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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Grande triche

(The Big Fix)

L'histoire

Un détective privé, qui a conservé son âme d'étudiant contestataire, est chargé par un politicien de retrouver la trace d'un de ses opposants.

Analyse et critique

« Mon premier film, Scott Joplin (1977), diffusé à la télévision, racontait l’histoire d’un Noir américain qui, au début du siècle, saisit sa chance de devenir une personnalité. Pourtant, son côté idéaliste se heurte aux préjugés raciaux. Mais s’il n’avait pas vécu aux USA, peut-être ne serait-il jamais parvenu là où il est arrivé ; d’autre part, vu qu’il habitait un tel pays, il n’a jamais pu réaliser son rêve. (…) Nulle part ailleurs on ne rencontre les opportunités qui vous sont offertes aux Etats-Unis. Il y existe un tel potentiel économique, émotionnel mais aussi spirituel... Mais ça ne marche pas, l’idéal n’est jamais concrètement réalisé. »

Ce propos est du cinéaste Jeremy Paul Kagan, interviewé par le magazine Starfix en mars 1986. (1) Propos nuancé pour un homme nuancé. Kagan, intellectuel de gauche formé à Harvard et à l’American Film Institute, est en effet un réalisateur à tendance sociale et progressiste. Son thème favori est celui de l’idéal qui se heurte au conservatisme. On peut en juger par ses meilleurs films, Héros en 1977 (sur les soldats revenant du Viêt-Nam et prenant conscience du cynisme du gouvernement), L’Elu en 1981 (sur l’amitié, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, entre deux jeunes Juifs new-yorkais, l’un issu d’un milieu conservateur, l’autre d’un milieu progressiste) et Natty Gann en 1985 (l’odyssée d’une gamine idéaliste pendant la Grande Dépression).


La suite de la carrière de Kagan, dans les années 1990 et 2000, n’est malheureusement pas à la hauteur de ses ambitions, cinématographiquement parlant, et le cinéaste doit revenir travailler pour la télévision, tout en menant une carrière d’enseignant à l'USC et au Sundance Institute. The Big Fix, qui nous occupe ici, ne fait pas partie de ses meilleures œuvres mais il constitue tout de même un film intéressant qui s’inscrit pleinement dans ses préoccupations. C’est à l’origine un roman policier de Roger L. Simon paru en 1973, démarquant ironiquement Raymond Chandler (le livre a été publié en France sous le titre Le Grand Soir) et dont le personnage principal, un détective privé de Los Angeles nommé Moses Wine, a tellement plu au public qu’il a donné lieu à une série littéraire. L’originalité de Wine est d’être un ex-gauchiste soixante-huitard (et son auteur Roger L. Simon sait de quoi il parle car il en est un lui-même !), devenu désormais un « glandeur » désabusé et cynique, un homme-enfant divorcé qui ne sait pas s’occuper de ses deux petits garçons pour qui il est plutôt un « copain », et qui ne porte pas un grand intérêt à son travail de détective à la petite semaine, préférant rester à la maison jouer au Cluedo en fumant de l’herbe ! Pour autant, et c’est ce qui est savoureux et fort bien rendu dans le film, l’auteur ne nous prive pas d’un complot criminel nébuleux à souhait (cela fait partie du charme du genre !) : groupe de l’ombre cherchant à déstabiliser un candidat démocrate au passé gauchiste, comportement ambigu du commanditaire de l’enquête, tueurs patibulaires, etc.


Universal achète les droits de ce roman à succès et confie le rôle à Richard Dreyfuss qui est, en 1978, à l’apogée de sa carrière : non seulement il a enchaîné trois « hits » absolus au box-office, American Graffiti en 1974, Les Dents de la mer en 1975 et Rencontres du troisième type en 1977, mais il vient de remporter l’Oscar du meilleur acteur en 1978 pour Adieu, je reste de Herbert Ross. Dreyfuss, qui a toujours été un trublion très engagé à gauche et qui se veut l’anti-surhomme par excellence, se moquant souvent dans ses films de l’autorité paternaliste, se reconnaît aisément en Moses Wine et décide de coproduire le film. L’adaptation est confiée à l’auteur lui-même et la réalisation à Kagan, alors jeune cinéaste réputé pour Scott Joplin et Héros. Le jeune Kagan, très sensible à la chose politique, et appartenant qui plus est à la même génération que Simon et Dreyfuss, s’empare avec joie du projet et nul doute que Dreyfuss eût aimé en faire un personnage récurrent de sa filmographie, si The Big Fix avait mieux marché au box-office. Outre l’improbable coupe de cheveux dont le comédien s’est affublé pour jouer Wine, j’aurais bien envie d’attribuer l’échec du film à la musique type « ragtime Nouvelle-Orléans » que Bill Conti a eu l’étrange idée de coller sur quasiment toutes les scènes, musique hors-sujet qui réussit l’exploit de nous « sortir » des scènes d’action ou de tension pourtant filmées avec efficacité par Kagan (découverte d’un cadavre, poursuite en voiture). Mais peut-être que c’est une appréciation purement subjective et que je n’ai pas compris l’intention du compositeur. Ce qui est sûr, c’est que, en dehors de toute considération musicale ou capillaire, le film apparaît comme trop inconfortable, trop « incertain » pour le public américain de cette époque.


Explication : malgré une ambiance en apparence décontractée, The Big Fix, c’est avant tout trois hommes (Simon, Dreyfuss, Kagan) qui se demandent avec angoisse : « Que sont devenus nos idéaux ? Qu’est devenue l’Amérique ? » Et, à travers ces trois hommes, c’est toute une génération, celle des ex-soixante-huitards, qui se pose la question. Il y a dans ce récit la tristesse d’un lendemain de fête : autrement dit, l’Amérique post-Viêt-Nam et post-Nixon a la gueule de bois. Et en attendant le « renouveau » de l’ère Reagan, qui saura donner une direction simple et nette au pays (une direction stupide, celle du nationalisme et du libéralisme sans conscience, mais pour le peuple américain, une direction simple et nette), l’Amérique ne sait plus où elle en est. A l’image de l’héroïne, la blonde Lila Shea (Susan Anspach) qui symbolise peut-être ici l’Amérique idéaliste, le peuple est dans un étrange « creux » (la fin de l’ère Nixon, suivie de la parenthèse Gerald Ford-Jimmy Carter), un « entre-deux » où il n’y a plus vraiment d’idéologie, où la guerre froide contre le communisme s’assouplit momentanément, où les premiers effets de la crise pétrolière (délocalisations, chômage grandissant) apparaissent. Et s’il y a un milieu où l’on ressent encore plus cette gueule de bois, c’est bien celui des gauchistes de 67-68, comme Lila Shea et ses camarades, qui ont cru sincèrement au « Grand Soir ».


Après la retombée du soufflet soixante-huitard, certains se sont radicalisés et ont fini en prison, certains se sont sagement recyclés vers le Parti Démocrate (Lila), d’autres se sont réfugiés dans le rejet de toute politique (Moses), d’autres enfin se sont carrément reniés pour faire du business (je vous laisse découvrir) ! Et tous ont compris ceci : faire une révolution en 1789 ou en 1917, lorsque le peuple a faim, c’est une chose ; faire une révolution en 1968, quand le peuple a le frigo plein et la télévision, c’est autre chose. Ils ont amèrement constaté que le capitalisme est le plus fort, qu’il avale tout sur son passage, y compris, comme disait cyniquement Brian De Palma, le concept même de révolution (par exemple fabrication en masse de T-shirts Che Guevara). C’est sans doute cette amertume et ce cynisme originels du récit de Simon qui expliquent l’insatisfaction où nous laisse The Big Fix en tant que film. Car justement son réalisateur, Jeremy Kagan, n’est pas une personne amère et cynique. C’est un progressiste qui, même s’il est conscient des problèmes américains, pense qu’il ne faut pas baisser les bras. The Big Fix, c’est un peu le malaise d’une comédie satirique où l’auteur ne sait pas nous faire rire.


En revanche, là où Kagan tire intelligemment son épingle du jeu, c’est en posant sobrement sa caméra dans les rues de Los Angeles au moment où se déroule l’action (le milieu des seventies). Pouvoir magnifique du cinéma, depuis les frères Lumière : Kagan enregistre sciemment, tel un documentariste, une Amérique de transition, une Amérique où la consommation boulimique qui va caractériser les décennies suivantes n’est qu’à ses balbutiements, où le gigantesque réseau autoroutier de Los Angeles est encore un cas isolé dans le monde (spectaculaire vue aérienne, à la fin, sur l’inextricable labyrinthe de béton) dont on ignore qu’il s’étendra à toutes les mégalopoles et qu’il symbolisera le monde du futur (réseau tout aussi inextricable d’Internet, en gestation à l’époque). Mais en 1978, le high-tech n’a pas encore envahi le paysage. Il y encore du sang humain dans les artères de L.A. : voir les scènes savoureuses à la maison de retraite avec la vieille tante marxiste qui n’a pas la langue dans sa poche !


On pourrait penser dès lors que, pour le cinéaste, l’intrigue nébuleuse à la Chandler n’est qu’un artifice, mais tout au contraire elle prend à ses yeux encore plus de sens dans l’univers trouble, plein de mauvaise conscience, qu’il enregistre : le complot contre le jeune candidat démocrate, que le détective Wine cherche à démêler, est celui du corporatisme, de la droite dure. Du Père. Ce Père, émergeant de la crise des années trente et de la Seconde Guerre mondiale, terrorisé par le socialisme et le partage des richesses, cherche à anéantir la gauche une bonne fois pour toutes, gauche à laquelle ses fils, comble de l’horreur, ont adhéré en 67-68. A travers le combat séculaire entre le conservatisme et le progressisme, Kagan est bien conscient qu’il filme un pur conflit œdipien, et il rend son patriarche aussi inquiétant et impavide que Saturne dévorant ses enfants...


(1) Starfix n° 34 mars 1986, propos recueillis par Sylvain Bohy.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 2 mars 2020