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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Horse

L'histoire

Auguste, patriarche misanthrope, règne en maître sur quatre cents hectares de terre dans les marais de la baie de Seine. Un jour, il trouve un paquet de drogue dans sa baraque de chasse et découvre que son propre fils est impliqué dans un trafic clandestin. Il détruit la drogue et décide de faire justice lui-même sur ses terres...

Analyse et critique

Diplômé de l'IDHEC, (où il est reçu « quinzième et dernier », racontait-il), Pierre Granier-Deferre débute sa carrière en tant qu'assistant réalisateur auprès notamment de Marcel Carné (L'Air de Paris) avant de réaliser ses premiers long-métrages au début des années 60. C'est bien évidemment l'époque des débuts de la Nouvelle Vague : Godard, Truffaut et d'autres. Surtout, de la pré(sur ?)dominance de cette génération dans le paysage du cinéma français, notamment au sein de la réception critique. Pierre Granier-Deferre, lui, va très rapidement être catalogué « Nouvelle Qualité Française », terme péjoratif de l'époque (employé notamment par les critique des Cahiers) pour désigner les « autres » cinéastes français apparus dans les années 60/70 et rattachés à une certaine tradition populaire (mais ambitieuse) du cinéma hexagonal. Alors que ses aînés comme Duvivier ou Clouzot ont été réhabilités depuis longtemps par la critique, c'est moins le cas de la génération de Granier-Deferre (on pourrait y ajouter Lautner ou De Broca), enfermée entre classicisme et modernité - ici, la Nouvelle Vague.


Granier-Deferre s'inscrit dans une généalogie du patrimoine, c'est un habitué des adaptations littéraires : des romans comme Le Grand Dadais, d'après Bertrand Poirot-Delpech en 1968, Drieu La Rochelle (Une femme à sa fenêtre, 1977) ou les œuvres de Simenon qui compteront parmi ses plus belles réussites comme La Veuve Couderc en 1972, Le Train en 1973 ou encore Le Chat, un peu plus tôt, en 1971... et qui sera sa deuxième collaboration avec Gabin après... La Horse. Granier-Deferre se fera d'ailleurs une spécialité de faire tourner les plus grandes stars de l'époque. Gabin, donc, deux fois mais aussi Simone Signoret, Jean-Louis Trintignant, Lino Ventura, Alain Delon, Romy Schneider, Michel Piccoli ou encore Philippe Noiret. De nombreuses collaborations qui lui feront dire qu'il « travaille avec des stars pour mieux me cacher derrière elles. » Gabin, en 1970, est, lui, au crépuscule de sa carrière et donc de sa vie (il décède en 1976) et sort tout juste de l'un de ses plus gros succès (avec près de 5 millions d'entrées), Le Clan des Siciliens.


Projet librement inspiré de l'affaire Dominici (du nom de ce patriarche accusé et condamné pour le meurtre de trois touristes anglais sur ces terres, et que Gabin interprètera de manière officielle quelques années plus tard dans le bien nommé L'Affaire Dominici de Claude Bernard-Aubert) et du roman de Michel Lambesc, Pierre Granier-Deferre embarque toute son équipe dans les marais Vernier en Normandie mais aussi dans le Calvados (Saon, Caen, Bayeux et le manoir de Gruchy). Loin des grandes métropoles, du béton, de la bourgeoisie, le réalisateur va raconter l'histoire d'un monde. Celui des gens de la terre. Auguste Maroilleur, exceptionnel Jean Gabin, est le patriarche misanthrope d'une famille de paysans. Il est le socle, la clé de voûte de celle-ci et par extension celle du long-métrage. Protecteur avec les siens, protectionniste avec son territoire, c'est lui, toujours, de part ses prises de position qui va faire avancer l'intrigue.


Avec son fidèle homme à tout faire, Bien-Phu (rescapé boiteux d’Indochine, seul personnage non Maroilleur mais opérant comme fils de substitution), le vieil Auguste va découvrir un sac de drogue sur ses terres. Dans son monde. C'est le premier viol du film, le nouveau monde (la drogue qui explose en Europe à la fin des années 60) qui, sacrilège, qui salit le vieux (monde). La Horse (qui désigne l'héroïne en argot) raconte cette opposition. Granier-Deferre nous montre une mutation. Si la drogue s'attaque aux classes moyennes dans les villes comme à la campagne, les jeunes, eux, ne restent plus avec leurs aînés dans les terres pauvres. Ils rêvent d'aventures, de succès, de changer le monde. Le film, sorti quelques mois après 1968, n'est pas un film de son époque. La Nouvelle Vague est passée par là, les intérieurs de Godard sont devenus ceux de la bourgeoisie et, partout, des mouvements sociaux éclatent. Si le long-métrage raconte une transformation, c'est celle de la fin de l'Ouest. La période où les pionniers ont construit les premières villes, des routes pour l'essor du commerce (la construction d'une autoroute a lieu sur le bord des terres des Maroilleur - le monde nouveau est déjà là -) alors que les cowboys n'allaient bientôt plus être que des mythes.


Auguste Maroilleur est un cowboy, Jean Gabin est John Wayne. Ce héros au cœur dur, fidèle à ses principes jusqu'à la mort (« Le monde a changé, tu sais. », « Et ben pas moi. »). Lorsqu'il découvre que son petit-fils, celui qui a abandonné la ferme pour des études de sociologie et qui « travaille » en tant que serveur dans un bateau faisant la liaison France-Angleterre (les transports évoluent, les personnes deviennent de plus en plus mobiles), est lié à ce trafic, il va lui-même rendre la sentence. Auguste est la justice, mais c'est aussi l'ordre. Après avoir rendu son jugement, il va être confronté aux ex-acolytes de son petit-fils. Là, le film présente son premier duel, son premier gunfight. Si le personnage joué par Gabin aurait pu être conciliant, réglant le conflit dans le calme, il va faire basculer le film dans la violence. D'une puissance folle, Gabin déclare, seul, la guerre au nouveau monde (et Granier-Deferre à la Nouvelle Vague ?) et à tous ceux qui voudront toucher aux siens ou à sa terre.

Si Auguste Maroilleur est dur, froid, presque sans émotions, il est, via l'ancrage à ses ancêtres, viscéralement attaché à la notion de famille. Les Maroilleur sont un clan. Ses deux filles vivent avec le père, les gendres aussi. Ils ne sont pas de la famille (« Léon et Maurice sont mes gendres, c'est pas la famille. La famille, c'est ton fils. ») et ne sont presque pas considérés comme des hommes par le patriarche (dans l'idée que s'en fait le vieil homme, c'est-à-dire devant avoir la capacité de gérer des terres et de subvenir aux besoins de sa famille). La mère, probablement décédée, est absente. Les repas se prennent en famille, et le silence y est lourd. Les non-dits sont nombreux, et la frustration des uns et des autres est palpable. Personne ne semble heureux dans ce lieu mais tout le monde accepte d'y vivre. Par amour ? Par sécurité ? Par peur de l'extérieur ? Lorsque des étrangers se présentent à la ferme, c'est Auguste qui se charge de l'accueil. Les autres doivent rester invisibles. Lorsque la grange brûle en signe de représailles, il ne faut pas appeler la police. Il ne faut pas ajouter de nouveaux corps étrangers à une greffe qui ne prend déjà pas. Les choses vont se régler d'elles-mêmes... mais la situation va d'abord devoir s'aggraver.


Le nouveau monde, prêt à tout pour récupérer ses 200 millions d'anciens francs, va piétiner les terres des Maroilleur. Il va les souiller, jusqu'à la mort. Quoi de plus douloureux pour un agriculteur que de perdre une de ses bêtes, de voir ses terres pour lesquelles il a tellement donné être réduites à néant ? C'est le sacro-saint capitalisme qui tue les bêtes d'Auguste Maroilleur (une vache est morte après avoir été véritablement heurtée par la voiture), c'est l'odeur de l'argent qui émane de l'incendie de la grange. Lors du deuxième viol du film, réel celui-là, Maroilleur est acculé, sonné. On a touché, blessé sa famille. C'est avec elle qu'il va exercer sa vengeance. Tournoyant dans les thématiques du vigilante movie, Maroilleur pourrait être un lointain cousin de L'inspecteur Harry ou de Charles Bronson. Avare de paroles, il ne négocie pas. Si quelqu'un doit être puni, ce sera lui et personne d'autre (« Si on arrête quelqu'un ici, c'est moi qu'on arrête »). Maroilleur est droit, solide comme un roc. C'est lui qui prend les décisions et donc c'est à lui de les assumer. Lorsqu'il quitte sa ferme pour la première fois du long-métrage, il porte comme le deuil, entièrement vêtu de noir. C'est lorsque la police fera se confronter le petit-fils au grand-père que Maroilleur sera face à sa plus grande peur, devant la plus grande des trahisons. Envers et contre tout, la famille doit l'emporter. Elle ne doit jamais être sacrifiée, jamais mésestimée. Elle passe devant la raison, devant la logique, devant la loi. Marc, le petit-fils, inventant une histoire ubuesque tout droit sortie d'un roman pour sauver son grand-père, trouvera le chemin de la rédemption et réintégrera la cellule familiale en fixant sa destinée à celle du vieil homme. Lui, le jeune du nouveau monde, sauvant le vieux de l'ancien monde, embrassera sa destinée et s'inscrira dans les pas de son ainé, entre respect et tradition.


La Horse ne sera pas bien reçu par la critique de l'époque, film du et sur le vieux-monde, considéré négativement comme « classique » dans sa composition. Pourtant, Gabin est exceptionnel de puissance et de vérité, portant peut-être l'un de ses plus grands rôles (ne dit-on pas ça après avoir vu chacun de ses films ?). La partition de Gainsbourg comme parfaite nappe rythmique de la violence et de l'affrontement entre deux époques, annonçant la fin irrémédiable de la première, participe au succès public (plus de 2 millions d'entrées) de l'œuvre, d'une efficacité aussi sèche qu'un tir de carabine, s'inscrivant comme compagnon de route de nombreux films étrangers des années 70, dit « ultra-violents », comme Les Chiens de paille ou Délivrance...

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La fiche IMDb du film

Par Damien LeNy - le 19 décembre 2019