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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Nuit des juges

(The Star Chamber)

L'histoire

Ecoeuré par l'impuissance, le laxisme des tribunaux et de la police qui laissent des assassins notoires en liberté, le jeune magistrat Hardin découvre l'existence d'un tribunal parallèle, la cour étoilée, qui rejuge les criminels impunis et les fait exécuter par un tueur à gages. Hardin se laisse tenter par cette forme d'auto-justice...

Analyse et critique

Jeunesse étonnante que celle de Peter Hyams. Né en 1943, issu d’une famille d’intellectuels new-yorkais engagés contre le fascisme et proches du communisme (certains seront persécutés par la chasse aux sorcières), tour à tour peintre, batteur de jazz, documentariste pour CBS et correspondant de guerre au Vietnam, le jeune homme aborde les années soixante-dix largement armé pour affronter avec force les enjeux politiques, visuels et rythmiques (ses films sont toujours percutants) du cinéma américain. Pour le dire clairement, Hyams est un homme d’action et un libéral (au sens américain) qui n’hésite pas, dans une majorité de ses films, à dénoncer la corruption de son pays. Il filme l’Amérique comme une impasse (c’est son motif visuel principal), un mur de paranoïa que les héros individualistes et taciturnes, héritiers des cow-boys d’antan, chercheront à briser. Dans ses œuvres, qui sont autant de contes moraux, Hyams évoque une Amérique impérialiste, qui repousse ses frontières (fussent-elles dans les étoiles) à coup de force et de mensonges, un pays dont l’élite WASP forme une entité fasciste qui manipule les foules, où la criminalité est galopante, où les rues sont gangrénées par le Mal : vous aurez reconnu, respectivement, Capricorn One, Outland, Les Casseurs de gang/Busting, La Nuit des juges, Deux flics à Chicago, Le seul témoin, Relic, La Fin des temps. Seul 2010, par la personnalité optimiste du romancier Arthur C. Clarke, est un conte ouvertement positif, même si, significativement, Hyams y a ajouté une dénonciation de la Guerre froide qui n’était pas explicite dans le roman. (1)


De fait, La Nuit des juges ressemble à un cauchemar. C’est le mauvais rêve de l’Amérique. Après avoir dirigé la Paramount de 1971 à 1975, le producteur Frank Yablans a choisi de travailler en indépendant, cherchant des sujets dans l’esprit du temps (par exemple le fantastique sanglant avec Furie de Brian De Palma, en 1978). Au début des années quatre-vingt, il tombe sur un script prometteur de l’écrivain et universitaire Roderick Taylor, qui imagine une variante originale du film de vigilante, ou de justice expéditive, un genre très en vogue à l’époque à cause du taux de criminalité explosif de certaines métropoles. Taylor imagine comme vengeurs, non pas des hommes solitaires et armés, mais des juges hauts placés qui ont décidé, face à la relaxe de certains meurtriers due à des vices de procédure, de fonder leur propre tribunal, la Star Chamber (en référence à un tribunal d’élite qui officiait dans la Vieille Angleterre). Un tribunal occulte à sentence immédiate et sans appel : la mort. Bien sûr, ce ne sont pas les juges eux-mêmes qui se salissent les mains et souillent leur chemise de soie, mais un tueur à gages impavide. Pour Yablans, le réalisateur de Capricorn One semble l’homme idéal pour adapter le script à l’écran, garantissant efficacité et succès. Mais, en tant qu’homme de gauche, Hyams sait qu’il marche sur des œufs avec un sujet pareil : le risque est grand, en effet, avec ce type de film, de rendre l’idée de vengeance séduisante. Au cours des réécritures, il essaiera donc de se montrer didactique et de condamner clairement le fascisme latent d’un tel tribunal.


Evidemment, cette condamnation entre en contradiction avec les impératifs du film d’action hollywoodien qui cherche à faire de la violence un spectacle. Du coup, La Nuit des juges prend l’aspect d’une démonstration un peu maladroite (on se croirait revenu aux temps des Dossiers de l’écran !) qui cherche à la fois à « exciter » le public et à lui faire honte. C’est sans doute la raison de l’échec commercial du film lors de sa sortie en 1983, sans compter les aspects glauques et déprimants de l’intrigue. Il n’en reste pas moins, et c’est heureux, que sous l’action immersive du thriller, La Nuit des juges nous amène à réfléchir réellement aux droits du citoyen, notamment à travers l’itinéraire du personnage principal, le magistrat à la dérive interprété par Michael Douglas. Un temps séduit par la démarche « efficace » de la Star Chamber, il serait proche d’être totalement perverti s’il n’y avait un retournement de situation que je vous laisse découvrir. Cette tentation du Diable est ce qui, à l’évidence, a interpellé Peter Hyams, dont les films, redisons-le, sont des contes moraux. Clin d’œil à Capricorn One, il reprend le plus-que-parfait Hal Holbrook (le genre de comédien qui fait oublier qu’il est un comédien : il est le personnage) dans le rôle du patricien corrupteur. Plus que tout en effet, Hyams a voulu montrer dans ce film qu’un tribunal cossu et bourgeois, tout de lumière tamisée, de bois lustré et de cuir, pouvait être aussi horrible, aussi barbare, aussi pervers, dans la froideur inhumaine de ses sentences, qu’un bâtiment sordide où des vieilles dames et des enfants sont assassinés. Du reste, tout au long du film, il n’y a qu’une opposition de surface entre ces espaces. Et pour le anti-héros en perdition qui les traverse (remarquons que Douglas ne sourit quasiment jamais dans ce film et que son visage est souvent plongé dans les ténèbres), c’est la traversée éprouvante des cercles de l’Enfer.


Ainsi, que ce soit dans les dialogues tendus ou dans les fulgurantes scènes d’action, le projet de Hyams est de nous communiquer, par sa mise en scène expressionniste, une sensation de vertige et de nausée, face à des cercles infernaux qui s’enchaînent entre eux, comme des ondes à la surface d’une eau opaque. Vertige psychologique lorsque les procès de prévenus tournent systématiquement au vice de forme absurde, comme dans un cauchemar kafkaïen, ramenant en toute impunité ces hommes à la rue et à leurs crimes, ou lorsque Douglas découvre une Justice dans la Justice, une justice « au carré » qui en se multipliant s’annule, outrepassant le Droit. Vertige physique lorsque la caméra, en steadicam virtuose, colle littéralement à la course folle de deux policiers poursuivant en vain un suspect, à travers rues, maisons et arrière-cours, lorsqu’elle colle à la fuite affolée d’un voleur de voitures dans un parking labyrinthique, à l’exploration dantesque de Michael Douglas dans un immeuble inondé et abandonné, digne de Blade Runner, et enfin à sa chute interminable dans un conduit d’évacuation circulaire, abyssal.

Pour Hyams, c’est l’image qui crève l’abcès de la chasse aux sorcières et justifie le film : le col blanc aspiré violemment vers le bas, vers le vide, tourbillonnant comme l’eau sale dans la cuvette des toilettes, expiant par là tous ses crimes...

(1) On peut également citer le mélodrame Guerre et passion comme échappant à cet univers paranoïaque.  

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 30 septembre 2019