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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Loi de la prairie

(Tribute to a Bad Man)

L'histoire

Steve Miller (Don Dubbins) raconte quelques mois de sa vie passée (aux alentours de 1875) alors que, garçon d'épicerie en Pennsylvanie, il avait traversé les USA pour s'essayer dans l'Ouest au métier de cow-boy qu'il idéalisait grandement. Sur son chemin, arrivé dans le Montana, il sauve la vie d'un homme blessé. Ce vieil homme, Jeremy Rodock (James Cagney), est le propriétaire d'un immense domaine où il élève des chevaux. Il doit sans arrêt se défendre contre des voleurs qu'il fait pendre sans sommation s'il les surprend en flagrant délit. Jocasta Constantine (Irene Papas), la "Saloon Gal" qu'il a sauvée de la pauvreté et de la déchéance, vit à ses côtés sans être mariée avec lui. Elle l'aime tendrement mais ne supporte pas ses accès de fureur (sa "Hanging fever"), la violence avec laquelle il fait régner sa propre loi sur son territoire.

Il en va de même pour le jeune et naïf Steve qui, s'il s'est pris d'amitié pour son nouveau patron, ne voit pas d'un bon œil ses manières expéditives à l'encontre de ceux qui veulent malmener son cheptel. Il va être tenté un moment de fuir avec la femme de son "père adoptif" après que celui-ci ai traité avec sadisme trois hommes qu'il suspectait (avec raison d'ailleurs) d'avoir voulu le spolier. En plus de devoir constamment surveiller ses chevaux, Jeremy doit faire attention à ce que ses hommes, privés de femmes, ne lorgnent pas sur sa maîtresse à laquelle il tient comme à la prunelle de ses yeux. Il n'hésite d'ailleurs pas une seconde à licencier son bras droit, McNutty (Stephen McNally), qui tournait de trop près autour d'elle. Cette tension constante au sein du ranch va-t-elle pouvoir être apaisée ?

Analyse et critique

Chef monteur d’Orson Welles pour Citizen Kane et La Splendeur des Amberson, Robert Wise devient metteur en scène en 1944. C’est Val Lewton qui lui met le pied à l’étrier en lui proposant de remplacer Günther Von Fritsch sur La Malédiction des hommes-chats. Il tourne ensuite pendant quatre ans quelques films à budget réduit avant de commencer à poser quelques jalons du cinéma à l'intérieur de différents genre, à commencer par le "film de boxe" et la science-fiction avec respectivement Nous avons gagné ce soir (The Set-Up, 1949) et Le Jour où la Terre s'arrêta (The Day the Earth Stood Still). Ses autres films les plus célèbres seront réalisés surtout dans les années 60 avec les inusables West Side Story, La Mélodie du bonheur (The Sound of Music) ou encore La Canonnière du Yang-Tsé (The Sand Peebles). Précédemment, avant Tribute to a Bad Man, il avait déjà réalisé deux westerns : Ciel rouge (Blood on the Moon) en 1948 avec Robert Mitchum, western hivernal et pluvieux à l’ambiance nocturne et enfiévrée de film noir ainsi que Les Rebelles de Fort Thorn (Two Flags West) en 1950, évocation de la vie quotidienne au sein d’un fort à la fin du 19ème siècle durant laquelle on pense beaucoup à John Ford mais un Ford sans chaleur et sans vie. Deux westerns donc, loin d'être mauvais, mais qui n'ont pas laissé de souvenirs impérissables. La Loi de la prairie est son ultime tentative dans le genre, sa plus belle réussite, et il eut comme se doit un honnête succès public. Après le western noir et le western militaire, Wise se lance donc dans le western psychologique et familial dans la lignée de films comme La Lance brisée (Broken Lance) d'Edward Dmytryk.

Et justement, c'est Spencer Tracy qui, après avoir fait très bonne impression dans ce dernier film, avait été retenu pour le western de Robert Wise et avait même commencé le tournage durant quatre jours. Mais pour des ennuis de santé (l'altitude à laquelle le film a été tourné lui posait des problèmes de respiration) et de mauvaise entente avec le réalisateur, supportant mal la canicule qui régnait dans le Colorado et disant ne pas aimer le script, le grand acteur a préféré tout arrêter. C'est sur cet échec qu'il met un terme à 21 ans de bons et loyaux services pour le studio du lion, sa dernière prestation pour la MGM demeurera celle, sublime, qu'il livre dans Bad Day at Black Rock (Un homme est passé) de John Sturges. Clark Gable fut le premier acteur prévu pour le remplacer mais il refusa l'offre. James Cagney fut le suivant sur la liste, et bien lui en a pris d'accepter car le personnage de Jeremy Rodock lui offrit l'un de ses rôles les plus mémorables, notamment durant les années 50. Mais ce n'est pas le seul personnage intéressant du film, bien au contraire. En effet, si La Loi de la prairie ne brille pas par son intrigue (pourtant bien menée) ni par ses thématiques finalement assez simples, les personnages et les situations se révèlent en revanche d'une profonde richesse grâce à un scénario très réussi de Michael Blankfort qui mise plus sur la psychologie que sur l'action.

A tout seigneur tout honneur, commençons par le protagoniste interprété par un formidable James Cagney, plus touchant que haïssable contrairement à ce que l'on aurait pu croire au vu du titre original. Jeremy Rodock est un éleveur tenu à l'écart de la civilisation et qui a trimé des années pour bâtir son domaine. Aujourd'hui à la tête d'un immense cheptel de chevaux et d'une grande fortune, il n'a en tête que de protéger le mode de vie qu'il a construit de ses propres mains et ne souhaite surtout pas voir son travail anéanti par n'importe quels brigands. Résultat : étant à des lieux de la première ville et ne pouvant pas faire appel à un quelconque shérif ou Marshall pour l'aider à se défendre, il a décidé d'appliquer sa propre loi, à savoir celle du talion : s'il prend un voleur la main dans le sac, il n'hésite pas à le balancer au bout d'une corde sans aucune autre forme de procès en disant à qui veut l'entendre (et notamment à sa compagne à qui il peine à faire comprendre ses méthodes un peu expéditives) :  «C’est la peur qui les rend honnêtes. Avec cette pendaison j’ai dressé une barrière de trois mètres de haut au-dessus de mes terres (It's FEAR that keeps men honest. And with that hangin' today, I laid fear like a fence ten feet high, around my property !)»

« Jo... you come as close to bein'... well, as close to bein' everything to me as anything livin'. But I still can't do what you want me to do. We're livin' in the middle of nowhere. Two hundred miles from any kind of law and order. Except for what I built myself. Ever since I started - and this you don't know - I've been badgered, skunked, bitten out and bushwhacked by thieves from everywhere. And now, one of my men's been killed. I find my horses, I find the killer. If I find the killer, I hang him. I gotta' keep my own reckoning, Jo. It's the way I built my life and half the transportation of the West. »

Il est clair que vu de notre petite lorgnette au 21ème siècle, c'est une attitude  peu recommandable - voire même condamnable - ; mais si l'on essaie de se replacer dans le contexte de cette époque et au vu de la situation de cet homme isolé, constamment en but aux larrons de toute sorte, on peut arriver à le comprendre sans pour autant l'excuser. Face à lui, nous nous retrouvons donc en quelque sorte un peu dans la situation dans laquelle se trouvent les personnages interprétés par Irene Papas et Don Dubbins : on peut comprendre son attitude sans pour autant la cautionner. Mais comme Jeremy le dit lui-même :  « I’m tired and angry !  » Plus apitoyant que réellement méchant donc, même s'il lui arrive de se comporter « Pire qu’un loup à la pleine lune » notamment lors de la longue séquence qui termine presque le film et qui a probablement influencé Sergio Leone pour Le Bon, la brute et le truand, celle au cours de laquelle il oblige avec sadisme trois voleurs à marcher pieds nus durant des centaines de kilomètres jusqu'à la ville où ils devront être jugés. Devant le courage du personnage joué par Vic Morrow, devant l'incompréhension de ses proches, cet homme rugueux finira par se rendre compte de son inhumanité et faire amende honorable en se remettant en cause et en évoluant ainsi vers plus de sensibilité et de tolérance. Sa jalousie compréhensive (il a constamment peur que sa compagne ne le quitte pour un plus jeune) n'aura également plus lieu d'être puisque Jocasta retrouvera du coup un être sans les traits de caractère qui lui faisait parfois le haïr en silence.

La tragédienne grecque Irene Papas, pour son premier rôle hollywoodien, s'avère au moins aussi inoubliable que son partenaire masculin, d'une grande sobriété de jeu contrairement à certaines accusations d'interprétation outrancière qui n'ont vraiment pas lieu d'être en l'occurrence. Le couple qu'elle forme avec James Cagney se révèle tout à fait convaincant et Jocasta s'avère toute aussi émouvante que Jeremy. Cette enfant de la guerre (de Sécession) obligée de se prostituer pour pouvoir survivre, sauvée de la déchéance par un homme plus âgé dont elle tombe amoureuse d'abord par reconnaissance puis par véritable amour, est un superbe rôle. A sa première apparition, à sa manière d'allumer son cigarillo, on est déjà conquis par l'actrice et son personnage. C'est elle qui représente un peu la bonne conscience du film, mais sans excès de moralisme ; juste un personnage qui en appelle à la raison ! Elle a beau admirer et aimer avec tendresse son homme, elle ne supporte pas quand ce dernier est pris de "Hanging Fever", d'une part parce qu'elle angoisse fortement qu'il n'en revienne pas et d'autre part parce qu'elle ne tolère pas la violence. Elle regrette également que son homme ne lui fasse pas entièrement confiance : « I understand now why you never married or ever wanted to marry. To marry you have to invest your heart in someone. How can you invest if you don't trust ? » Ayant une forte estime pour le jeune homme qui a sauvé son amant et ne souhaitant pas qu'il devienne aigri et rustre comme tous les hommes qu'elle côtoie au ranch, elle lui conseille d'abandonner, de repartir et de recommencer une "vie normale" : « Go home. Before you kill your first man. Or put a rope on your first hanging, and it begins to eat you up alive. Learn a decent trade. Find yourself a nice girl and get married. Live in a place where you can bring up children. A normal life. » Une vie normale qu'elle accepte de ne pas avoir pour elle, sachant déjà reconnaître sa chance d'avoir pu être sortie de la situation peu reluisante dans laquelle elle se trouvait lorsqu'elle était pianiste de bar à Cheyenne (d'ailleurs, dans le courant du film, l'actrice nous chante en grec la superbe They Are Giving My Sweetheart Away). Jocasta est une femme de tête qui sait se contenter de ce qu'elle a, même si elle n'est pas insensible aux propositions des hommes à qui elle a fait tourner la tête sans le chercher. Mais elle arrivera à rester fidèle à son "sauveur" et c'est tout à son honneur.

Le  "pied tendre" que Jocasta et Jeremy ont pris sous leur aile est un jeune épicier venu de l'Est pour être cow-boy, un métier qu'il a toujours rêvé de faire à sa manière romantique de jeune naïf, un travail qu'il a toujours idéalisé. Si le personnage apparaît un peu fade, c'est un fait volontaire ; Steve est un garçon maladroit, sensible, timide, gentil et naïf mais il évoluera en cours de route sans pour autant tomber du "côté obscur", comme le redoute Jocasta qui d'ailleurs lui remet les pieds sur terre en lui faisant prendre conscience de la réalité des choses quant à la valeur du cow-boy, et qui balance par la même occasion un sacré coup de pied dans la fourmilière s'agissant de la vision idéalisée que nous en avions nous aussi, spectateurs en culottes courtes élevés à La Dernière Séance (celle de notre Schmoll national) à coups de westerns classiques hollywoodiens : « Un cow-boy est un bon à rien à cheval. De mauvaises dents, des os cassés, une hernie et des poux ! (Steve, we've only talked a few times since you came here. But I know this about you. You are gentle. You haven't been used, and made hard. This is not your kind of life. Look at the men in the bunkhouse : Baldy, and Fat Jones, and Abe. Never a chance for a family, or a home. In ten years, you're gonna' be like them - a "nobody" on a horse. That's what a wrangler is : a "nobody" on a horse. With bad teeth, broken bones, double hernia, and lice !) »L'amour qu'éprouve ensuite Steve pour Jocasta est tellement sincère que cette dernière est à deux doigts d'abandonner son bienfaiteur pour enfin accomplir son rêve d'une vie "normale" et sans violence.

James Cagney, Irene Papas et même le méconnu Don Dubbins dont c'était le premier rôle au cinéma sont remarquables. Ce dernier remplaça d'ailleurs au pied levé son collègue sur Ouragan sur le Caine, Robert Francis, qui mourut dans un accident d'avion après avoir commencé le tournage. Si les éloges viennent fort à propos quant il s'agit du trio principal, les seconds rôles n'en sont pas moins également à féliciter. Il y a tout d'abord l'ex-héros du cultissime Apache Drums (Quand les tambours s'arrêteront) de Hugo Fregonese, Stephen McNally, dans le rôle de l'homme de main de James Cagney qui, encouragé par le fait qu'elle ne soit pas mariée, essaie de s'enfuir avec la maîtresse de son boss ; puis Lee Van Cleef qui n'en peut plus de savoir qu'il n'existe aucune présence féminine (autre que l'intouchable Jocasta) à moins 200 lieues à la ronde et qui bave d'avoir entre les mains les catalogues Sears sur lesquels il pourrait voir des femmes en corsets ; Royal Dano (inoubliable et étrange visage repéré notamment dans The Red Badge of Courage de John Huston) jouant de l'ocarina ; la toujours superbe Jeannette Nolan même si son temps de présence est très court et surtout Vic Morrow, l'inoubliable "ennemi" de Glenn Ford dans Graine de violence (Blackboard Jungle) de Richard Brooks, ici encore particulièrement mémorable même si son jeu très "Actors Studio" détonne par rapport à celui de ses partenaires.

En plus d'une parfaite direction d'acteurs, Robert Wise accomplit également un très bon travail concernant la réalisation. Le classicisme de sa mise en scène n'est aucunement un handicap et porte au contraire avec un doux lyrisme ce qui s'avère finalement une belle histoire d'amour. La précision des cadrages, la douceur de la photographie (splendide travail de Robert Surtees qui utilise les cieux sombres et nuageux avec génie, qui sait se servir avec talent des nuits américaines et dont les couleurs chaudes et brunes des intérieurs donnent une atmosphère ouatée très particulière), la splendide utilisation du format CinémaScope et des merveilleux paysages à disposition ainsi que la beauté des mouvements de caméra donnent un bel aspect plastique à ce western brillamment filmé. Les séquences mouvementées sont rares mais quant elles arrivent, elles nous régalent tout en cherchant à aucun moment à nous en mettre plein la vue. On trouve par exemple une âpre séquence de bagarre à poings nus d'une grande brutalité entre James Cagney et Stephen McNally, Cagney ayant prévenu (« I fight dirty ») et utilisant surtout ses coudes qui semblent faire le plus grand mal à son adversaire. L'ensemble du film est soutenu par une très belle partition de Miklos Rozsa, dont le style est reconnaissable entre tous dès les premières secondes de chaque thème, et qui se sera révélé aussi doué dans tous les genres même s'il restera avant tout dans les esprits pour ses musiques de péplums hollywoodiens.


La Loi de la prairie est une simple, belle et cruelle histoire d'amour et d'amitié en même temps qu'un film développant un thème intéressant qui nous pose la question de savoir à partir de quelle limite doit-on s'autoriser à faire justice soi même ou, pour être plus juste, doit-on se l'autoriser quelles que soient les situations. Même si le personnage joué par James Cagney a des circonstances atténuantes, le scénariste arrive à la conclusion que non. Pour "célébrer" ce résultat très moral, il achève même son histoire par un happy end un peu déconcertant car moyennement crédible au vu des séquences qui l'ont précédé et du ton d'ensemble très dramatique qui a pesé sur les protagonistes, mais qui s'avère au final assez émouvant en nous mettant du baume au cœur. Dommage que les situations et les dialogues soient un peu répétitifs, que l'intrigue ne possède pas la force et la richesse de ses personnages et que l'ensemble manque un peu d'ampleur. Néanmoins, il s'agit d'un très bon western intimiste, non dénué d'intensité et d'émotion, aux personnages riches et attachants et qui pourrait même plaire à ceux qui ne sont pas spécialement friands du genre.

« I never saw Mr. Rodock again, and I never saw Jocasta again. But I carried them with me wherever I went, and I loved them both my whole life long. »

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 4 novembre 2011