il suivre un plan de la foule qui se masse dehors en attendant des jours meilleurs. Dernière séquence "érotique" dont nous discuterons, le flash-back du meurtre, qui intervient vers la fin : Asta Nielsen a vu dans une pièce à coté de celle ou elle se tient, un couple : Egon, le jeune homme qu’elle aime, et Lia Leid. Celle-ci est vue de dos, et le dos est nu et très éclairé : impossible au spectateur de regarder autre chose. Les plans qui suivent le départ d’Egon ne cadrent que le profil de la jeune femme qui se dénude (elle enlève ses bijoux), elle est un buste à la blancheur diaphane... Mais derrière elle, les mains d’une femme s’approchent et un fondu au noir termine la scène. L’espace d’un instant, Pabst a joué avec la nudité mais il s’est ravisé, et c’est la mort qui l’emporte. Le sexe pour échapper à la faim, la mort pour se venger du sexe, et au final le feu pour nettoyer tout cela.

Au passage, la fin est d’autant plus chaotique que la plupart des sous-intrigues ont droit à leur résolution. Dans la copie la plus répandue, la dernière sous-intrigue qui se termine sur un happy end entre Grete et son Américain précède le final de la rue en feu. Etait-ce prévu ? Rien n’est sûr tant la présence de telle ou telle scène, et le découpage du film, sont encore aujourd’hui une énigme : Pabst a abordé le tournage de son film, avec un scénario adapté par Willy Haas d’un romande Hugo Bettauer, et donc un plan préconçu... qu’il n’a pas suivi à la lettre. On n’a conservé aucune copie complète du film dans sa version allemande, et le destin du film a été celui d’un grand nombre de films européens, exportés, remontés, censurés. Aucune copie d’exportation n’a donc pu offrir de vision du montage ou du découpage original du film, tel que Pabst l’avait établi dans la version d’origine, d’où un grand nombre d’interrogations sur la présence ou non de certaines scènes dans le film, toutes les copies possédant de sérieuses différences avant cette restauration achevée (a priori, soyons prudents) en 2009. Aux cotés du film dans un montage qu’on sait plus long que ne l’était la version de 1925, donc incluant forcément du matériau en plus, figurent aussi des scènes, prises alternatives, plans inconnus, difficiles à intégrer. Certains sont répertoriés dans le scénario d’avant tournage, celui-là même qui n’a été que lointainement respecté par Pabst, d’autres sont identifiables comme faisant partie du puzzle du film, mais où ? On comprendra que le destin de cette reconstruction soit fragile : tout comme Metropolis, dont on a pu voir l’évolution des nombreuses restaurations au fil des ans, on ne sait pas jusqu’à quand cette version fera autorité...

En attendant, on peut donc passer 2 heures 30 en compagnie de ce film, pour lequel on a le sentiment qu’en réduisant les ambitions d’un film à quinze personnages et à une rue, Georg Wilhelm Pabst a un peu accompli le type de prouesse qu’aurait souhaité accomplir le Stroheim de Greed ou de Foolish Wives… Ses acteurs, dans l’ensemble jouent assez juste, sauf Valeska Gert, mais le metteur en scène la laisse volontiers faire ses excentricités ; après tout, le personnage doit avoir un certain vécu pour en arriver là ou elle est, les mimiques de Gert suggèrent une vie intérieure effrayante. Des deux actrices les plus remarquées de ce film, à savoir Nielsen et Garbo, celle qui est sur la pente descendante (Asta Nielsen, dans son dernier film) est éclipsée par le jeu instinctif de la deuxième. Chez Stiller, Greta Garbo était une poupée dans les mains de son metteur en scène, ici, tout en mettant en avant la singulière expressivité de son corps (et notamment de son dos, souvent mis en valeur) Pabst commence à en faire une actrice, dont le beau visage triste nous aide à choisir une bonne fois pour toutes notre camp : ce film n’a rien d’un simple constat, il est un coup de poing, il s’indigne et nous invite, nous enjoint à le suivre... Trois années avant que Louise Brooks ne vienne en Allemagne pour tourner avec lui deux grands films, ce film spectaculaire est l’un des chefs-d’œuvre d’un cinéma européen à vocation sociale, dont Pabst était alors l’un des représentants les plus intéressants.

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Par François Massarelli - le 16 mai 2013