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Critique de film
Le film

La Marque du tueur

(Koroshi no rakuin)

L'histoire

Goro Hanada (Joe Shishido) est le tueur n°3 de l'Organisation. Il accepte d'aider son ami Kanada à remplir une mission qui lui a été confiée - transporter un certain Sakuro d'un point à un autre du pays - mais qu'il ne sent pas capable de réussir seul : Kanada est au bout du rouleau et l'alcool fait de lui un tueur incompétent. Ils boivent. Pendant le trajet, ils sont harcelés par des hordes de tueurs et Kanada trouve la mort dans une des rixes. Hanada parvient à amener Sakuro à bon port, non sans s'être opposé au tueur n°2 de l'Organisation dont il parvient in extremis à triompher. Sur la route du retour, il rencontre une femme mystérieuse qui le suit discrètement jusqu'à son domicile où l'attend son épouse frivole. L'Organisation lui confie alors quatre contrats. Il exécute trois des cibles, mais au moment de s'attaquer au quatrième homme, l'inconnue - qui dit d'appeler Misako - prend contact avec lui pour lui confier un autre assassinat. Hanada accepte cette mission délicate qui repose sur un tir parfait. Au moment crucial, un papillon se pose devant son viseur, ce qui lui fait rater son tir et tuer une passante. Cette erreur le raye de l'Organisation, dont la politique est de se débarrasser des employés qui ratent un contrat et tuent un innocent. Hanada n'a plus qu'une solution : trouver le mystérieux n°1 avant que les tueurs n'aient sa peau...

Analyse et critique

La Nikkatsu est de plus en plus embarrassée par Seijun Suzuki, son ton anarchiste, son absence de morale. Le studio est en effet régulièrement pointé du doigt pour ses productions déviantes et la mauvaise publicité commence à compter plus que les entrées financières, considérées par ailleurs comme trop maigres concernant les films tournés par Suzuki. En 1968, le divorce est consommé et le cinéaste est mis à la porte du studio. C'est La Marque du tueur qui donne une excuse au studio pour se débarrasser de cet employé par trop iconoclaste. Pour les cadres de la Nikkatsu, le film est incompréhensible, honteux, invendable, et le directeur, Kyusaki Hori, en rajoute en déclarant dans la presse qu'ils n'ont « pas besoin d'un réalisateur qui fait des films que personne ne comprend. » Ce renvoi brutal va briser net la carrière de Suzuki. Malgré le soutien d'étudiants, de critiques et de réalisateurs (dont Nagisa Ôshima) suite à son licenciement, avec manifestation aux portes du studio à la clef, les cinq grands studios refusent de l'employer et il se voit contraint pour vivre de tourner des publicités. Il intente un procès à la Nikkatsu, qui bloque les copies de ses films et empêche que des hommages lui soient rendus, procès qu'il remporte en 1971. Malgré cette victoire et les soutiens multiples, il ne parviendra à faire son retour sur grand écran qu'en 1977, entamant une seconde carrière dans le cinéma indépendant. Une carrière très discrète vue de nos contrées, ses films n'étant que peu distribués en dehors des frontières du Japon. Suzuki va rapidement sortir des radars critiques et c'est seulement à partir du début des années 1990 qu'il va être l'objet d'une véritable réhabilitation. C'est vrai chez nous, c'est vrai aussi au Japon où, hormis quelques titres renommés (comme Mélodie tzigane en 1980), ses films ne suscitent plus grand intérêt de la part du public et de la critique.

En étant contraint d’œuvrer dans la production indépendante, Suzuki perd une forme de liberté que paradoxalement la Nikkatsu lui garantissait. Suzuki, qui aime improviser lors du tournage, trouvait son compte dans le système du studio. Il était certes cadré par de multiples contraintes, mais pouvait compter sur les moyens de la Nikkatsu (moyens techniques ou humains, accessoires, décors, costumes...) pour répondre du tac au tac aux idées qui lui venaient en tournant. Il pouvait ainsi se détacher facilement du scénario, transformant ou imaginant de nouvelles scènes en fonction de son inspiration, ce qui lui offrait une grande liberté dans la confection des films de série B qu'on lui confiait. Tout cela, il ne peut le retrouver dans la production indépendante qui lui demande de respecter des plans de travail bien établis, les petits producteurs n'ayant pas - loin s'en faut - l'assise financière et la force de frappe des studios. On peut penser que, comme les cinéastes artisans d'Hollywood, Suzuki était fait pour le système des studios.

Mais revenons à cette Marque du tueur, à la fois l'aboutissement de la démarche formelle de Suzuki et film de la rupture. Le cinéaste profite de ce que la Nikkatsu est à court de projets pour glisser un scénario qu'il a écrit avec quelques amis. (1) Le studio, qui ne comprend pourtant rien au script, ne peut qu'accepter de déroger à sa règle habituelle et laisse Suzuki tourner le film. Comme il a - politique du studio oblige - les coudées franches en terme de réalisation et qu'il travaille pour la première fois sur un scénario dont il est le seul maître, Suzuki peut laisser libre cours à son imagination débordante. Et comme il part d'un scénario complètement lâche, pas vraiment terminé, avec plein de béances, il peut en profiter pour signer un film qui ne repose plus que sur sa seule mise ne scène, ce dont il a toujours rêvé. Suzuki œuvre avec une liberté qu'il n'a jamais eue, et qu'il n'aura jamais plus, même dans le cadre des productions indépendantes.


Si La Marque du tueur se situe dans la continuité des expérimentations formelles auxquelles Suzuki se livre depuis Détective Bureau 2-3, le film tranche néanmoins en de nombreux points avec son œuvre antérieure. Le plus visible de ces changements, c'est le retour au noir et blanc, le cinéaste abandonnant les couleurs bariolées qui sont sa marque de fabrique. Ce noir et blanc joue immédiatement sur l'atmosphère du film, Suzuki délaissant le côté pop de ses plus grands succès au profit d'une ambiance étrange, perturbante, à la lisière du fantastique. Une autre évolution importante, c'est la contamination de chaque plan par son goût pour le formalisme. Jusqu'ici, Suzuki mettait en place des scènes chocs, mais entre deux séquences visuellement excitantes, il laissait le scénario suivre plus ou moins tranquillement son cours sans que la mise en scène ne s'affiche de trop. Avec leur découpage serré, leurs ellipses, leurs cadres recherchés, ces séquences de calme relatif portent toujours sa marque, mais le cinéaste vise surtout l'efficacité, l'élégance et non la sidération du spectateur. En fonction des films, ces passages sont plus ou moins longs et nombreux, mais jamais Suzuki n'était allé jusqu'à la saturation d'effets de La Marque du tueur. Ici, aucun cadre n'est simple : cadre dans le cadre, profondeur de champ exagérée, objet proéminent placé au premier plan, effet de reflet, travail sur les perspectives... chaque image du film est perturbée, parasitée, les décors et accessoires participent également à faire de chaque plan une énigme. Tout ceci traduit le fait que Hanada pense évoluer dans un monde binaire alors qu'il navigue dans un monde tentaculaire, incompréhensible, absurde, sur lequel il découvre n'avoir aucune prise.

On est ainsi plongés dans le cerveau embrumé d'Hanada, la mise en scène allant crescendo dans le délire formel au fur et à mesure que le personnage perd pied et ingurgite de plus en plus d'alcool. On partage ses fantasmes, ses visions, sa dérive. Après un début presque classique, sa rencontre avec Misako marque la première étape de sa descente aux enfers. A partir du moment ou elle lui dit n'être intéressée que par la mort, il développe pour elle une obsession morbide. La mort, c'est sa vie, son commerce, et cette femme qui l'incarne entièrement aspire toutes ses pensées. Lorsqu'il tombe dans ses bras, le film se met à tourner en rond, répétant des scènes quasi à l'identique. Hanada se retrouve prisonnier de cette femme araignée qu'il veut à la fois tuer et posséder. Lorsque enfin il sort de cette spirale pour reprendre sa croisade, le film continue à être déconstruit, aberrant, évoquant une société en plein délitement, où plus rien ne fait sens.


Après le temps de l'obsession pour Misako, vient le temps de la paranoïa, Hanada se trouvant traqué et enfermé dans cet appartement même où il se débattait avec Misako. L'étau se referme, il est constamment observé, chacun de ses gestes épié par un observateur invisible. Les cadres se resserrent autour de lui, il n'a plus d'espace, il se recroqueville et étouffe. Le troisième temps est celui de l'absurde, Hanada tentant de retourner la situation en débusquant le n°1 afin de prendre sa place, une quête du pouvoir qui va rapidement tourner à vide. On pense bien sûr au Point de non retour réalisé la même année par John Boorman, où Lee Marvin cherche aussi à remonter les échelons d'une organisation tentaculaire. Deux films où le héros s'imagine être garant d'une aristocratie du crime - avec ses lois, son code de l'honneur, sa hiérarchie - mais se retrouve confronté à un monde qui ne fait plus sens. Sous les attributs du yakuza-eiga, le film devient une critique du culte de la réussite et de l'individualisme qui traverse la culture japonaise. Une critique d'une société moderne déshumanisée et mécanique dont Suzuki rend compte au travers de ces criminels qui vouent leur existence à grimper les échelons jusqu'à devenir le n°1.

On comprend que la Nikkatsu ait peu apprécié cette œuvre qui ne répond plus en rien à ses desiderata. Plus encore que dans La Jeunesse de la bête, Suzuki s'amuse des codes du genre, les détourne, les retourne, réalisant une quasi-parodie des films de yakuzas. Il propose une œuvre complexe qui se situe à mille lieues des productions habituelles de série B, transformant un film de commande en manifeste moderniste, voir par moments surréaliste. Avec La Marque du tueur Suzuki se place sur cette ligne de crête entre sublime et grotesque, sur ce chemin étroit qui donne les films de genre les plus singuliers, ceux qui finalement résistent au temps. C'est le cas de ce film inoubliable qui, plus de cinquante ans après sa réalisation, demeure toujours aussi surprenant, unique.


(1) Le générique crédite un certain Hachiro Guryu, mais il s'agit d'un pseudonyme qui regroupe plusieurs auteurs, dont Suzuki. Jiku Yamatoya (qui débute comme réalisateur et scénariste la même année sous le nom d'Atsushi Yamatoya), Yuki Miyata (visiblement un mangaka) et Chusei Soné (qui deviendra un réalisateur de pinku-eiga). Le scénariste Mitsuhito Ishigami et le directeur artistique Takeo Kimura pourraient également faire partie de la bande.
(2) Cité dans "Le Cinéma Japonais" de Donald Richie.

DANS LES SALLES

CYCLE SEIJUN SUZUKI

DISTRIBUTEUR : splendor films

DATE DE SORTIE : 28 mars 2018

Présentation du cycle

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 2 avril 2015