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Critique de film
Le film

La Jument verte

L'histoire

A Claquebue, les Haudouin et les Maloret sont depuis longtemps en rivalité. Si le père Haudouin a reçu de la Providence une jument verte qui a fait son bonheur et sa fortune, les Maloret n’ont jamais eu cette chance et jalousent leur voisin. Quand éclate la guerre de 1870, Zèphe Maloret se venge de son infortune en indiquant aux Prussiens où se trouve la maison des Haudouin, dans laquelle se terre Honoré qui est franc-tireur. Caché sous le lit parental, il assistera en silence au viol de sa mère. Humilié, il n’est toujours pas en mesure, quelques années plus tard, d’accepter la liaison de sa fille qu’il adore avec le fils Maloret.

Analyse et critique

La Jument verte sort en 1959 ; soit l’année où Truffaut, Godard, Rohmer et compagnie font leurs premières armes et désarçonnent cette Qualité Française dont ils se sont faits dans les pages des Cahiers du Cinéma les ennemis les plus virulents. Redécouvrir le film aujourd’hui permet de mesurer ce à quoi ressemblait encore le cinéma de papa au moment même où sortaient Les 400 coups et À bout de souffle. Il y a en effet quelque chose de vraiment étrange à revisiter désormais ce film paillard qui provoqua à sa sortie un vrai scandale et qui compile, pour le meilleur et parfois pour le pire, tout ce que Truffaut reprochait au carcan industriel français de l’après-guerre. La Jument verte paraît vraiment d’un autre temps, d’une autre époque que peut être même nos parents n’auraient pas connue. Comme si le film, avec ses calembours et ses blagues paillardes de dortoir, nous revenait directement du Second Empire dont il dresse un portrait très (trop) succinct. Comme si Gaumont avait paré, de sa superbe copie, un maquignon de 1870 d’un costume neuf pour pouvoir le présenter aujourd’hui.

Il y a eu une scène qui aurait eu du mal à passer avec la censure de la fin des années 50 : celle de la saillie du taureau que l’on voit bien et nettement. Rien n’est caché, on peut juger joyeusement du désir de la bête. Une séquence où l’on peut s’imaginer le trio Aurenche / Bost / Autant-Lara en train de se gausser, comme des gamins qui viendraient de faire une connerie, à l’idée que des enfants assistent béatement à la prouesse animale et demandent à leurs parents d’être un peu instruits sur le sens de la chose. Dans La Jument verte, les stars de la Qualité Française n’y vont donc pas par quatre chemins : ils foncent dans le tas, lancent des vannes que l’on sortirait généralement en fin de nuit, autour d’une table, avec quelques vieux copains, en train de descendre tout le placard à dijo. Attention, La Jument verte, ce n’est pas Calmos de Blier non plus. Il y manque peut être l’originalité qui fait la différence. Mais on peut y apprécier l’absence absolue de complexe d’auteurs qui se marrent grassement et exécutent tous leurs personnages en n’exposant que leurs petites ou grandes bassesses honteuses. A propos de ce film, on pourrait parler d’un certain comique paillard assez spectaculaire.

A l’origine, il y a pourtant un fameux roman de Marcel Aymé de 1934, auteur que les trois larrons ont déjà adapté. La dernière fois, c’était La Traversée de Paris que d’aucun jugent peut être comme ce qu’ils commirent de mieux. La Jument verte est bel et bien un roman paillard, gaulois, rabelaisien puisque l’auteur de Pantagruel comptait parmi les références absolues d’Aymé. Mais c’est beaucoup plus que cela, c’est une étude minutieuse et joviale, complexe et vivante de la sexualité dans les campagnes, des mœurs provinciales sous le Second Empire. Aurenche et Bost choisissent d’en garder les épisodes les plus importants mais aussi de s’affranchir de ce qui faisait le prix du roman : le point de vue de la dite Jument, témoin muet, objectif des "salaceries" auxquelles s’adonnent ses héros.

François Truffaut reprochait à Aurenche et Bost de trahir l’esprit des auteurs qu’ils adaptaient. Selon lui, ils gardaient ce qu’il y avait de plus choquant pour toujours pouvoir surenchérir dans la profanation et le blasphème. Et l’on peut remarquer effectivement que le film enchaîne les séquences salaces et volontairement choquantes. Ainsi, on s’engueule devant un cadavre, on viole de père en fils comme si c’était la seule chose à transmettre. On suggère aussi assez vilainement la sensualité entre le père en sueur et la fille en décolleté. Et l’on voudrait que l’amour du géniteur pour sa cadette soit toujours  plus complexe qu’il en a l’air. C’est le ton choisi par ses auteurs : celui de la farce grivoise où la plupart des protagonistes en prennent sérieusement pour leur grade sans grand approfondissement psychologique. Celui de l’étude succincte où la moindre nuance dissimule un abîme de dégoût à l’encontre des gens et des choses. Prenons la caractérisation des personnages : il s’agit juste de les typer sans vraiment chercher à en savoir plus. Mais le moindre petit détail semble dévoiler la part honteuse de leurs vies. Ainsi cette séquence faussement tendre entre le père et la fille Haudouin. Séquence où Autant-Lara insista pour que Valérie Lagrange portât bien son décolleté.

Ce qu’il pourrait pourtant y avoir d’intéressant dans le comportement de chacun est traité avec une dérision constante qui en occulte sans cesse la gravité, voire simplement l’intérêt. Il s’agit plus de s’amuser des personnages, de leurs attitudes, de leurs petites bassesses, pour les juger vite et durement plutôt que de les comprendre. Si de Marcel Aymé, les auteurs aiment la manière dont il refuse l’ordre établi et dévoile sous la surface, la vie privée de ses protagonistes, Aurenche et Bost veulent pour leur part surtout regarder derrière le trou de la serrure et sous les jupes des femmes et des filles. C’est plutôt cela qui les retient. Marcel Aymé enfermait pour son infortune une jument merveilleuse chez les Haudouin et retranscrivait ce qu’elle avait observé. Les auteurs du film restent sans cesse à épier, à espionner. Ce n’est pas le même regard. Leur ironie méchante désamorce la vraie critique de l’œuvre initiale. D’ailleurs Aymé, qui avait lu les épreuves du scénario, leur reprochait, alors qu’il n’y va pas dans le roman avec le dos de la cuillère, de multiplier les grossièretés avec complaisance.

Le personnage principal, Honoré Haudouin est campé par Bourvil qui avait déjà joué dans deux précédentes adaptations d’Aymé : Le Passe muraille en 1951 et La Traversée de Paris en 1956. Marcel Aymé avait détesté son interprétation dans le film de Jean Boyer et s’était indigné qu’Autant-Lara veuille le réutiliser pour La Traversée de Paris. Pourtant, après avoir découvert ce film, il reconnut s’être trompé et avoua combien le choix avait été juste. Bourvil avait d’ailleurs reçu un Prix à La Mostra de Venise. De tous les comédiens de cette Jument verte, c’est lui qui donne le plus d’humanité et de nuances à son personnage. Aurenche dira d’ailleurs de Bourvil qu’il avait parfaitement compris qui était Honoré Haudouin. Le comédien tempère le coté frustre de son rôle, y ajoute une vraie douceur non sans ambiguïté. On sent une sensualité joyeuse l’étreindre mais aussi sa tendresse pour sa femme. On devine le déshonneur mal lavé sur son visage et l’héroïsme un peu mutique d’un homme qui garde ses convictions chevillées au corps.

Face à lui, dans le rôle de son frère le vétérinaire, Francis Blanche en rajoute sans cesse dans l’aspect veule et faux bonhomme de son personnage de "Tartuffe" et de "peine à jouir". Valérie Lagrange, dont c’était le premier rôle, tente en vain de s’affranchir de la direction très outrée donnée par le cinéaste. Elle en prit sérieusement pour son grade et Autant-Lara, célèbre pour ses colères et ses crises de nerfs, redoubla d’insultes, la traitant devant tout le monde de « salope » pour la faire marcher droit. Dans un comique de répétition insistant, un personnage campe le rôle de la Providence. C’est celui du facteur Déodat interprété par Achille Zavatta qui ressurgit toujours pour sauver les êtres au moment de leur chute. Il donne surtout à penser une forme de traditionalisme qui ne veut pas mourir, une valeur ancestrale pour veiller sur ses ouailles et les arracher tout à fait, comme un garde-fou, à l’animalité à laquelle chacun s’adonnent. Il est également le héros de la meilleure scène du film : un repas à la limite de l’absurde.

Il est vraiment curieux de regarder aujourd’hui ce film qui ressemble à un vieux canevas dès les premières images. Les teintes sont pisseuses, les contrastes absents. On sent la reconstitution en studio, l’artificialité des décors, le ton est sur-joué, les acteurs exprimant haut et fort leurs avis et leurs pensées. On verse immédiatement dans le graveleux et la gaudriole : alors qu’un jeune peintre s’exécute à immortaliser la bête de foire, il séduit une fille qu’il part culbuter dans les foins. Aurenche et Bost s’intéressent moins à la sexualité de leurs personnages, et donc à leurs frustrations et à leurs désirs, qu’à ce qu’elle pourrait avoir de drôle, de choquant pour le bourgeois. Mais sans cesse Bourvil atténue la lourdeur du calembour. Même quand il contemple lascivement le cul de sa bourgeoise, il apporte une nuance à la blague de régiment : il démontre derrière ses manières grossières une forme d’amour résigné pour elle.

Il y a pour autant dans ce film, qui fut en son temps classé pornographique ou censuré dans certaines villes de province (où il provoqua des manifestations de bourgeois et de chrétiens offusqués), une certaine bonhomie qui ne manque parfois pas de charme. On a souvent l’impression que les trois vainqueurs de la Qualité Française s’adonnent à de bonnes blagues simplement pour s’amuser et tirent dans le tas pour revendiquer la verdeur de leur art. Sans complexes, ils jouent à faire tout ce que bon leur semble sans donner l’impression d’avoir des comptes à rendre. Réalisé cinq ans après le fameux article de Truffaut, Une Certaine Tendance du Cinéma Français, le film compile toutes les tares dont le jeune critique les paraît. Autant-Lara, qui a toujours revendiqué sa liberté et son désir de n’appartenir à personne, semble se foutre de ces griefs comme de sa première chemise. Il fait son film comme il l’entend, en semblant même renchérir dans le coté odieux et blasphématoire dont parlait Truffaut. Pour exemple, le critique remarquait qu’il y avait toujours un enterrement dans les films d’Aurenche et Bost. Dans La Jument verte, il y en a deux. Cette humeur festive, je-m’en-foutiste et un peu aigre à la fois, apporte au film une violence revendicatrice vaguement anar. Les couleurs violentes du Technicolor à Papa, des décors baignés de soleil, font ressurgir la grossièreté roublarde de l’ensemble où tout est montré sans tricher. Bref, on a l’impression parfois que La Jument verte ressemble à une manière pour ses auteurs de dire à leurs critiques qu’ils les emmerdent. Une façon pour ces auteurs vieillissants de se foutre de ces petits jeunots prétentieux qui se croient capables de faire du cinéma.

Si dans le roman, la jument était le témoin de l’intérieur de tout ce petit théâtre honteux du quotidien, elle n’a que peu d’importance dans le film. Elle l’ouvre en fanfare et sert simplement de prétexte à quelques scènes plus méchantes que choquantes. Ainsi, la manière dont la famille parle de l’animal alors que le cadavre du père repose face à eux sur le lit où la mère sera très vite violée "avec consentement" par un Prussien. On l’utilise pour présenter le sombre Zèphe Maloret qui traite sa vache de « salope » parce qu’elle n’est pas bleue. Elle sert aussi à quelques blagues misogynes quand, par exemple, une fille rit en se faisant culbuter et que ses gloussements se superposent aux hennissements de la bête. Calembour qui sera réutilisé plus tard quand Honoré se fera houspiller par son épouse. Ainsi, les femmes seraient semblables à des juments qui gloussent ou critiquent. On peut aussi regretter une scène qui avait été imaginée et tournée où Bourvil rentrait dans le tableau et voyait la Jument verte se transformer en une femme fort désirable. Plus tard, Autant Lara dira à propos de cette scène qui fut censurée que c’était une « bourde ».

Comme le pensait déjà Truffaut en 1954, si tout est là pour choquer, il y a une forme de convenance de ce qui "choque". La Jument verte est une superproduction de son temps où la grossièreté des jurons et le sens du blasphème visent plutôt le succès facile. La charge aurait été d’autant plus violente si les personnages n’avaient pas été observés d’aussi haut, avec si peu d’estime. Ils évacuent également le tableau de la guerre de 70. Chez Aymé, il y a une peinture complexe du milieu qu’il observe et une vérité psychologique sous chaque personnage. Ici, les trois auteurs se servent de ce roman pour jouer aux anars bileux et injurieux sans jamais donner de vraie cohérence stylistique à l’ensemble. Ils évacuent ce qu’il y avait de fantaisiste dans le roman. La Jument n’a aucun intérêt sinon pour marquer de chance ou d’infortune les personnages. Seule parfois la musique, le fifre prussien, offre quelques moments réussis même si très discutables sur le fond : ainsi la séquence du viol "à la hussarde" de la mère. Voire quelques scènes d’échanges entre les jeunes amants. Mais sans cesse, la paillardise facile et les blagues dignes des Grosses Têtes empêchent que l’on s’attache à quiconque ou que l’on s’interroge sur leurs destins.

Si bien que cette Jument verte paraît aujourd’hui comme un vilain canevas, souvenir de l’agonie d’un carcan français, pourtant parfois si inspiré et si important historiquement. C’est l’œuvre d’auteurs qui s’amusent avec facilité de ce qui les font encore rire et revendiquent en même temps la pérennité de leur art qu’ils sentent peut être en train de disparaitre. Le film n’est pour autant jamais nostalgique, mais il sent l’aigreur et la bile à chaque plan. L’insistance accordée au personnage de Déodat peut faire penser que les trois auteurs continuent de croire qu’il y a des valeurs ancestrales auxquelles il faut encore faire confiance. Mais comme le personnage, à l’instar de tous les autres, n’est que typé et peu exploré, on ne sait même pas à quelles valeurs se réfère Autant-Lara. Le cinéaste ne retrouve que très rarement la joyeuse charge corrosive de L’Auberge rouge et la force de La Traversée de Paris. Et jamais on ne sent une véritable attention portée aux élans du cœur ou des sens qui font encore le prix d’un film comme Le Blé en herbe qui fut pourtant très abîmé par les jeunes Turcs des Cahiers du Cinéma.

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Mercier - le 15 novembre 2011