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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Route Napoléon

L'histoire

Magnat de la publicité, Edouard Martel a été choisi pour le lancement de la très touristique Route Napoléon. Une caravane doit semer l'enthousiasme dans les populations. Un problème de dernière minute oblige Martel à substituer au village de Malijai (où l'Empereur a fait halte), celui de Bourg-sur-Bléone (ignoré par Napoléon). Le malin Martel s'y prend avec une telle adresse qu'il convainc tous les habitants du passage du grand homme et que le curé et l'instituteur, plus ou moins réticents, s'inclineront devant le succès de cette aventure moderne.

Analyse et critique

Tout l’intérêt des éditions Gaumont réside dans le fait qu’ils nous permettent de (re) découvrir quelques classiques devenus introuvables, ou quelques œuvres mineures d’une filmographie conséquente. Jean Delannoy, qui nous intéresse aujourd’hui, peut se targuer d’être l’auteur d’une trentaine de films. Ses plus connus, L’Eternel retour (1) (1943), La Symphonie pastorale (2) (1946), Dieu a besoin des hommes (3) (1950), Notre-Dame de Paris (1956) ou La Princesse de Clèves (1961), éclipsent une production fourmillante qui passe de la reconstitution historique (Marie-Antoinette, reine de France) au drame religieux (Marie de Nazareth), des adaptations (la série des Maigret) aux petits films à sketchs. Réalisé dans la foulée de La Minute de vérité, avec Jean Gabin et Michèle Morgan, La Route Napoléon est un film 100 % français, tant dans sa production que dans sa distribution. A ce titre, il n’a pas pu bénéficier des apports critiques et esthétiques de la communauté internationale. Un film oublié, donc, que l’on va pouvoir apprécier à sa juste valeur.


Jean Delannoy a commencé sa carrière cinématographique comme acteur puis monteur. Il connaît donc les nécessités scénaristiques et maîtrise parfaitement la chaîne de production. Il prend donc en main la conception du scénario, épaulé par deux dialoguistes de génie : Roland Laudenbach (4) et Antoine Blondin, hussards hugoliens, crapouillards, anarchistes de droite et grands buveurs. On appréciera donc la verve germanopratine "pré-Nouvelle Vague" et une représentation de la France radicalement éloignée des mythifications gaullistes. James Cuenet, au montage, est un remarquable technicien : c’est lui qui a contribué à la puissance visuelle de La Beauté du Diable (René Clair, 1950), avant de contribuer au succès populaire de La Vache et le prisonnier (Henri Verneuil, 1959). Les acteurs (5), quant à eux, ne dépareillent pas : Pierre Fresnay, bluffant de maîtrise et de professionnalisme, virevoltant dans son rôle de publicitaire impatient, tient le haut de l’affiche. On ne s’attardera pas sur son personnage, qui a uniquement été créé pour pointer du doigt la vision seigneuriale que les "nouveaux bourgeois" (les publicitaires, dans le contexte de l’après-guerre, sont encore vus comme excentriques et avant-gardistes) ont toujours eu de la province. Henri Vilbert et René Génin, habitués des seconds rôles, incarnent à merveille cet arrière-pays prêt à se mettre en quatre pour attirer le chaland. Claude Laydu, à l’inverse, rate quelque peu sa prestation, la plupart du temps ridicule en instituteur vieux avant l’âge (peut-être pense-t-il déjà à la création de Bonne nuit les petits, sa future poule aux œufs d’or). Et c’est tout ? Oui, c’est tout. Et c’est suffisant.


Mais qu’est-ce que la Route Napoléon, pour commencer ? Premier axe touristique à caractère historique, c’est tout simplement la RN85... Créée en 1932 à l’instigation des syndicats d’initiative locaux, elle relie la Côte d’Azur au cœur des Alpes. Si elle ne correspond pas exactement au cheminement de l’Empereur, ses 300 kilomètres donnent une bonne idée du périple effectué en 1815. Peu à peu, les élus et les préfets ont fait dans la surenchère, multipliant les pseudo-sites historiques en en faisant un enjeu électoral. L’argument de La Route Napoléon s’inscrit donc dans ce contexte : un publicitaire crée de toutes pièces une étape napoléonienne, transformant un paisible village en lieu de pèlerinage bankable. Tout y passe : costumes napoléoniens miteux, façades en toc, slogans ringards (« Napoléon l’a fait... pourquoi pas vous ? », « Entrez vivant dans la légende », « Return from Elba »), objets du quotidien repeints en pièces historiques. Un artifice et un goût du spectacle assumés par Édouard Martel, jusque dans les moindres détails, comme par exemple ces faux applaudissements pour couvrir le silence étourdissant de son arrivée dans l’arrière-pays. Évidemment, le décalage entre les habitants du village et cette figure de la publicité est matière à rire : là-dessus, Pierre Fresnay s’autorise à forcer le trait. (6) Nous arrivons dans le cœur du propos : ironiquement, l’excentricité et la duplicité d’Édouard Martel apportent du dynamisme et de l’imaginaire dans un village figé. L’arrivée de cet élément extérieur, gage de bénéfices et de changements, va se heurter à deux figures sociales incontournables : l’instituteur et le curé. Le professeur, qui peut se vanter d’avoir lu les Mémoires de Fouché, a dès le départ compris l’arnaque. Mentir au peuple lui est intolérable, sans compter l’agitation que ces événements provoquent dans sa classe. L’homme d’Église, à l’inverse, refuse de devenir marchand du Temple. S’ensuivront d’obligés conflits moraux, alors que Bourg-sur-Bléone ressemble de plus en plus à une nouvelle Lourdes : médecin, pharmacien, maire, tous unis pour inventer (par exemple) une prétendue source miraculeuse. Bien évidemment, tout sera résolu (superficiellement) par le personnage principal : les enfants remis dans le droit chemin, compromis entre tourisme et authenticité... Martel se fait applaudir (en vrai) au balcon. On dirait Jean Sylvain Bailly !


Satire et (relativement) contemporain, pré-houellebecquien, La Route Napoléon vaut surtout pour ses dialogues. On ne peut pas dire que ce soit un film inventif, ni même une œuvre de commande. Moqueur et gentiment féroce, il ne s’autorise pas tout : les accents céliniens d’Antoine Blondin, que l’on retrouvera (partiellement) dans Un singe en hiver, se heurtent à une mise en scène pantouflarde et convenue, à une ambition toute relative. Un film vite fait, vite vu, vite apprécié.


(1) Avec un Jean Marais étonnamment machiavélique.
(2) Grand Prix du Festival de Cannes.
(3) Prix International à la Biennale de Venise.
(4) Qui collaborera avec Jean Delannoy sur La Minute de vérité (1952), Secrets d’alcôve (1954) et Obsessions (1954).
(5) C’est vraiment un film masculin.
(6) On remarque même une troublante ressemblance avec les intonations d’Yves Montand.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Florian Bezaud - le 4 juillet 2017