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Critique de film
Le film

Maris aveugles

(Blind Husbands)

L'histoire

Le docteur Armstrong et sa femme Margaret se rendent en vacances au Tyrol dans un village des Dolomites. Dans la diligence qui les y amène, un officier autrichien, le Lieutenant Erich Von Steuben (Erich Von Stroheim), jette son dévolu sur Margaret ; il entreprend de la séduire. Son entreprise lui apparaît comme relativement aisée puisque Margaret semble être délaissée par son époux et qu’elle trouve bien agréables les attentions que lui prodigue le séduisant lieutenant. Celui-ci se révèle courir plusieurs ‘lièvres ‘ à la fois et Sepp, un guide de montagne surnommé ‘le silencieux’, qui semble deviner ce qui se trame, décide de veiller sur la vertu défaillante de l’épouse de son ami le docteur…

Analyse et critique

Aujourd’hui, pour une majorité de spectateurs pas forcément cinéphiles, Erich Von Stroheim représente l’incarnation du pacifisme à travers le célèbre personnage du Capitaine Von Rauffenstein qu’il interprète dans le chef-d’œuvre de Jean Renoir, La Grande illusion. Et pourtant, aussi drôle que cela puisse paraître pour ces mêmes personnes, il fut d’abord connu au temps du muet comme étant, d’après le célèbre slogan qui lui fut accolé, ‘The Man you’ll Love to Hate’ (L’homme que vous aimerez haïr). Homme au physique inquiétant et sévère, tyran capricieux sur les plateaux, horriblement dispendieux par son perfectionnisme maniaque, mégalomane torturé et dément, il avait tout pour attiser la curiosité et faire parler de sa personne. Mais tout ceci se retourna rapidement contre lui. Cinéaste trop en avance sur son temps par sa modernité, son style novateur et son culot, il n’aura réalisé en tout et pour tout que huit films dont un seul non mutilé, son coup d’essai. Toutes ses autres œuvres les plus importantes, de Folies de femmes (Foolish Wives) à Queen Kelly en passant par La Symphonie nuptiale (The Wedding March) et Les Rapaces (Greed) auront été tronquées souvent de plus de la moitié et montées contre son gré. Vaincu par les studios et la toute puissance de leurs magnats qu’il appelait des ‘marchands de saucisses’, il met fin à sa carrière de cinéaste dès la fin du muet ne laissant derrière lui qu’une œuvre fragmentaire.

Et pourtant ces parcelles de films inachevés qui n’ont rien perdu de leur parfum de scandale suffisent à restituer le génie d’un des plus grands réalisateurs du muet. En arrivant en Amérique en 1909, il nimbe ses origines familiales d’une frondaison romanesque se faisant passer pour un ancien officier autrichien d’origine aristocrate. En réalité, il est né à Vienne en 1885 d’un père simple petit commerçant juif et il n’arriva jamais à devenir officier de cavalerie dans son pays d’origine. En changeant de continent, il y parviendra pendant une courte période de trois années. Pour survivre par la suite, il tâtera de tous les petits métiers et sera tour à tour vendeur dans un bazar, cuisinier, guide pour touristes, maître d’équitation, capitaine dans l’armée mexicaine, ouvrier de chemin de fer et enfin passeur sur un lac de Californie ; Californie où se trouve pas très loin un tout jeune Hollywood florissant. Une compagnie cinématographique vient à passer près du lac Tahoe où Stroheim fait traverser le bac et c’est le début pour ce dernier d’une longue carrière dans le monde du 7ème art. Il se joint à l’équipe et rentre avec elle à Hollywood.

Après avoir balayé les studios, il fait de la figuration dans Naissance d’une nation puis très vite devient assistant de John Emerson et D.W. Griffith (notamment sur Intolérance), ce qui ne l’empêche pas de continuer à travailler aussi de l’autre côté de la caméra. La Première Guerre Mondiale est une véritable aubaine pour lui puisqu’il se voit offrir à partir de Hearts of the World de Griffith en 1918 toute une tripotée de rôles caricaturaux d’ignobles et cruels officiers prussiens. Il acquiert alors une semi-célébrité en devenant l’un des plus vils salauds de cinéma de l’époque : tuer, torture, violer sans vergogne, etc., telles étaient ses principales activités à l’écran. Il ira même jusqu’à jeter par la fenêtre un nourrisson braillard qui l’empêchait de se concentrer alors qu’il était en train de ’s’occuper’ de sa mère ! Le premier conflit mondial ayant pris fin, on ne lui propose plus rien. Il s’assoit donc derrière une machine à écrire et se met à imaginer des scénarios. L’un d’eux s’intitule ‘The Pinnacle’ qu’il propose à tous les grands studios sans succès jusqu’à ce qu’il se rende aux portes d’Universal où il y rencontre le boss. "Laissez moi faire un film ! je n’ai besoin que de 5000 Dollars" dit-il à Carl Laemmle qui, conquis, lui donne son accord. A 33 ans, Stroheim réalise son premier film adaptant son propre scénario.

Seule concession au studio mais premier conflit de Stroheim avec ses producteurs, le titre devra être modifié et il ne faudra pas que le film s’intitule The Pinnacle (pas assez commercial) mais Blind Husbands. En revanche, le cinéaste obtiendra 37000 dollars de plus que prévu au départ et partira reconstituer son village alpin dans les Montagnes Rocheuses. Sept semaines de tournages lui suffiront à boucler son examen de passage. Il se sera chargé lui même, outre l’écriture et la mise en scène, des décors, des costumes et du montage, revendiquant dès le départ sa volonté d’être l’auteur quasi complet de ses œuvres. Les producteurs ne lui en voudront pas puisque le film deviendra très vite bénéficiaire en étant l’un des plus gros ‘hits’ de 1919 et ne rapportera pas moins d’un million de dollars. Carl Laemmle lui reconnaîtra dès lors son immense talent et lui dira « Cher Stroheim, vous avez cinq ans d’avance sur nous ».

En effet, Blind Husbands offre du jamais vu pour sur un écran et impose d’emblée un univers particulier, cruel et réaliste, bousculant toutes les conventions de l’époque. Son intrigue est pourtant ici très simple, beaucoup moins élaborée que pour ses films suivants. S’appuyant sur une trame moralisatrice « prenez soin de votre femme si vous ne voulez pas qu’il vous arrive la même chose », Stroheim offre sa vision personnelle et mordante du vieux continent européen. A l’aide d’un scénario ne reposant que sur l’éternel triangle amoureux, il pointe le doigt sur les ignominies du genre humain, les puissants n’hésitant pas à tirer profit de la misère morale, physique et intellectuelle des plus déshérités. L’officier hautain, cynique et cruel suit librement ses instincts sexuels n’hésitant pas à courir trois ‘lièvres’ à la fois sans se soucier des conséquences pour ces naïves infortunées tombées dans ses filets de séducteur intriguant mais oh combien égoïste. Au cours d’une soirée, il parvient même à faire la cour à deux femmes en leur prononçant les mêmes phrases romantiques et leur volant un baiser à chacune. Mais celles-ci ne sont simultanément que de ‘vulgaires’ paysanne ou femme de chambre ; celle qui l’intéresse le plus est la femme négligée du docteur, d’une autre classe, beaucoup plus jeune, belle et à priori moins facile à séduire. Ayant très vite analysé la situation dans laquelle évolue le couple, il met en place son ‘piège’ dans lequel, malgré l’indifférence de son mari, elle ne se laissera pas happer. La morale est sauve et c’est le personnage de Sepp, guide naïf et honnête (joué par Gibson Gowland, le futur McTeague du chef d’œuvre du réalisateur, Les Rapaces), qui l’énonce au mari alors que le couple s’en retourne après cette villégiature qui a failli leur être fatal : "Je connais peu de choses, mais je sais qu'elle n'a besoin que d'amour".

Histoire simple mais film qui contient déjà en germe toutes les obsessions de son auteur : liaisons avec des servantes, monomanie pour les jambes et les pieds de femmes, officier pervers et attirant, thème du désir, de la répression et de la jalousie avec constamment un fort potentiel d’érotisme sous-jacent… Et Stroheim de jouer une fois encore (et ce ne sera pas la dernière) son rôle d’homme hautain et haïssable portant balafre au front, crane rasé, bottes parfaitement vernies, monocle et longues cigarettes constamment fichées au coin de sa bouche. Que ceux qui craignent un peu le cinéma muet avec le maniérisme de ses acteurs aux yeux qui roulent, aux fortes grimaces évocatrice et aux amples mouvements de bras et du corps se rassurent ; l’une des grandes innovations de Stroheim fut de faire jouer ses interprètes avec plus de discrétion et de naturel. Lui même donnait l’exemple avec son personnage de Von Steuben ; ce dernier a beau être odieux, Stroheim le joue avec sobriété et sans cabotinage excessif. Non seulement, il avait réussi à canaliser le jeu de ses acteurs mais aussi, dans le même temps, il décidait de réduire les cartons et intertitres pensant avec justesse que le cinéma devait faire passer un maximum de choses par la seule force des images. Pari réussi qui s’accompagne de belles trouvailles visuelles et d’une étonnante capacité à filmer aussi bien les intérieurs que les extérieurs, aussi grandioses soient ces derniers. En effet, toutes les scènes de montagnes de la dernière partie, avec l’aide d’un beau travail du chef opérateur, sont magnifiques. En un film, Stroheim assoit sa réputation de cinéaste de génie auprès des critiques et du public. On le traite désormais avec crainte et respect et Stroheim, trop confiant, va se sentir pour un temps intouchable.

2ème partie : Folies de femmes

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Erich Von Stroheim à travers ses films

Par Erick Maurel - le 25 octobre 2006