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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Loi du silence

(I Confess)

L'histoire

I Confess (La Loi du silence)
A Québec, une nuit, un meurtre est commis par un homme en soutane. Il s’agit d’Otto Keller, sacristain de l’église locale, et sa victime est un avocat réputé, Villette, qu’il souhaitait cambrioler. Pris de remords, Keller retourne à l’église se confier au père Logan, son bienfaiteur, dès lors tenu par le secret de la confession. L’enquête est alors confiée à l’inspecteur Larrue qui, suite à plusieurs témoignages, se met à soupçonner Logan. D’autant que celui-ci partage avec une jeune femme nommée Ruth Grandfort un ancien secret fort compromettant.

The Wrong Man (Le Faux coupable)
Contrebassiste de jazz au Stork Club de New York, Manny Balestrero est avant tout un père de famille exemplaire, menant une vie simple et heureuse, malgré les difficultés financières. Contraint d’emprunter sur l’assurance-vie de son épouse pour pouvoir payer à celle-ci des soins dentaires, il est reconnu par plusieurs employées de l’agence comme le responsable de plusieurs vols commis en ces mêmes lieux quelques semaines plus tôt. Appréhendé par la police, il est identifié par d’autres témoins et, bien que clamant son innocence, est immédiatement incarcéré.

Analyse et critique

On le constate à la lecture de ces résumés, ces deux films d’Alfred Hitchcock reposent sur la figure, chère au cinéaste, de l’innocent accusé, figure que l’on retrouve tout au long de sa carrière, dès The Lodger (1926) jusqu’à Frenzy (1972), en passant par des œuvres aussi fameuses que The 39 Steps, Young and Innocent ou North by Northwest. Toutefois, l’une des spécificités de ces films - parmi d’autres - est d’associer à cette allégorie de la justice chancelante des hommes une dimension religieuse beaucoup plus difficile à trouver, du moins dans cette mesure, dans la filmographie d’Alfred Hitchcock.

Issu d’une famille catholique assez fervente, Hitchcock passa son enfance au collège jésuite de Saint-Ignace et demeura pratiquant toute sa vie. Il peut être intéressant de chercher dans sa filmographie des vestiges de cette éducation pour constater que si les figures-clé de la religion catholique en sont quasiment absentes (ou apparaissent dans la diégèse de manière secondaire - on pense à la Bible qui sauve le personnage de la mort dans The 39 Steps ou évidemment à la figure finale de la sœur dans Vertigo), une bonne partie de son approche des évènements est sous-tendue par des notions aussi éminemment chrétiennes que la Culpabilité ou la Providence. Malgré tout, Hitchcock, et cela est vrai d’ailleurs sur d’autres sujets, semble n’avoir jamais voulu contaminer ses films par ses opinions personnelles, préférant y insuffler un regard distancié.

Atypiques, ces deux films le sont donc d’autant plus qu’ils abordent le sujet religieux de manière directe, voire de manière radicalement frontale dans I Confess, qui repose sur un postulat (le secret de la confession) dont l’essence était mieux perceptible auprès d’un public catholique. D’ailleurs, Hitchcock reconnaîtra que cela posa un problème à une partie de son public, probablement dérouté, comme il l’avoue dans ses entretiens avec François Truffaut : "Nous savons, nous les catholiques, qu’un prêtre ne peut pas révéler un secret de la confession, mais les protestants, les athées, les agnostiques, pensent : « C’est ridicule de se taire ; aucun homme ne sacrifierait sa vie pour une chose pareille. »". Mais pour peu que l’on accepte la droiture morale du personnage de Logan - en cela, l’interprétation troublante de Montgomery Clift aide bien - I Confess impose son pitch imparable (1) pour dérouler une tension insidieuse, au rythme lent mais déterminé de la marche du prêtre, le long de ce que d’aucuns appelleront son "chemin de croix"...

Incontestablement, elle aussi, la figure de Manny Balestrero a quelque chose du martyr. Accablé par les coïncidences alors que son innocence est frappante, il est de plus contraint à assumer d’autres responsabilités encore plus lourdes que son éventuelle culpabilité (la survie financière de son ménage mais surtout la déliquescence psychologique de son épouse). Inspiré d’un fait divers réel survenu trois ans avant le tournage du film et révélé par un article de Life (nous reviendrons sur l’aspect "réaliste" du film), Le Faux coupable n’est pour autant à première vue pas un film religieux. Il le devient à partir du moment où l'on constate que dans son souci de respecter la véracité de l’histoire, Hitchcock ne se permet que deux libertés dans l’adaptation, qui modifient sensiblement la perception que l’on peut avoir du film. La première réside dans le personnage même de Christopher Manuel Balestrero, qui sous les traits inquiets de Henry Fonda, apparaît comme un modèle de pureté, d’innocence, comme un "saint" homme, ce que d’évidence le vrai Balestrero n’était pas, Hitchcock reconnaissant lui-même dans ses confidences à Peter Bogdanovich, à ce sujet, qu’il y avait "dans l’histoire quelque chose qui n’apparaît pas à l’écran." (2) La deuxième liberté artistique majeure que prend Hitchcock par rapport au fait réel est encore plus saisissante, puisqu’elle correspond à la découverte du "vrai coupable" : écrasé par le poids de la culpabilité, par ce sort qui s’acharne sur lui, Balestrero, seul dans sa chambre, attrape son chapelet (3), se tourne vers une représentation du Christ et commence une prière pour son salut. Sur cette face innocente vient alors se superposer la silhouette puis, se rapprochant, le visage d’un homme lui ressemblant étrangement, la sécheresse des traits et la folie du regard en plus. La prière est exaucée, le miracle accompli, le coupable est enfin découvert, les deux visages superposés étant deux représentations mêlées du Bien et du Mal, dans la lutte éternelle qu’ils se vouent dans la tradition chrétienne. Comme si, lorsque l’institution judiciaire était dans une impasse, seule la Justice divine pouvait sauver l’innocent.

Cette confrontation Justice des Hommes / Justice de Dieu atteint dans I Confess un échelon supplémentaire puisque lorsque, faute de preuve, Logan est acquitté par le tribunal, il doit à sa sortie affronter le jugement, autrement plus impitoyable, de la foule furieuse, prête à le lyncher (situation qu’on trouvait déjà à la fin de The Lodger). Assailli, débordé et pour la première fois contraint lui-même à la violence (son coude casse la vitre d’une voiture), Logan, à l’instar de Balestrero au moment de sa prière, ne peut qu’appeler une intervention divine. Hitchcock insère alors un bref plan d’une partie de la foule, et plus précisément d’Alma Keller (4), l’épouse du véritable assassin, coincée entre son époux (qui a décidé de condamner Logan pour se sauver lui-même) et une grosse femme hideuse croquant dans une pomme... Sans dévoiler la suite, tout juste peut-on constater que le salut de Logan viendra de cette femme, incarnation furtive - par contraste - de la beauté, de la pureté, de l’innocence, puis très vite allégorie de la Rédemption.

Toutefois, ce ne serait pas rendre justice - c’est le cas de le dire - à ces œuvres que de les réduire à cette dimension théologique (5), car il s’agit aussi de films de suspense, dans lesquels la mise en scène d’Alfred Hitchcock s’avère tout à fait inspirée, dans des registres d’ailleurs assez inhabituels. Par exemple, ces films s’avèrent extrêmement sérieux, quasiment dénués d’humour (ce qui ne veut pas dire d’ironie), et quand un personnage apparaît à l’écran dans une situation cocasse, c’est souvent pour révéler la gravité d’un propos plus global : ainsi, dans I Confess, lorsque l’on découvre le personnage du procureur, celui-ci s’amuse de façon anodine à équilibrer des couverts sur un verre. Plus tard, on découvre ce même personnage lors d’une réception, un peu éméché, couché par terre en train d’essayer de faire tenir un verre en équilibre sur son front. Serait-ce extrapoler que de voir en ces situations badines ou saugrenues une nouvelle constatation de cet équilibre aléatoire que représente la justice des hommes, ici réduite à un jeu mondain incertain ? D’autre part, dans chacun des deux films, Hitchcock nous montre d’amusants couples de fillettes, de mignonnes écolières dans I Confess ou des chipies hilares dans The Wrong Man, qui s’avèrent finalement aggraver la situation de nos innocents accusés, en confirmant que le meurtrier portait une soutane dans le premier cas, et en annonçant en souriant à Balestrero qu’un témoin pouvant le disculper vient de mourir dans le second. Enfin, Hitchcock évacue très vite dans ces deux films sa rituelle apparition, devenue un jeu pour ses spectateurs, en se montrant à l’écran dès le premier plan des deux films, dans un cas comme un simple passant lointain (I Confess), dans l’autre pour apostropher le spectateur d’un ton grave sur la véracité des faits qui vont lui être narrés (The Wrong Man). Cette gravité commune aux deux œuvres, annoncée d’emblée, limite par la suite les possibilités de rebondissements ahurissants ou les poursuites échevelées, et impose une forme de linéarité dans l’intrigue, provoquant une tension bien plus liée aux états psychologique des personnages qu’aux situations auxquelles ils sont confrontés. Ne serait-ce l’importance des enjeux, on pourrait presque alors parler de films "atmosphériques", impression également due à la photographie des films (assurée dans les deux cas par Robert Burks), à leur environnement sonore (6) ainsi qu’à la gestion de l’espace, du cadre de l’action.


Concernant ce dernier point, l’importance des lieux de tournage est à noter, puisque par souci de coller à l’aspect documentaire qu’il voulait conférer à son film, Hitchcock alla jusqu’à tourner sur les sites même de l’erreur judiciaire qui inspira The Wrong Man, du Stork Club dont il fit ouvrir les portes jusqu’à certaines rues qui furent réellement cadre de cette histoire. De même, la ville de Québec apparaît omniprésente dans I Confess, de ses imposants monuments à ses rues sombres, jusqu’à cette amusant jeu de panneaux "Direction" qui ouvre le film pour accompagner le spectateur sur le lieu du meurtre. Pour désorienter un peu plus son public anglophone, Hitchcock a d’ailleurs tenu dans I Confess à jouer sur le contraste des accents, celui, français, des québécois s’opposant à l’accent germanique des Keller et au phrasé du père Logan, le personnage de Ruth devant être au départ, en sus, interprété par une suédoise (Anita Björk, renvoyée dans son pays natal par la Warner suite à une affaire de mœurs malvenue après le scandale Bergman). Hitchcock discute d’ailleurs de cet aspect avec François Truffaut en précisant qu’ "il y a un malaise qui se crée chaque fois qu’une histoire nous entraîne dans une communauté mixte." Et, indéniablement, malaise il y a dans ces deux films. Dans I Confess, pour ce sentiment d’impuissance révoltant, pour le jeu de Montgomery Clift qui murmure plus qu’il ne parle et dont un regard échangé avec Alma Keller vaut plus que les discussions de ses collègues ecclésiastiques ; pour cet amour impossible dont on ne saura jamais vraiment l’histoire (7) ; pour la férocité de cette astuce de scénario qui consiste à transformer un alibi en mobile ; et pour la mise en scène d’Alfred Hitchcock, qui, avec force contraste, évoque la dualité et l’ambiguïté de cette situation, jusqu’à nous présenter deux points de vue différents de ce même instant, le lendemain du meurtre, où tout bascule pour Logan.


De même, dans The Wrong Man, le malaise surgit, constamment, de cette mise en scène à la fois symbolique (le premier plan en extérieur de Balestrero le montre négligemment encadré par deux policiers passant par là), hachée par un montage vif et résolument proche du personnage, à la limite du documentaire (8), en usant à de nombreuses reprises du point de vue subjectif (le tout dans une même scène, voire le trajet avec les policiers suite à son interpellation ou le transfert du tribunal jusqu’à la prison) ou encore en recourant à cette "vertigineuse" figure de la spirale chère au cinéaste lors de la première nuit en prison de Balestrero. Deux scènes entre Fonda et Vera Miles s’avèrent même extrêmement dérangeantes en ajoutant la violence ou le désespoir au supplice de Balestrero. Tout juste peut-on reprocher au film, qui tend parfois vers la démonstration, le défaut d’ambiguïté de son personnage principal ; suite à l’arrestation de Daniell, le "vrai" coupable, Patrick Brion émet dans son ouvrage consacré à Hitchcock l’éventualité d’une nouvelle erreur judiciaire, en se basant sur les similitudes des arrestations des deux suspects et de leurs identifications "formelles" par les employées de la compagnie d’assurance (elles se sont trompées une fois, pourquoi pas deux ?). Mais outre le fait que la réplique de Daniell faisant allusion à son épouse et à ses enfants est à peine inaudible - et d’ailleurs partiellement traduite dans les sous-titres - la mise en place dramaturgique de son apparition (évoquée plus tôt) et la conclusion rapide qui suit ne laissent guère planer le doute. Finalement, si la performance de Henry Fonda est en tout point remarquable dans le registre de l’innocent, on se prend à imaginer l’impact qu’aurait pu avoir le film si Balestrero avait été l’un de ces troubles héros hitchcockiens, séduisants et sombres, qui prendront selon les films les visages de Cary Grant, de James Stewart ou même... de Montgomery Clift.

Réflexions sur la culpabilité des hommes et sur leur rapport à Dieu, films tendus sur l’injustice et le sentiment d’impuissance qui en découle, portraits jamais simplistes de systèmes sociaux implacables mais faillibles (le portrait subtil du policier Larrue de I Confess, interprété par Karl Malden, incarnation de la raison s’opposant à la foi), constats amers et cruels sur la vanité des rapports humains, œuvres virtuoses d’un cinéaste au sommet de son art (9), ces deux films apparaissent toutefois régulièrement au sein des encyclopédies du cinéma comme des œuvres de second rang dans la carrière d’Alfred Hitchcock, rarement mentionnées parmi ses plus grandes réussites (quoique, parmi les initiateurs de la Nouvelle Vague française, I Confess avait ses partisans). Et par leur gravité ou leur rythme, elles pourront apparaître décevantes à tous ceux pour qui Hitchcock n’est "que" le "maître du suspense". Mais pour qui le considère - à juste titre - comme cet immense scrutateur de l’âme humaine, ce génial inventeur de formes nouvelles pour qui la mise en scène ne souligne jamais avec redondance le propos mais l’anticipe constamment, il s’agit d’œuvres incontournables, profondes et bouleversantes.

1. Il est à noter d’ailleurs que le film est adapté d’une pièce de 1902 signée Paul Anthelme, Nos deux consciences, qualifiée par François Truffaut de "mauvaise" et par Claude Chabrol et Eric Rohmer dans leur ouvrage consacré à Hitchcock de "médiocre".
2. Dans Who the Devil Made It, de Peter Bogdanovich et Albert Knopf.
3. D’ailleurs, le seul objet personnel que les gardiens l’autorisent à garder lors de son incarcération, comme s’il n’avait plus alors que la foi comme salut.
4. Peut-être est-il nécessaire de rappeler qu’Alma était également le prénom de l’épouse dévouée d’Alfred Hitchcock, régulièrement présentée par les collaborateurs de celui-ci comme un "ange" ou comme une "sainte".
5. Dimension pour laquelle, sur I Confess, Hitchcock s’était adjoint les conseils d’un théologien, le père Paul La Couline.
6. Dans la remarquable partition de The Wrong Man, et ses irritantes trompettes en sourdine, on notera l’émergence décalée de notes de contrebasse, en rappelant que le personnage de Manny Balestrero est lui-même contrebassiste.
7. On aurait pu savoir si la passion avait été physiquement consommée, puisque dans la version initiale du scénario, il y avait un enfant caché, ce que la censure religieuse ne toléra pas. Le romantisme inhabituel dont fait preuve Hitchcock dans l’évocation de cette relation passée est d’ailleurs très touchant.
8. "A la prison, nous avons observé comment les prévenus touchent leur literie, leurs vêtements, et ensuite nous avons choisi une cellule vide pour Henry Fonda. Nous lui avons fait faire ce que les autres prisonniers venaient de faire sous nos yeux. La même chose pour les scènes se déroulant à l’asile psychiatrique où les docteurs jouaient leurs propres rôles", Hitchcock, cité par Patrick Brion.
9. La formule peut avoir l’air convenue, mais le film précédant I Confess est Strangers on a Train (1951), Rear Window (1954) sera tourné entre ces deux œuvres, et Vertigo (1958), North by Northwest (1959) ou Pyscho (1960) suivront immédiatement The Wrong Man...

DANS LES SALLES

Film réédité par Flash Pictures

Date de sortie : 29 septembre 2010

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Par Antoine Royer - le 26 mars 2007